Un des postulats fondamentaux des féministes marxistes est que, dans notre société, l’oppression des femmes est profondément liée à l’exploitation du prolétariat. Elle ne s’y réduit pas mais, tout comme le racisme, elle structure la façon dont le capitalisme se déploie et s’exerce de la plus petite à la plus grande échelle. Un exemple central est la division genrée du travail et l’importance des femmes dans la réalisation du travail reproductif, qu’il soit effectué gratuitement dans la sphère privée, ou qu’il soit rémunéré. En effet, on sait désormais très bien comment s’articule une idéologie qui essentialise « la femme » comme aimante, attentive, douce et l’assignation des femmes à effectuer le travail de soin à autrui. Inversement, le capitalisme structure à son tour l’expression du sexisme, et c’est sur un de ces aspects que cet article veut revenir : la façon dont la situation économique des femmes conditionne les violences sexistes qu’elles subissent.
Bien sûr, dans les faits, capitalisme et oppression des femmes se nourrissent constamment l’un de l’autre, ils sont tellement intriqués qu’ils sont parfois impossibles à distinguer, d’un point de vue structurel ils forment un seul et même système. Mais en revanche, parce que les péripéties d’une idéologie ne peuvent pas entièrement être indexées aux faits du marché, parce que la classe ouvrière elle-même est sexiste, et parce que le marché n’est pas toujours rationnel, dans notre vie quotidienne, le sexisme ne peut être réduit au capitalisme. L’oppression des femmes exige pour cela et pour d’autres raisons encore un combat propre.
Une fois ces précautions posées, rentrons dans le cœur de notre sujet. Cet article reviendra successivement sur deux éléments articulés à la question des violences subies : d’une part des chiffres précis sur la situation économique actuelle des femmes en termes de revenu et de pauvreté, et d’autre part la façon dont les femmes ont été impactées par la crise de 2008 et plus en général par les politiques néolibérales mise en place en réponse à ces crises financières des dernières décennies.
La situation économique des femmes en France métropolitaine1
La première chose à comprendre quand on s’intéresse à la pauvreté d’un groupe social, c’est que les instituts qui calculent cette pauvreté, comme l’INSEE, le font à partir du revenu des ménages. Ainsi, pour déterminer si une femme est pauvre, on ne va pas seulement regarder ses revenus propres, mais aussi prendre en compte ceux des personnes qui partagent son foyer, donc en général ceux du conjoint. Si les femmes occupent très largement le bas du tableau en termes de salaires, elles ne représentent que 53 % des pauvres2. Autrement dit, leur pauvreté est invisibilisée par le revenu de leur conjoint, ce qui signifie qu’elles se trouvent, encore aujourd’hui, dans une situation de très grande dépendance économique aux hommes3. Les femmes représentent 3/4 des bas salaires. Elles ont un revenu en moyenne inférieur de 24 % à celui des hommes et elles sont, bien plus souvent que les hommes, payées aux alentours du SMIC : 62 % des smicards sont des femmes. Ce qui veut dire que non seulement elles sont moins bien payées, mais elles sont en plus parmi les moins bien payées du marché du travail.
Elles sont de plus souvent à temps partiel : 30 % des femmes sont à temps partiel contre 7 % des hommes, et 11 % occupent au plus un mi-temps. Elles travaillent ainsi quatre fois plus souvent que les hommes à temps partiel. Faibles salaires et temps partiels se cumulent : 21 % des emplois à temps partiel sont payés sur la base du SMIC. Mais le temps partiel n’explique qu’un quart des différences entre le salaire des hommes et des femmes, ce qui veut dire que le reste tient à une orientation vers des emplois sous-payés et la différence de paie sur des postes similaires.
Les écarts de salaires entre hommes et femmes se réduisent très lentement, et cela malgré, d’une part, l’accès des femmes à l’enseignement supérieur – elles réussissent mieux à l’école et sont plus souvent diplômées du supérieur (32 % contre 26 %) – et, d’autre part, leur accès aux postes de cadre (42 % en 2015 contre 31 % en 1995).
Les femmes sont sans surprise surreprésentées dans la population qui touche les retraites les plus faibles (voir l’article de ce dossier sur l’enjeu spécifiquement féministe de la réforme des retraites).
Cela nous amène à notre dernier point, le cas des femmes à la tête d’une famille monoparentale.
Tout d’abord, 19 % des foyers sont monoparentaux et 80 % d’entre eux sont tenus par des femmes. Cette configuration familiale est en constante augmentation depuis les années 90 et tend à s’accélérer en période de crise financière (depuis la crise de 2008). La monoparentalité touche davantage les femmes précaires et moins diplômées – par ailleurs, plus une femme a d’argent et est diplômée, moins elle a de probabilité d’être mariée et de ne pas avoir d’enfant, à l’inverse des hommes qui ont d’autant moins de chance d’être mariés et d’avoir des enfants qu’ils sont pauvres et peu diplômés. Chose qui s’explique aisément par l’alternative imposée de fait aux femmes de choisir entre famille et carrière. De plus, le critère principal dans le niveau de vie d’une femme d’une famille monoparentale est son niveau de revenu avant la séparation (et non pas le nombre d’enfants). Or, comme ces femmes ont plus de chance d’être précaires et peu diplômées, le revenu qu’elles peuvent tirer d’un emploi est souvent dans le bas du tableau. De plus, elles choisissent plus souvent l’inactivité dans leur couple pour garder les enfants, le revenu du conjoint ayant plus de chance d’être élevé que le leur – et donc se retrouvent en plus grande difficulté au moment où elles doivent prendre un emploi après leur séparation. Elles sont d’ailleurs, plus que leurs homologues mariées, exposées au temps partiel et au chômage. Une femme qui divorce subit une perte de niveau de vie en moyenne de 19 % contre 2,5 % pour les hommes. Les différentes aides (pension alimentaire versée par l’ex-conjoint, aides de l’État) ne compensent pas la perte du revenu du conjoint. Cependant, même si nous n’en parlerons pas ici, elles sont indispensables pour maintenir à flot les femmes.
La monoparentalité est donc la situation qui par excellence rend visible la pauvreté et le sexisme structurel vécu par les femmes. Les familles monoparentales ont un grand risque d’être pauvres. C’est d’ailleurs ce cas, avec celui des retraitées seules, qui expliquent la plus forte présence de femmes parmi les ménages pauvres.
Face aux violences subies, peu de recours possibles
On comprend tout de suite le problème : si des femmes subissent des violences au foyer, elles seront beaucoup moins en capacité de quitter celui-ci, puisque leur niveau de vie dépend du conjoint, et cela même si celui-ci leur verse des aides après une séparation. Si elles en subissent au travail, le risque est très fort de le quitter ou même d’ouvrir une procédure légale quand son emploi est déjà précaire, à temps partiel imposé et dans un secteur sous-payé et sous-qualifié donc à forte concurrence. Sans même parler des effets de domination psychologique, la combinaison de la précarité et la pauvreté des femmes, l’absence de services publics ou de réseaux informels permettant une aide concrète, immédiate et soutenue, une justice qui ne tranche quasiment jamais en faveur des plaignantes, d’un point de vue structurel les femmes qui subissent des violences sont face à un dilemme impossible à résoudre. Si quitter un foyer violent ou un boulot avec un patron harcelant solutionne un problème à court terme, il peut, en aggravant la pauvreté, en créer de nouveaux, bien pires.
Deux éléments complémentaires : en 2018, pour les affaires de viol, agression sexuelle et harcèlement sexuel, 7 personnes sur 10 ont vu leur affaire classée sans suite, et l’essentiel des femmes qui sont blessées suite à des violences sexistes ne bénéficient d’aucun accompagnement de l’État. En 2018, on recense par exemple jusqu’à 225 000 femmes blessées par des violences conjugales. Si on devait y rajouter les agressions dans la rue, au travail et les blessures psychologiques qui en résultent, les chiffres grimperaient de façon astronomique.
Ainsi, selon les chiffres d’une enquête établie par le défenseur des droits en 20144, 1 femme sur 5 est confrontée au harcèlement sexuel sur son lieu de travail, 70 % des cas de harcèlement sexuel ne sont pas dénoncés auprès de l’employeur et seulement 5 % des cas sont portés devant la justice. Les chiffres avancés sont les suivant : 41 % du harcèlement serait commis par un collègue, 22 % par l'employeur, 18 % par un supérieur hiérarchique et 19 % un client. Et les cadres de recours pour violences sexistes subies au travail sont très faibles. Les cadres de recours au travail face au sexisme sont insuffisants, méconnus et en plus démantelés morceau par morceau par les gouvernements. En particulier, les CHSCT qui étaient des cadres de recours privilégiés au travail en cas de harcèlement ont été quasi-supprimés avec les ordonnances de la « loi travail ».
Il faut prendre en compte que ces chiffres sous-estiment la réalité du harcèlement au travail : d’une part, ces statistiques ne prennent pas en compte le travail au noir dans lequel les femmes sont présentes, et d’autre part, une bonne partie des personnes ne reconnaissent pas le harcèlement même quand elles l’ont subi, et cela d’autant plus quand sa configuration de travail est telle que gérer les émotions et tempéraments d’autrui est le travail lui-même. C’est le cas notamment dans tout un pan du secteur du travail reproductif qui est justement très largement féminisé. Quand une infirmière dans un service de soin neuro Psycho Gériatrie subit les avances constantes d’un des patients, est-ce une agression sexiste ? Quand une femme qui s’occupe des adolescents d’une famille riche doit subir les remarques sexualisantes constantes d’un des jeunes, est-ce du harcèlement sexuel ? Mais cela est aussi vrai dans les configurations de travail précaire comme l’auto-entreprenariat qui est en pleine explosion en réponse au chômage endémique, où la présence des femmes est en constante augmentation. Dans ces cadres de boulot, la relation au client est seule à seul, et « savoir gérer son client » fait partie du travail lui-même.
Et tout cela sans compter le harcèlement subi au foyer ou dans la rue, la vie des femmes est tellement faite des relations patriarcales que l’on finit par ne même plus apercevoir leur caractère problématique.
Inversement, si la situation économique et d’emploi des femmes ne leur permet que difficilement d’échapper à des situations de violence, c’est la pauvreté et la précarité elles-mêmes qui génèrent de la violence sexiste. Autrement dit, plus on est pauvre, plus on subit de violences sexistes. Deux explications : d’une part, si la violence sexiste existe dans toutes les classes, il est toujours plus facile de s’en prendre à quelqu’un de fragile socialement, dont les voies de recours seront d’autant plus restreintes. D’autre part, les violences sexistes sont en tant que telles un outil de contrôle des populations et des travailleuses. On connaît par exemple assez bien l’exemple du viol comme arme de guerre, mais on pense moins au sexisme comme outil de discipline au travail. C’est par exemple le cas avec les formes de féminité imposées dans les métiers de l’accueil où la limite entre travail et personnalité est brouillée (sourire, politesse, tenue correcte), dans les métiers du soin (empathie, compréhension, attention), et sous des formes beaucoup plus violentes, dans les cadres où la séparation entre travail et vie personnelle est à son tour brouillée, par exemple dans les grandes usines où les travailleuses vivent sur place ou dans les villes-usines. Leslie Salzinger a par exemple travaillé sur les travailleuses des maquiladoras à la frontière entre États-Unis et Mexique, et a montré que l’espace de vie et de travail était façonné par la figure de la « féminité productive », docile et habile, qui autorisait toutes les violences dans et hors du travail5.
Les crises financières, les politiques d’austérité et l’accroissement des violences faites aux femmes
Contrairement à ce que les statistiques laissent entrevoir de prime abord, les femmes ont été bien plus durement touchées que les hommes par la crise de 2008 et le seront encore à la suivante. Et cela, essentiellement pour deux raisons. D’une part, nous l’avons vu, elles occupent les secteurs du salariat les moins bien protégés, reconnus, valorisés et de ce fait les plus sensibles à une négociation défavorable entre travail et capital. D’autre part, la solution phare du néolibéralisme face aux crises financières est de privatiser les services publics dont les femmes sont les principales bénéficiaires. Les femmes sont bien plus atteintes parce qu’elles effectuent au quotidien une série de tâches relevant du travail reproductif (prendre soin des enfants, des personnes âgées et en situation de handicap), dont elles ont été partiellement déchargées par les services publics (crèche, école, maison de retraite publique, aide de l’État pour les personnes âgées, etc.) mais qui sont attaquées de plein fouet depuis la mise en place des mesures néolibérales et qui s’accélèrent en période de crise.
Sur le premier point, revenons rapidement sur la crise de 2008. Lors de la première phase de la crise, il y a eu une montée rapide et massive du chômage. Les hommes et en particulier les jeunes hommes ont été les principales victimes de ces suppressions d’emploi. En effet, la crise a particulièrement touché les secteurs du bâtiment, du transport et de l’industrie manufacturière comme l’automobile, où les hommes sont surreprésentés. Ces deux secteurs emploient en effet en très grand nombre sur des postes faiblement qualifiés, aux conditions de travail très difficiles, en statut d’intérimaire ou en contrat courts, où sont notamment très présents les jeunes hommes racisés. Les emplois féminins, en particulier du travail reproductif où sont concentrées les travailleuses les plus pauvres, ont apparemment mieux résisté à la crise.
Or, les femmes ont aussi été touchées lors de cette première phase, mais les indicateurs mis en avant ne permettent pas de le voir, puisque la perte d’emploi dans les secteurs féminins s’exprime avant tout par un accroissement du sous-emploi, et non une perte d’emploi sèche, autrement dit, par des temps partiels imposés et une précarisation accrue de leur emploi. Ce modèle de sous-emploi est d’ailleurs régulièrement valorisé par les gouvernements comme permettant de « concilier vie de famille et de travail » alors que dans les faits il concerne principalement des gens qui n’arrivent tout simplement pas à vivre de leur boulot.
Les femmes se retrouvent aussi à tout simplement se retirer de la population active, phénomène invisibilisé par les États car il permet de baisser artificiellement le taux de chômage. Repli sur la famille et sortie des cadres de travail un minimum contrôlés, autant dire une exposition encore plus grande aux violences sexistes. Ici il faut noter que le développement du travail dit « informel » est un fait mondial, qui touche avant tout les femmes et en particulier les femmes migrantes.
De nombreuses études menées dans divers pays ont montré que les crises financières coïncidaient avec une augmentation des violences faites aux femmes. Tithi Bhattacharya revient par exemple dans son article sur les liens entre néolibéralisme et violence faites aux femmes le cas des États-Unis : après la crise de 2008, « les données du recensement national des familles et des foyers ont définitivement prouvé que les femmes en général, les femmes africaines-américaines en particulier, sont les plus susceptibles d’être victimes à la fois d’emprunts toxiques et de violences conjugales à la suite d’expulsions et de saisies immobilières6
. » Il faudrait regarder de plus près les violences conjugales en France et le cadre dans lequel celles-ci ont lieu. S’il est certain qu’il faut lutter contre la vision des violences sexistes perpétrées uniquement par des hommes pauvres pour développer à la place une vision structurelle de celles-ci, il est aussi certain que plus on est pauvre, plus on est exposées à la violence sexiste.
Sur le second point, un effet de la crise de 2008 – mais qui s’inscrit plus globalement dans la stratégie néolibérale – est le transfert d’activités auparavant effectuées par l’État vers des entreprises privées et la sphère familiale. Il est clair que ce n’est pas par hasard qu’on assiste en même temps en France à une attaque historique contre les services publics et à un retour en force de l’idéologie réactionnaire sur la famille, avec son lot de sexisme et de LGBTI-phobies. La peine pour les femmes, n’est donc ni double, ni triple, elle est généralisée et s’insère dans tous les aspects de la vie : sous-emploi forcé, exposition plus grande aux violences au travail, perte d’indépendance financière et exposition plus grande aux violences conjugales, développement de l’idéologie sexiste et des violences quotidiennes, augmentation des tâches du travail reproductif à la maison.
Il faudrait prendre encore plus de hauteur et regarder les reconfigurations actuelles du marché du travail en France et dans le monde, et en particulier le formidable développement des marchés du travail reproductif qui configurent à une échelle de masse le capitalisme et le racisme, avec des mouvements de migration intra et extranationaux. Il est plus que temps d’en finir avec une conception étriquée et du féminisme et de la lutte des classes. Les violences de genre sont profondément liées au capitalisme et le capitalisme est profondément lié aux violences de genre. Le féminisme est un angle d’attaque de nos combats légitime certes, mais surtout nécessaire, et qui devrait être systématique – au même titre d’ailleurs que l’antiracisme. À nous, militant·e·s révolutionnaires, de prendre notre place dans ces combats, à commencer par celui contre les féminicides et les violences de genre qui se développent de façon notable depuis une année en France.
Louise Sauvage