« Historiennes, enseignantes et détricoteuses » : ainsi se présentent Laurence de Cock et Mathilde Larrère, qui seront nos invitées lors de notre prochaine université d’été. Elles y animeront – entre autres – un atelier intitulé « Histoire : la vulgarisation est un sport de combat ». Nous leur avons posé quelques questions autour de cette thématique, en attendant de les entendre développer leur propos plus longuement à Port-Leucate.
Vous dites que la vulgarisation historique est « un sport de combat ». En quoi consiste ce combat ? Contre qui se mène-t-il ?
Il y a déjà un gros travail de réhabilitation du terme : la vulgarisation, aux yeux de beaucoup, c’est « vulgaire », c’est de la simplification des savoirs à destination des ignorants, c’est donc un peu dégradant pour celui dont le privilège est de détenir (et parfois de construire) ce savoir. C’est surtout dans le domaine académique que le terme, et surtout le choix, de vulgarisation reste encore marginalisé (même si les choses bougent) ; on ne fait pas carrière sur ses capacités à vulgariser. Pire, on est souvent soupçonné de ne pas faire de travail « sérieux », ou de juste chercher la lumière des projecteurs. Or, cela relève à nos yeux de la responsabilité des chercheurs rémunérés par l’État : mettre en partage le produit de ses recherches comme un savoir public. Démocratiser en somme et ne pas en faire un capital à faire fructifier. Cela nécessite aussi de montrer combien, en réalité, vulgariser implique de bien connaître un sujet, de maîtriser à la fois l’art du récit et celui de l’analyse, qu’en d’autres termes, c’est un véritable savoir-faire.
Ajoutez à cela que la vulgarisation la plus médiatique est actuellement dans les mains de promoteurs d’un roman national nauséabond contre lequel il convient de lutter, tout à la fois en déconstruisant le roman national, en relevant ses erreurs, et en en démontant la prétendue neutralité pour en révéler les positions politiques (nationalistes, souvent monarchistes, dans tous les cas conservatrices).
Qui plus est, nous défendons toutes les deux une histoire politiquement située, à rebours d’une neutralité qui tient du leurre. Mais cela nous expose à des tactiques de délégitimation du propos qui, parce que militant, ne pourrait être scientifique. Il faut à nouveau se battre contre ces critiques et réhabiliter l’histoire engagée.
La vulgarisation est donc pour nous un combat pour la démarche (vulgariser), le contenu (une histoire émancipatrice, populaire) et le positionnement (militant, engagé).
Vulgariser une histoire émancipatrice est alors un sport de combat que l’on mène dans une arène publique souvent violente, ce qui implique de s’exposer.
Réjouissons-nous cependant, la vulgarisation scientifique tend à gagner du terrain, et nous sommes de plus en plus nombreux et nombreuses à descendre de la tour d’ivoire des milieux académiques.
Vous faites un usage important des « nouvelles technologies », en premier lieu des réseaux sociaux. Quels sont les avantages (et les limites...) de ces supports ?
Ce sont des espaces qui produisent le pire comme le meilleur. Pour évacuer rapidement la face noire, ce sont des lieux d’une très grande violence, et comme les sujets que nous abordons sont, la plupart du temps, politiquement sensibles, il n’est pas rare que nous nous prenions une salve d’injures et de menaces, un trolling bien sexiste qui plus est. Mais cela n’assombrit pas totalement les opportunités de ces outils. C’est Mathilde qui a inauguré quelque chose avec ses threads historiques sur Twitter (série de tweets qui rapportent et analysent des événements, les trajectoires biographiques). Il nous arrive d’en écrire à quatre mains surtout lorsqu’il y a des enjeux mémoriels sur lesquels travaille plutôt Laurence. La restriction en terme de signes sur Twitter peut être une limite, sauf à la prendre comme une gageure, une contrainte avec laquelle jouer.
De manière générale, nous utilisons Twitter de deux façons : comme des médias au sens propre, à savoir des lieux de médiation des savoirs et de mise en visibilité de questions parfois minorées dans les médias dominants, mais aussi comme un espace d’éducation populaire. De ce point de vue c’est une expérience assez inédite : nous touchons plusieurs dizaines de milliers de personnes sur Twitter, au-delà donc du lectorat des articles scientifiques et le système est ainsi fait que beaucoup de journalistes relaient (et parfois s’inspirent) de ce que nous publions. Par exemple, notre petite expérience des Détricoteuses sous la forme d’une conversation Whatsapp a vraisemblablement inspiré le Monde et Libération qui proposent à leur tour de l’information sous ce type de formats.
Cela implique de réfléchir et de travailler à une écriture historique qui ne saurait être celle d’un article scientifique, mais cela permet de s’autoriser des formes d’humour qui sont aussi rafraîchissantes !
Est-il (toujours) possible d’enseigner, dans le cadre d’institutions scolaires victimes de « réformes » dont les motivations ne sont pas seulement économiques mais aussi idéologiques, une « autre histoire », une « histoire populaire » ?
Alors là, il faut distinguer deux types d’institutions que nous représentons respectivement : l’université et l’école.
À l’école, la situation est en effet de plus en plus complexe pour plusieurs raisons, à commencer par l’accentuation du contrôle des enseignants par des programmes très contraignants doublés de recommandation pédagogiques émanant du ministère lui-même (sur l’apprentissage de la lecture et des mathématiques, par exemple) et qui, même si elles ne sont officiellement pas des obligations, produisent à la fois un sentiment de disqualification et d’infantilisation chez les collègues ainsi qu’une impression de caporalisation. Cela touche aussi les programmes d’histoire soumis aux pressions des tenants du roman national. Si les enseignants les plus aguerris et titulaires de concours de la fonction publique savent comment résister, les plus jeunes ou les plus précaires (amenés à être de plus en plus nombreux) sont très fragilisés. Dans ce contexte, la résistance au rouleau compresseur des réformes est en effet rendue très complexe. Raison pour laquelle d’ailleurs, le travail collectif que nous menons à côté (dans les syndicats, les associations, nos ouvrages et sur les réseaux sociaux) s’avère capital.
À l’université, le problème est de nature différente. Pas de programme, une réelle liberté des contenus des cours, mais des logiques d’évaluation et de carrière qui ne prennent pas – ou pas suffisamment – en compte l’enseignement, un envahissement chronophage des tâches administratives qui rogne sur le temps nécessaire à la préparation des cours, le tout dans un contexte où la réflexion sur une pédagogie adaptée à l’université reste bien trop faible.
Propos recueillis par Julien Salingue