Les réformes de l’éducation, de la maternelle à l’université, se succèdent. La rapidité de leur mise en place donne le tournis : LMD, autonomie des universités, pacte pour la recherche, loi Fillon, réformes Darcos et réforme du lycée, transformations du bac (notamment professionnel), remise en cause de la carte scolaire, loi de refondation de l’école…
Chaque étape s’inscrit dans une lutte des classes qui se mène sur la durée et où chaque bataille fait pencher un peu plus la balance dans un sens ou un autre. Cette guerre, la classe dominante la mène avec des outils divers, clubs de réflexions et groupes d’influence, appareil de l’Eglise catholique et du secteur privé, haute administration et patrons. Il lui a fallu plusieurs années pour expérimenter des mesures et théoriser son offensive, à l’échelle mondiale, européenne et nationale. Mais pour nous, de grandes lignes se dessinent. L’axe central autour duquel elles tournent est le besoin, dans le contexte de la crise économique et de l’offensive capitaliste depuis les années quatre-vingt, d’une exploitation accrue des travailleurs/euses et d’une marchandisation élargie à toutes les activités humaines. Il s’agit en somme d’accroître la rentabilité de l’éducation d’un point de vue capitaliste.
La rentabilisation
On a parfois parlé de privatisation de l’éducation. Il est certain que des pans entiers sont basculés dans le secteur privé : le nettoyage, la maintenance informatique, l’aide aux devoirs (un marché de deux milliards d’euros en France…), les écoles privées (14 % des élèves en France, 40 % des familles l’utilisant à un moment ou un autre). Mais le terme de privatisation est impropre dans la mesure où l’essentiel de l’éducation n’est pas, à l’étape actuelle, privatisable, et que l’essentiel des réformes consiste à importer dans le public les méthodes du privé.
Un levier essentiel est la casse du statut des enseignants, qui passe par le recrutement de milliers de contractuels dans les universités, les collèges et lycées et maintenant, avec la « mastérisation » des concours de recrutement, dans les écoles.
Un deuxième levier est la suppression de dizaines de milliers de postes. En plus de l’économie brute en salaires que cela engendre, les gouvernements croient à la « fonction proprement disciplinante de la baisse des effectifs »1 par l’augmentation des heures supplémentaires, la diminution des heures de cours des élèves, la forte réduction de la formation continue et de la concertation, l’abandon de domaines jugés inutiles (réseaux d’aides, postes d’enseignants dans les hôpitaux…). En un mot, il s’agit d’augmenter la productivité des enseignants en exigeant aussi bien avec moins de moyens.
Cela passe aussi par une mise en concurrence des établissements entre eux. Il s’agit de donner plus d’autonomie aux établissements, plus de pouvoir aux chefs d’établissement, de faire en sorte que les inspecteurs ne proviennent plus du corps des enseignants mais soient des gestionnaires. Que ce soit à travers la LRU, le projet d’EPEP (établissements autonomes dans le premier degré) ou l’autonomie des lycées, la logique est toujours la même. Le contrôle sur les enseignants passe par ailleurs par une objectivisation de leurs performances par le biais des évaluations nationales, de leur publication, des classements d’établissements.
Il s’agit donc pour les gouvernements de privatiser ce qui peut l’être et, dans le même temps, de transformer le public par les méthodes de management appliquées dans les entreprises capitalistes afin de décupler la productivité et supprimer tout ce qui n’est pas jugé suffisamment performant.
L’adaptation de la main-d’œuvre
La licence professionnelle a montré jus-qu’à la caricature, avec des intitulés du type « licence professionnelle commerce, option distribution, mention management et gestion de rayon », ce que cherche le patronat en matière scolaire : une main-d’œuvre qualifiée dans un domaine restreint (ce qui permet à la fois un niveau technique élevé, un temps d’études limité, une difficulté pour l’employé à trouver un autre emploi et donc une pression accrue pour accepter les conditions de travail exigées).
De la maternelle à l’université, il s’agit donc de rentabiliser les apprentissages dispensés en les adaptant aux exigences du patronat. On ne parle d’ailleurs plus d’apprentissages ou de savoirs mais de « compétences ». Ainsi, depuis 2004, la Commission européenne énumère huit compétences clés : (1) communication dans la langue maternelle, (2) communication dans une langue étrangère, (3) culture mathématique et compétences de base en sciences et technologies, (4) culture numérique, (5) apprendre à apprendre, (6) compétences interpersonnelles, interculturelles et compétences sociales et civiques, (7) esprit d’entreprise et (8) sensibilité culturelle.
Ainsi, dès la maternelle, le socle commun liste les compétences que tout jeune doit intégrer pour être employable, les autres compétences étant réservées implicitement aux classes privilégiées. En effet, les différences sociales entre les établissements, renforcées par les remises en cause de la carte scolaire, rendent plus difficiles les apprentissages de haut niveau par les classes populaires et conduisent les enseignants à réduire le niveau des apprentissages qu’ils dispensent.
Le livret personnel de compétences, qui doit suivre les élèves depuis l’école primaire jusqu’au lycée, permet de tracer leurs compétences acquises (ou non acquises), d’exercer sur eux la pression de l’orientation vers les lycées professionnels ou généraux, les filières courtes ou longues.
A l’université, la remise en cause du cadrage national des diplômes (et leur annexe descriptive qui précise les enseignements suivis) contribue à individualiser le rapport entre le futur employé et son patron et affaiblit donc le rapport de forces collectif que représentait le diplôme. D’autant plus si ce sont, comme la licence professionnelle ou les multiples diplômes construits en partenariat avec les entreprises privées, des diplômes qui débouchent sur une entreprise ou un emploi précis.
Notamment avec le « Pacte pour la recherche », les diplômes comme les objets de recherche sont de plus en plus souvent contraints de s’adapter aux demandes à court terme du privé sous la pression des financements et des représentants du patronat qui composent une bonne partie des conseils d’universités…
Toute cette logique a pour effet d’assurer la reproduction des classes sociales, les enfants de la bourgeoisie ne fréquentant que les écoles, collèges, lycées, classes préparatoires et « grandes écoles » qui leur sont de fait réservées avec des apprentissages de très haut niveau, mais aussi une conformation idéologique et morale, quand les enfants des classes populaires doivent faire leur chemin dans des établissements concentrant les difficultés. L’école se divise en deux séquences, d’une part l’école du socle pour tous (primaire et collège), d’autre part le cycle bac-3/bac+3, réservé à ceux qui en auront les moyens.
L’encadrement idéologique de la jeunesse
L’école ne semble plus aussi contraignante que celle des années cinquante ou que le service militaire. Mais, au cours des dernières décennies, sa fonction d’encadrement a pris une nouvelle dimension.
Il s’agit tout d’abord de convaincre les jeunes qui éprouvent des difficultés dans les apprentissages et sont exclus des études longues qu’ils sont la cause de ce qui est présenté comme leur « échec ». Par la multiplication d’aides individuelles aux élèves, souvent inefficaces, les jeunes doivent être amenés à croire qu’ils sont inadaptés à l’institution scolaire sans que soit posé le problème de l’inadaptation de celle-ci à des publics divers. On fait en outre accepter aux classes populaires le chômage et la hiérarchie dans le monde du travail.
Le deuxième aspect est d’apprendre, quel que soit le niveau d’études, à se vendre. Les compétences 5, 6 et 7 citées plus haut consistent en réalité en une évaluation comportementale de l’élève, et nullement en l’acquisition de savoirs effectivement enseignés. La part de ce type d’évaluation, qui mesure la capacité à répondre aux exigences d’une institution et plus tard d’un patron, se développe, jusqu’à dépasser les 50 % dans le calcul des points pour l’affectation des élèves dans certains départements.
Le troisième est le développement de l’enseignement en alternance, du collège à l’université. 800 000 stagiaires (sans compter les apprentis, qui n’ont pas le statut scolaire), en plus de représenter une main-d’œuvre quasi gratuite et hautement flexible, apprennent la docilité au travail et la crainte de ne pas être embauché.
Enfin, il faudrait ajouter la mise en place, étape par étape, malgré les mobilisations refusant ces dispositifs, d’outils de fichage de la jeunesse du type base-élèves et du Passeport européen des compétences, qui permettent de tracer la valeur d’usage des futurs salariés ou encore de traquer les sans-papiers. Sans compter la répression de masse subie ces dernières années par les jeunes, depuis le mouvement lycéen et la mobilisation des banlieues en 2005. Plusieurs milliers de sanctions pénales ou administratives (exclusions de lycées notamment) ont été prononcé contre les jeunes jugés dangereux ou identifiés comme des « meneurs » de mobilisations. Il s’agit là encore d’opérer, dès le plus jeune âge, un dressage de la jeunesse.
Des pistes pour les militants
Constater ces régressions ou ces attaques, ce n’est pas se condamner au pessimisme. Il s’agit au contraire de se donner les moyens de s’organiser en partant de plusieurs constats. 1) L’école et l’Etat ne sont pas neutres, ils jouent un rôle capital dans la reproduction des classes sociales, l’organisation de la main-d’œuvre et la préparation des rapports de forces dans le monde du travail. 2) Chaque réforme, quel que soit son prétexte, s’inscrit dans le cadre des trois domaines que nous avons schématisés. Par exemple, la logique essentielle d’une réforme comme celle des rythmes scolaires est de transférer aux communes une part plus importante des coûts et de la gestion des personnels, de mettre les écoles en concurrence entre elles et de satisfaire l’industrie du tourisme. Il faut donc s’y opposer en considérant que la discussion réelle sur les rythmes se situe ailleurs.
Pour militer aujourd’hui, pour construire des mobilisations, nous avons à réfléchir à chaque nouvelle réforme ou mesure gouvernementale en fonction des objectifs divers que se fixe la classe dominante, dont l’Etat assure la mise en cohérence et la réalisation : rentabilisation de l’« investissement » scolaire, structuration et formation de la main-d’œuvre, reproduction des classes sociales et encadrement de la jeunesse. Forts de ces analyses, il devient possible de mieux comprendre et faire comprendre autour de nous la logique des attaques pour les combattre.
Antoine Larrache
1. Laval, Vergne, Clément, Dreux, La nouvelle école capitaliste.