Uber est l’entreprise emblématique de la nouvelle économie dite « collaborative », mieux définie par les termes « économie du service à la demande »1 où prestataires de services et clients sont mis en relation via des sites internet ou des applications mobiles. Elle est l’entreprise la plus médiatisée mais est loin d’être la seule. Livreurs, guides conférenciers, réparateurs et artisans en tout genre se retrouvent travailleurs dits indépendants, « micro-entrepreneurs ». Pour ces travailleurs, l’ubérisation s’apparente à une situation de « micro-franchise ». Ils sont indépendants juridiquement mais subordonnés à des entreprises dont les propriétaires réalisent souvent des profits importants.
C’est pourquoi Uber est devenu en quelque sorte le symbole de tout un mouvement qui le dépasse largement, le développement (et retour en force) du travail précaire sous couvert de travail « indépendant ».
Le salariat en déclin ?
Alors le salariat est-il en déclin, menacé par l’émergence des indépendants ?
Le 19e siècle a été celui de la montée du salariat. Prenons l’exemple de la France. Il y avait 72 % de salariés en 1962. Avec la baisse du nombre de petits commerçants et d’agriculteurs indépendants, le salariat s’est répandu. Il représente aujourd’hui 89 % de la population active. S’il reste donc la forme d’emploi la plus répandue, il est aussi de moins en moins gage de stabilité. Les contrats de mission des intérimaires peuvent désormais être renouvelés deux fois sans que l’utilisateur ait ensuite à les embaucher. Le nombre des CDD de moins d’un mois a augmenté de 146 % en quinze ans. Les passages du salariat au non-salariat, pour tenter sa chance, deviennent nécessaires pour de plus en plus de travailleurs.
Depuis le début des années 2000, le nombre de non salariés n’a cessé d’augmenter pour atteindre aujourd’hui près de trois millions de personnes, soit un actif en emploi sur dix. Parmi ces trois millions, 1,7 n’ont pas de salariés et quelque 980 000 sont auto-entrepreneurs2. C’est au sein de cette catégorie des auto-entrepreneurs qu’on retrouve ceux qui vendent leur travail aux entreprises de type Uber. L’explosion de l’auto-entrepreneuriat a très peu concerné les professions libérales traditionnelles (médecins, architectes, avocats, etc.). Au sein de l’auto-entrepreneuriat, l’« ubérisation » concerne surtout des emplois peu qualifiés dans les services.
Après une explosion du nombre d’auto-entrepreneurs en 2014, un ralentissement de la création des micro-entreprises a été observé récemment. Il faut dire que si les gouvernements n’ont pas ménagé leurs efforts pour encourager l’essor du travail indépendant, celui-ci est loin d’être synonyme d’indépendance, de sécurité et de stabilité pour ceux qui s’y essaient.
L’arnaque de « l’indépendance »
Rappelons d’abord que le passage du salariat au statut d’indépendant est rarement un choix.
Soit que leur emploi soit cause de souffrances physiques ou mentales et qu’ils n’aient plus d’autre solution que de partir, soit que leur poste soit carrément supprimé dans le cadre d’un plan de licenciements économiques, de nombreux salariés sont poussés vers la sortie et s’essaient à l’auto-entrepreneuriat. Il devient courant de donner la priorité, lors des plans sociaux, aux « départs volontaires » et aux créations d’entreprise plutôt qu’au reclassement.
Il y a aussi tous ceux pour qui la sortie du chômage n’est possible que par cette voie. Pôle Emploi encourage le cumul activité indépendante et chômage. Uber se vante d’ailleurs de sortir des personnes de la misère, communiquant, après avoir commandé un sondage Ifop, sur le fait que 25 % de ses chauffeurs étaient au chômage avant de rejoindre ses rangs.
Pour réduire les coûts (cotisations sociales, Smic, indemnités de licenciement, etc.), les entreprises choisissent la sous-traitance, y compris via le recrutement en tant qu’indépendants de travailleurs en réalité liés à l’entreprise par un lien de subordination. Le passage de salarié à indépendant peut ainsi être organisé par l’entreprise. 8 % des auto-entrepreneurs déclarent avoir créé leur entreprise à la demande de leur ancien ou futur employeur.
La réalité de l’ubérisation se rapproche bien souvent du salariat. D’ailleurs, les critères juridiques de reconnaissance du contrat de travail (lien de subordination caractérisé par des ordres donnés par un employeur qui contrôle et sanctionne le travail) se retrouvent dans les situations des auto-entrepreneurs au service des plateformes de mise en relation avec les clients.
On est très loin de l’indépendance. Les livreurs à vélo se voient souvent imposer une tenue et même l’exclusivité de la relation de travail avec une seule plateforme (mais leur vélo ne leur est pas payé). Chez Uber, les prix sont fixés par la plateforme. La direction peut donc décider de les baisser unilatéralement pour pousser les chauffeurs à augmenter leur temps de travail et ainsi générer des profits supplémentaires pour les actionnaires. C’est ce qui s’est passé en octobre 2015 quand Uber a baissé de 20 % le prix de son principal service. Le contrôle est en réalité très fort sur les chauffeurs. Comme l’a constaté un tribunal californien qui a requalifié l’un d’eux en salarié3, les chauffeurs Uber ont l’obligation d’enregistrer le véhicule et sont notés par les clients, avec interdiction d’accès à l’application en cas de score insuffisant. On repassera pour la liberté censée être apportée par le statut d’ « indépendant ». Surtout qu’en réalité, seul un tiers des 15 000 chauffeurs Uber sont à leur compte. Les autres sont en fait employés par des sociétés qui ont raflé le gros des licences de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC), dont le nombre est aujourd’hui gelé après la grogne des taxis.
Dures réalités de l’ubérisation
Ensuite, l’accès au statut d’indépendant ne constitue pas une solution stable et rémunératrice.
Aujourd’hui, un indépendant sur dix et un auto-entrepreneur sur trois cumulent un emploi salarié (selon l’Insee). La pauvreté touche plus les indépendants : 19,5 % d’entre eux sont des travailleurs pauvres contre 6,5 % des salariés.
Les revenus sont en réalité beaucoup plus faibles que ceux annoncés à grand renfort de communication. Ainsi, une étude d’économistes commandée par Uber annonçait que les chauffeurs pouvaient gagner 3600 euros nets pour 45 heures hebdomadaires. C’était sans compter les frais d’essence et d’amortissement du véhicule, ce qui divise en réalité les revenus par deux. On se rapproche donc de 1800 euros par mois, sans compter le financement de la protection sociale. Au final, c’est comparable à un Smic brut avec la rémunération des heures supplémentaires.
De nombreux témoignages évoquent même des salaires inférieurs au Smic horaire et des durées hebdomadaires dépassant souvent les 60 heures. « Nos collègues sont payés aux alentours de 6,5 euros de l’heure, au maximum », assurent dans Mediapart les représentants de Capa VTC, l’une des associations créées récemment par les chauffeurs. Et il y a tous les autres auto-entrepreneurs. Comptez 50 à 60 heures de travail et moins qu’un Smic pour ces livreurs à vélo qui parcourent tout Paris et mettent leur santé voire leur vie en danger sans pouvoir bénéficier des protections financées par la branche accident du travail de la sécurité sociale. Les plateformes de livraison à domicile à vélo telles Tok Tok Tok, Take eat easy, Deliveroo, Stuart, etc., peuvent employer jusqu’à 200 micro-entrepreneurs dans ces conditions déplorables.
Etre indépendant c’est aussi voir sa couverture sociale fragilisée. Pour un salaire brut identique de 2000 euros, le salaire net de l’indépendant est plus élevé mais du coup la part de son salaire qui est socialisée est plus faible. Le travailleur indépendant paie par exemple beaucoup moins de cotisations pour la maladie et la maternité que le salarié (130 euros contre 271 euros), ce qui concrètement se traduit par des prestations sociales moins élevées. Par exemple, une femme non salariée peut bénéficier de seulement 44 jours d’indemnités dans le cadre d’un congé maternité, soit 6 semaines environ contre au minimum 16 semaines pour les salariées. Du coup, les indépendants sont incités à payer des mutuelles et/ou des assurances complémentaires. La loi Madelin de 1994 avait même instauré des contrats adaptés à ces travailleurs.
Les commerçants et artisans avaient en effet refusé d’entrer dans la sécurité sociale en 1948. Ils ne cotisent pas non plus à l’assurance chômage et n’y ont donc pas le droit. Si cela pouvait peut être avoir un sens il y a cinquante ans, comment croire aujourd’hui qu’un travailleur « ubérisé » n’aura jamais à faire face au chômage ? Concernant la retraite également, si les indépendants « classiques » pouvaient espérer revendre leur fonds de commerce pour leurs vieux jours, cette « sécurité » n’existe pas pour les auto-entrepreneurs du secteur des services qui ne disposent que de leur force de travail (et d’un vélo ou d’une boîte à outils).
Avec son cynisme habituel, Macron avait déclaré fin novembre 2015 : « si entrer dans l’emploi, ça commence par l’entrepreneuriat individuel, par un emploi qui est peut-être plus fragile qu’un CDI, je préfère cela au chômage ». Mais que « préfèrent » les travailleurs concernés ? Certainement pas la précarité dans laquelle les boîtes type Uber, soutenues d’une certaine façon par le gouvernement, les plonge... Le porte parole de l’Unsa-VTC résume la situation comme « un faux espoir qu’on donne à des gens qui n’ont pas de travail ». « Au bout de quelques mois d’activité, les gens se rendent compte qu’ils sont perdants. »
La casse du Code du travail et de la protection sociale
Depuis quatre décennies, les gouvernements des pays développés tentent de relancer les profits capitalistes en cassant ce qu’ils appellent les « rigidités » du marché du travail, en premier lieu les protections des salariés contre le licenciement. Entre 2000 et 2013, la France a réformé 17 fois le droit du travail sur cette seule question prise sous différents angles (CDD, intérim, licenciements collectifs, etc.). Cela n’a absolument aucun effet sur le chômage. Pourtant, dans les sphères patronales et gouvernementales, on continue d’asséner qu’il faut « flexibiliser » la main-d’œuvre. En cela, le développement de l’auto-entrepreneuriat, une main-d’œuvre jetable et corvéable à merci, va de pair avec la remise en cause du Code du travail.
En parallèle, le gouvernement donne de plus en plus de poids à l’idée très en vogue des droits sociaux attachés à la personne. Le compte personnel d’activité (CPA) a ainsi pris forme dans le projet de loi El Khomri, comme l’avait préconisé Bruno Mettling, DRH d’Orange, dans son rapport à la ministre sur la transformation numérique. L’idée est simple : nul besoin du Code du travail et de ses protections garanties à tous, surtout dans un monde d’indépendants, dès lors que les droits sont attachés à la personne et non plus à son emploi. Le CPA réunira pour l’instant les comptes formation et pénibilité et pourrait inclure dans le futur les droits à l’assurance-chômage, à l’assurance maladie, à la retraite. Sauf qu’en faisant peser sur chaque travailleur la responsabilité de son « employabilité », cette logique d’individualisation remet en cause les garanties collectives et pourra servir au démantèlement de la protection sociale par répartition.
Peu importe, nous dit Nicolas Colin, dans son essai publié par la fondation Terra Nova4, l’économie collaborative et ses plateformes numériques vont permettre à des entreprises privées d’assurance de devenir plus efficaces que la protection sociale classique pour couvrir de plus nombreux risques, notamment celui lié à l’intermittence du travail. Cette idée, encore minoritaire dans les discours officiels et qui semble sortir tout droit des cerveaux libéraux les plus délirants, n’en est pas moins véhiculée par un think tank étiqueté « progressiste » et proche du PS.
Le retour du mythe libéral
C’est en fait le mythe libéral d’une société de marché faite d’agents économiques libres, égaux et rationnels qui revient à la charge avec l’ « ubérisation » du travail. Ce mythe n’est pas neuf. Il a servi à légitimer le capitalisme le plus sauvage du 19e siècle. Juridiquement, les relations de travail étaient encadrées dans le Code civil par deux types de contrats. Le premier actait une subordination du salarié : le contrat de « louage de service » entre le maître et les « gens de travail ». Il n’était cependant que peu utilisé. Le contrat de loin le plus utilisé était au contraire conçu comme un contrat entre égaux : le « contrat des entrepreneurs d’ouvrage par suite de devis ou marché ». La soumission était ainsi juridiquement niée. Cela aboutit dans les faits à des situations absurdes et dramatiques comme en atteste l’arrêt dit « des sabots » de 1866 : une ouvrière s’était vue privée du tiers de sa paie parce qu’elle était venue en sabots au travail, ce qui était contraire au règlement intérieur. Or l’ouvrière était « réputée » avoir librement consenti à ce règlement et l’employeur pouvait donc lui infliger une sanction pécuniaire (disproportionnée mais prévue par le règlement).
Ce n’est qu’au début du 20e siècle que le droit du travail s’est développé et qu’avec lui l’existence d’une inégalité entre les parties au contrat de travail a été reconnue. C’est à ce moment que le lien de subordination juridique du salarié envers son employeur est devenu le critère central du contrat de travail. Reconnaître le pouvoir juridique et surtout économique de l’employeur, c’est aussi admettre qu’il faille l’encadrer. Les nombreuses luttes de la classe ouvrière pour obtenir statuts et droits collectifs ont permis cette évolution juridique.
Luttes collectives de la classe ouvrière
Il a fallu de nombreuses victimes et des luttes dures pour obtenir des droits élémentaires valables pour tous.
Au cours du 19e siècle, les premiers progrès réels pour les travailleurs ont été obtenus lors de l’épisode révolutionnaire de la Commune de Paris, premier gouvernement – et pour l’instant le seul en France – à avoir mis en place un ministère du travail au service des travailleurs et dirigé par les travailleurs eux-mêmes. La commission du travail, administrée par des ouvriers, a ainsi interdit le travail de nuit dans les boulangeries.
Après des décennies de luttes (le nombre de grèves a été multiplié par cinq entre 1870 et 1890) et devant le développement du syndicalisme, les lois dites « ouvrières » ont été adoptées : réglementation du travail des enfants et des femmes (1892), hygiène et sécurité des travailleurs (1893), obligation pour l’employeur de garantir le travailleur contre les accidents du travail (1898). Elles ont posé pour longtemps les bases de la protection légale des travailleurs. Celle-ci n’a pris la forme d’un Code du travail regroupant toutes les lois qu’en 1910, à la suite d’un mouvement initié par les grandes grèves de 1906 (notamment pour le droit au repos dominical). Les protections des travailleurs ont ensuite été étoffées. Le grand mouvement de grève de 1936 a été fondamental. Au-delà des hausses de salaires, de la semaine de 40 heures et des congés payés, la revendication centrale était celle de la généralisation des conventions collectives. Les ouvriers voulaient inscrire le contrat de travail, individuel, dans un cadre collectif, garantissant les mêmes droits pour tous les salariés d’un secteur.
Bien sûr, ces avancées législatives ont toujours eu pour but, en parallèle, d’acheter la paix sociale, de contrecarrer l’influence du syndicalisme et de faire rentrer la « question sociale » dans le giron de l’Etat. En cela, elles ont donné un cadre légal à l’exploitation capitaliste, permettant à chaque employeur d’extorquer la plus-value en exerçant son pouvoir sur les salariés à l’origine de sa richesse.
C’est justement ce point central de la relation de travail, la création de richesse par les travailleurs au profit d’un employeur, qui est remis au goût du jour par un jugement récent concernant Uber aux Etats-Unis.
Requalification du travail indépendant en salariat
En Californie, les juges ont requalifié le travail indépendant d’un chauffeur Uber en rapport de travail salarié, notamment parce que « le travail effectué est partie intégrante du modèle économique de l’entreprise ; que sans ces travailleurs, le business d’Uber n’existerait pas ». Avec ce critère et non plus seulement celui de la subordination, le contrat de travail et le salariat pourraient donc être reconnus pour tous les travailleurs « ubérisés ». Mais en réalité, plus largement pour les intérimaires ou les stagiaires.
Cependant en France, le critère principal du contrat de travail salarié a toujours été et risque de rester celui du lien de subordination juridique caractérisé par un travail accompli au profit d’un employeur qui donne des ordres, des directives et en sanctionne l’exécution. Les premiers cas concernant la requalification en salariés de travailleurs ubérisés passeront aux prud’hommes en septembre de cette année. On sait déjà que les cas de requalifications sont très rares pour les taxis G7 par exemple, alors que le chauffeur loue sa voiture et travaille exclusivement pour la centrale.
Il serait de toute façon illusoire d’attendre notre salut des juges. Plus que de batailles juridiques, ce dont tous les travailleurs ont besoin aujourd’hui, c’est de reprendre confiance en leur force collective. Car finalement, ce que l’étude des conditions de travail réelles des salariés ubérisés montre très clairement, c’est qu’ils vivent la même chose que la grande majorité des salariés : des salaires de misère, un rythme de travail effréné, tout cela au service d’une grande entreprise qui les contrôle.
Tous les travailleurs, qu’ils soient intérimaires ou en CDI, indépendants ou salariés, y compris ceux qui se retrouvent au chômage après avoir été pressés comme des citrons, ont en commun de créer les richesses qui permettent à leurs dirigeants de vivre. Cette conscience d’être une classe sociale et surtout de pouvoir agir comme telle est à reconstruire, à contre-courant du discours dominant qui veut nous persuader qu’on s’en sortira mieux tout seul. A contre-courant aussi de cette « ubérisation » proposée en modèle et qui vise à atomiser, disperser les travailleurs, comme s’ils étaient des individus n’ayant rien à voir les uns avec les autres. C’est ce combat qu’il faut mener pour gagner les luttes de demain.
Camille Lefèbvre