Avec la révolution d’Octobre, de nombreux artistes voient la possibilité de construire une société nouvelle et un rapport nouveau à la culture, ainsi que la perspective de mettre en œuvre la théorie d’un art global.
L’artiste, vu auparavant comme extérieur à la société, doit à présent y prendre part. Il doit apprendre à se servir des moyens de production modernes et les utiliser pour créer. Après avoir si longtemps servi les intérêts de la bourgeoisie, il doit mettre sa créativité et son énergie au service du prolétariat : « l’art doit être transformé en travail et le travail en art ». En faisant voler en éclats les délimitations entre art, artisanat et travail, les artistes révolutionnaires suppriment également le cloisonnement entre les différents supports artistiques (scultpure, littérature, théâtre, musique…), à la recherche d’une forme d’art totale.
Rendre la culture accessible à touTEs
Pour mettre cela en œuvre, il faut également changer le rapport de la société à l’art et, particulièrement, rendre tous les aspects de la création artistique accessibles à tous. Dès 1917, la révolution s’accompagne d’une politique culturelle et éducative ambitieuse, ayant vocation à démocratiser l’art mais aussi la possibilité de soi-même devenir un artiste. Entre 1917 et 1921, pas moins de 36 musées sont construits à travers le pays. Des collections d’art moderne sont également constituées, et font de l’URSS le premier pays à exposer de l’art abstrait. Certains de ces musées sont d’ailleurs dédiés à l’éducation artistique. Ils sont nommés « Musées de la culture artistique » et visent à « familiariser les gens avec le mécanisme et les méthodes de la création artistique ».
Des écoles et des ateliers, nommés Vkhoutemas, sont également mis en place dans le but de former les futurs artistes. Le décret qui les constitue insiste sur la fusion des beaux-arts traditionnels avec les arts appliqués et une approche plus industrielle de la création. Ces écoles ont ainsi pour but de « préparer les artistes principaux aux qualifications les plus élevées pour l’industrie, et les constructeurs et les directeurs pour l’éducation professionnelle technique ».
Parmi d’autres mouvements qui se constituent et se développent à cette époque en URSS, le constructivisme reste probablement la forme la plus aboutie et la plus militante de cet art au service de la révolution.
Tatline et le constructivisme
Le constructivisme se caractérise par une approche matérialiste de la création artistique. Il se veut utile au développement social et à la construction d’un nouvel ordre social. Il est ainsi très lié à une conception utilitaire de la création, applicable à tous les domaines de l’environnement (livre, textile, théâtre, architecture...). Pour les constructivistes, la réalité à transcrire est concrète et non de l’ordre de la métaphore. Leurs œuvres sont donc élaborées à partir des méthodes qui prévalent dans le monde de l’industrie et de l’architecture et témoignent d’une attention portée au matériau et à la structure. Ils annoncent la mort de la peinture de chevalet et l’avènement d’un art de masse : la production d’objets utilitaires.
Tatline est l’un des artistes à l’initiative du mouvement. Il travaille dès le début des années 1910 sur ce qui mènera à la théorie d’un art constructiviste. Ses œuvres ne sont pas figuratives et ne comportent aucune iconographie. Elles montrent simplement la combinaison des matériaux ordinaires (bois, verre, tôle, corde...) sur un support de bois. Leur assemblage, qui se fait dans le strict respect des qualités intrinsèques des matériaux, vise à rendre perceptibles leurs propriétés naturelles par les volumes, les rythmes et les contrastes de facture.
La révolution lui inspire la maquette du « Monument à la IIIe Internationale » (1919-1920), sorte de Tour de Babel inclinée, réalisée en fer et en verre sur une hauteur de 25 mètres. Le projet initial, qui devait être construit sur une hauteur de presque 400 mètres, être habité et comporter des modules animés par des mouvements giratoires autonomes, ne sera jamais finalisé. Cette œuvre, peut-être plus que tout autre, propage, y compris à l’international, le mythe de « l’artiste-ingénieur ». Au cours des années 1920, Tatline dirige son activité vers la décoration théâtrale et des réalisations purement productivistes (prototypes de combinaisons de travail, chaises, théières...).
Un élan brisé
À sa suite, les frères Pevsner et Naum Gabo placardent, en août 1920 dans les rues de Moscou, le Manifeste réaliste. Ils y revendiquent un art en prise avec la réalité, lié aux matériaux nouveaux, où « l’espace, matière malléable, devient partie intégrante de l’œuvre ». Ils proclament également le refus du volume au nom de la profondeur et de la transparence.
Leur travail, ainsi que l’apport de ce manifeste, sont déterminants dans le développement du constructivisme et marquent Aleksandr Rodtchenko, autre artiste majeur du mouvement. C’est à cette époque que l’artiste, avec Stepanova, Exter, Vesnine et Popova, constitue le Groupe de travail des constructivistes qui organise les expositions intitulées la 3e manifestation de l’Obmokhou (mai 1921) et « 5x5=25 » (septembre 1921).
Plusieurs élèves de Tatline, au sein des Vkhoutemas, vont contribuer à développer ces conceptions. Popova et Stepanova travaillent en lien avec l’industrie textile, créent des motifs décoratifs pour des tissus. Les collaborations se multiplient presque à l’infini, notamment dans la confection de décors, de costumes et d’affiches pour le théâtre révolutionnaire. Le théâtre, notamment porté par le metteur en scène Vsevelod Meyer-hold, est ainsi à cette époque le lieu le plus abouti de la mise en œuvre des théories constructivistes. Le lieu de rencontre de tous les arts.
Cet élan est par la suite brisé par la stalinisation, qui musèle progressivement toute forme de création révolutionnaire et novatrice au profit d’un art strictement propagandiste et inféodé au pouvoir. En 1930, le régime soviétique décide de fermer les Vkhoutemas et réduit au silence de nombreux artistes ou les contraint exclusivement à un art de propagande. Dans le même temps, la diffusion de l’esthétique constructiviste en Europe contribue très vite à en élargir le sens et à désigner l’ensemble de l’art abstrait géométrique. Par chance, la postérité de cette révolution artistique influença durablement la création artistique occidentale et put ainsi survivre, contrairement à ses créateurEs, aux purges staliniennes.
Manon Boltansky