Les éventuelles sanctions économiques des pays de l’UE à l’encontre de la Russie, fugitivement évoquées lors de l’annexion de la Crimée, incluaient dans le cas de la France la suspension possible, tout de suite repoussée par Laurent Fabius, de la vente à la Russie de deux navires de guerre Mistral. Venant au même moment que la publication par le Sipri (Stockholm International Peace Research Institute) de son rapport annuel sur la production et les ventes d’armes dans le monde, cela rappelle un trait central de l’identité de la France, celle de producteur et de marchand d’armes. Le rapport du Sipri classe toujours la France (avec 5 % du marché mondial) au nombre des cinq premiers exportateurs mondiaux de matériel militaire, derrière les Etats-Unis (29 %), la Russie (27 %), l’Allemagne (7 %) et la Chine (6 %), qui vient de faire son entrée dans le groupe des cinq premiers.
La question de la production et des ventes d’armes n’est pas secondaire. Elle est en filigrane des menées impérialistes de la bourgeoisie française. Dans le cas du Rafale que le groupe Dassault a de très grandes difficultés à exporter, une courte démonstration in vivo du type de l’intervention en Lybie est très importante. De même, la position d’Airbus Helicopters en tant que l’un des principaux constructeurs d’hélicoptères militaires mondiaux repose sur une longue expérience pour le compte de l’armée française en Indochine et en Algérie, plus récemment sur les nombreuses interventions de la France en Afrique dans son rôle d’impérialisme secondaire se chargeant de défendre les intérêts d’Areva, Total ou Bolloré, tout en jouant les seconds couteaux auprès des Etats-Unis.
Sept grands groupes
Les sept plus grands groupes du secteur sont Dassault, DCNS (l’ancienne société publique de la Marine qui produit les matériels militaires navals), Airbus (avions de transport militaire et hélicoptères), MBDA (missiles), Nexter Systems (l’ancien groupe public Giat, chars, canons et munitions), Safran (les anciennes entreprises publiques SNECMA et SAGEM qui produisent des équipements de navigation et guidage et des systèmes de visée nocturne) et Thales (fusion des activités militaires d’Alcatel, Dassault Electronique et Thomson CSF, spécialisé dans les télécommunications et les systèmes de contrôle d’opérations militaires). Cette configuration industrielle est le résultat des privatisations d’entreprises publiques et de fusions organisées depuis la fin des années 1980. La formation de Nexter Systems a eu des conséquences sociales particulièrement importantes avec la fermeture des très anciennes Manufactures d’armes de Saint-Etienne, Saint-Chamond et Tarbes.
On a affaire à un secteur privé qui n’existerait pas sans l’appui permanent de l’Etat. Il a bénéficié d’un traitement de faveur en novembre 2013, lors des coupes budgétaires de la Loi de programmation militaire. Le gouvernement Hollande a notamment maintenu la production de la nouvelle version du Rafale. La concurrence est vive et certains contrats ont vu la présidence de la République s’impliquer. Nicolas Sarkozy puis François Hollande ont essayé de persuader le Brésil d’acheter le Rafale. Dassault a perdu le marché, le groupe suédois Saab proposant un avion moins cher répondant à ses besoins. Un lot de consolation brésilien est venu sous forme d’un contrat important pour Thales de satellites de télécommunications.
Moyen et Extrême-Orient
Une des zones les plus « porteuses » pour les matériels sophistiqués est aujourd’hui constituée par les Etats du Moyen-Orient, qui se livrent une concurrence politique et renouvellent en conséquence leur matériel. En 2013, l’Arabie saoudite a représenté à elle seule 28 % des prises de commande françaises (1,8 milliard d’euros), avec un contrat de plus de 1 milliard d’euros consacré à la modernisation de sa flotte militaire et des commandes de systèmes de contrôle et de missiles dont Thales et MBDA ont bénéficié. Mais ce sont les groupes américains qui dominent bien sûr le marché de la région, devenue selon le Sipri la première du monde en termes d’importations.
L’Inde est actuellement l’autre grand acheteur de matériel français. Elle s’approvisionnait traditionnellement auprès de l’URSS et n’apprécie pas que les Etats-Unis équipent le Pakistan. Le groupe Dassault espère vendre 106 Rafale. La négociation du contrat a commencé en 2012 mais sa signature dépendra du gouvernement qui sortira des élections en cours. La montée en force de la Chine, dont la destination des ventes est moins connue à l’exception d’un contrat important avec la Turquie, du Japon qui entame pas à pas sa remilitarisation et même de la Corée qui voudrait diversifier sa production métallurgique, annonce une concurrence toujours plus rude. Pas sûr que, si importante que soit l’implication de l’Etat, la « niche » occupée depuis longtemps par la France ait un grand avenir.
François Chesnais