Galerie nationale du Jeu de Paume, Paris. Jusqu’au 2 juin.
La Galerie nationale du Jeu de Paume présente un ensemble exceptionnel de photographies de Luigi Ghirri, réalisées entre 1970 et 1978. Géomètre de formation, Ghirri a été très lié tant à la littérature qu’à l’art contemporain des années 1960-1970. Ses connaissances et sa culture historique et artistique incontestables sont à l’origine d’une production photographique d’une subtilité et d’une rigueur exceptionnelles, que l’exposition met en valeur d’une manière très intelligente.
Mariage complexe du kitsch et de la modernité
Le photographe italien, décédé en 1992, travaillait par séries, qui se développaient sur plusieurs années. Ses photos montrent avec une acuité et une subtilité remarquables l’inscription dans le paysage de la culture populaire, le mariage complexe, dans l’espace urbain, du kitsch et de la modernité. Son œuvre a développé une interrogation sur ce qu’il en est de la représentation et du portrait à l’ère de la photographie comme « art moyen » (pour reprendre le terme de Bourdieu). Elle propose une réflexion visuelle lucide et poétique de notre environnement.
La force de ses photographies réside en particulier sur cette capacité à faire surgir une poétique du paysage sans renoncer à une approche analytique voire critique. On retrouve dans son travail l’écho du travail sur le vernaculaire mené par le photographe Walker Evans et celui des approches conceptuelles d’artistes comme Ed Rusha et ses Gasoline Stations de 1963 ou celle des photos de Dan Graham durant les années 1960.
Il y a chez Ghirri une poétique de l’ordinaire, qui sait jouer avec acuité de ces rencontres entre cliché, mauvais goût et banalité. C’est ce que révèle par exemple cette photo d’une rangée de cyprès derrière une grille de parking avec une voiture dans une sorte de « non-lieu ». L’univers qu’il affectionne est celui d’un monde urbain ou péri-urbain où la « nature » n’est qu’une image de plus.
Mettre en abîme le réel et sa représentation
Ghirri confiait délibérément le tirage de ses clichés à des laboratoires industriels car il ne souhaitait pas « manipuler l’image ni travailler le tirage ». Il faisait le choix de la couleur parce que, dans ses artifices, la photo rend compte du monde dans sa polychromie. « Mes photographies sont en couleur parce que le monde réel n’est pas en noir et blanc et les papiers pour la photographie en couleur ont été inventées », disait-il. Ce qui importe à Ghirri c’est le cadrage, une certaine frontalité ; et aussi cette zone où la photographie met en abîme le réel et sa représentation ; où elle démultiplie la représentation photographique comme dans cette série où il prend des gens se photographiant, ou dans cette photo où un anonyme fait un portrait de groupe de touristes devant Notre-Dame ; et encore, au Louvre où, devant un portrait de femme du 17e siècle, il cadre un visiteur photographiant sa famille à côté du portrait.
Souvent sont présentés des personnes qui se détachent de paysages représentés, comme cette photo de Lucerne en Suisse italienne où un couple est assis à une table dans une salle dont le mur est en fait une affiche représentant une mer fictive. Cette association trouble la frontière entre le réel et son image. D’autres photos produisent un effet d’abstraction tirant l’image du monde vers ce qui pourrait être l’écho d’un tableau, ou une « citation d’œuvre d’art contemporain », ou un inventaire formel de structures ou de textures : on peut le voir dans ses séries de stores ou dans ses photos de mosaïques qui se tiennent à cette lisière où l’image est proche de perdre son indexation au réel au profit d’un univers quasi abstrait et formaliste.
Le titre suggère à juste titre que ces ensembles forment un atlas qui nous permet de voir cette entité multiple qu’est notre monde. L’exposition permet de voir la rigueur formelle du photographe, son sens du cadrage et de la lumière. La force étonnante de Ghirri réside dans sa capacité à puiser, dans l’économie épurée de sa photographie, la matière d’une poétique. La présentation et les commentaires qui l’accompagnent sont d’une justesse et d’une pertinence qu’il faut souligner. Riche et dense, c’est une exposition qui exige le temps de la regarder, à l’opposé d’un art de la distraction. Voilà réellement un évènement à ne pas rater
Simultanément a lieu une exposition de Florence Lazard, sur laquelle nous reviendrons.
Philippe Cyroulnik