Auteur de soixante romans policiers, non sans résonances politiques et dénonciation des vices de cette société, Gérard Delteil publie avec les Années rouge et noir (1) un roman politico-social, saga des Trente Glorieuses directement inspirée de faits de cette époque.
Pourquoi ce livre, contrairement à tes autres ouvrages, n’est ni un polar ni une enquête, et en même temps un peu des deux ?C’est un projet ancien que je suis heureux d’avoir pu réaliser, car j’avais des trucs personnels à raconter sur cette époque de 45 à 75 à peu près, notamment sur la guerre d’Algérie.C’est une période assez mal connue par beaucoup, idéalisée, et j’ai voulu montrer certains aspects de la lutte des classes dans ces années-là.
Est-ce un roman à clé ?Oui et non, il y a beaucoup de personnages et leurs noms sont réels. J’ai changé ceux pour lesquels je manquais d’infos sur leur vie privée. Mais on rencontre Frachon, Krasucki, Pasqua, Aragon, Sartre et quelques autres…
Les Trente Glorieuses méritent-elles vraiment leur nom ?Il y a sans doute eu un développement économique, symbolisé par l’automobile, les HLM, les appareils ménagers, l’aviation, etc. Mais les années d’après guerre ont été très dures : tickets d’alimentation jusqu’en 1949, bidonvilles, misère, violence, et des guerres : Indochine, Algérie et Cameroun dont on ne parle jamais, et où l’armée française a participé à un quasi-génocide contre les Bamilékés.À partir de 54, ça a été la guerre d’Algérie, avec son lot de tortures et de massacres, à laquelle deux millions de jeunes soldats ont participé, marquant toute une génération. En métropole même, la torture était pratiquée contre les Algériens, les passages à tabac par les flics faisaient partie de la vie quotidienne, la violence contre les femmes était ignorée, on ne parlait pas des viols... Certaines entreprises comme Simca avaient mis sur pied de véritables milices pour faire la chasse aux syndicalistes, dont plusieurs ont été assassinés. En 58, après le coup d’État du 13 mai qui devait porter De Gaulle au pouvoir, les militants du PC affrontaient les manifestants de droite à coups de boulons et de barre de fer. De son côté, l’extrême droite montait des commandos pour agresser les militants ouvriers, les vendeurs de l’Huma, les pacifistes...
Comment situes-tu tes personnages ?Il y a trois personnages principaux, qui représentent un peu les composantes politiques de l’époque. D’abord le communiste Alain, et son copain Petit Louis qui finit à la Ligue. Il y aussi la gaulliste Anne, franchement anti-communiste et militante du SAC. Je me suis attaché à ce personnage dont je suis très éloigné car malgré ses engagements elle ne fait pas toujours les choix que l’époque attend d’elle et réussit à s’affirmer comme femme dans un monde d’hommes. Enfin, inspiré d’un personnage réel, le collabo Bachelli a su, après un peu de prison, se recycler comme « soviétologue » grâce à la guerre froide, gagner une influence considérable et devenir conseiller de Pompidou.
Qu’est-ce-qui est symbolique de cette époque ?C’est la violence, il n’y avait pas de chômage, pas de trafic de drogue, mais les rapports de classes étaient d’une violence inouïe, même physique. Les militants de l’époque ont tous des anecdotes de passages à tabac, de prison. Et bien sûr on ne peut pas oublier les massacres : 17 octobre 61, Charonne. Massacres dans lesquels était notamment impliqué le préfet Papon. L’appareil d’État était pratiquement resté en place depuis la période de l’occupation.
Quelle leçon peut-on en tirer aujourd’hui ?Aujourd’hui aussi on vit une période violente, sous une autre forme : chômage, drogue… Il faut se dire que si la bourgeoisie se sent menacée, elle peut revenir aux méthodes qui ont prévalu jusqu’aux années 70, et pire encore...
Propos recueillis par Catherine Segala
1 – Les Années rouge et noir, Gérard Delteil, Roman noir, Seuil, 2014, 22 euros. Commander à La Brèche.