Le 10 mai 1981 consacre le retour de la gauche au pouvoir, après une longue éclipse qui a débuté avec l’avènement de la ve République, en 1958. C’est évidemment la conséquence de mouvements de fond, dont l’usure politique de la droite qui dirige alors le pays depuis vingt-trois ans et les changements d’une société que le soulèvement étudiant et la grève générale ouvrière du printemps 1968 ont ébranlée, sans avoir pu déboucher au plan politique. Mais c’est aussi la victoire de la stratégie politique imposée à la gauche par François Mitterrand.
Prémisse de cette démarche : en 1965, il se propulse comme candidat unique de la gauche à l’élection présidentielle et, contre toute attente, met en ballottage le général De Gaulle. Les « événements » de 1968 retardent le déroulement de son plan de carrière. Lors de l’élection présidentielle de 1969, Gaston Deferre le candidat soutenu par la SFIO – ancêtre du Parti socialiste – ne recueille qu’à peine 5 % des voix alors que Jacques Duclos, candidat du PCF, dépasse les 21 % ! Accessoirement, le second tour se déroule entre deux candidats de droite (Alain Poher et Georges Pompidou), la gauche étant éliminée…
François Mitterrand ne dirige alors que la Convention des institutions républicaines (CIR), un tout petit parti de notables de centre-gauche. À la recherche d’un outil pour ses ambitions présidentielles, il s’empare de la SFIO et la « refonde » pour créer le (nouveau) Parti socialiste. Le changement par rapport à l’ancienne SFIO est radical dans au moins deux domaines : le discours et les alliances. Pour Mitterrand, seul un accord avec le PCF peut permettre à la gauche de revenir au pouvoir. La condition mise par le PCF est qu’un tel accord électoral se traduise par des engagements communs sur des mesures à mettre en œuvre après la victoire. Qu’à cela ne tienne ! Mitterrand va convaincre les socialistes, anciens et nouveaux, de renoncer au « débat idéologique » avec le PCF – embrassant tous les points d’histoire qui opposent socialistes et communistes depuis le congrès de Tours – pour se consacrer au seul sujet qui importe : rédiger un bon accord pour gagner les élections. Quant aux discours, Mitterrand estime qu’ils ne seront jamais trop à gauche, aussi bien pour reconstruire le PS dans une période encore sensible aux « idées de Mai », que pour se confronter au PCF auquel il n’entend pas laisser le monopole de la radicalité. Ainsi, lors du congrès d’Épinay (1971) – alors que, dans le même mouvement, il adhère au PS… et en devient le Premier secrétaire ! – il ne lésine pas sur le verbe révolutionnaire : « Celui qui n’accepte pas la rupture, celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, politique, cela va de soi, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du Parti socialiste » !
Union, action, programme commun !
Un an plus tard, en juin 1972, une nouvelle étape est franchie avec la signature, entre le PS et le PCF (rapidement rejoints par le Parti radical de gauche), du programme commun de gouvernement, acte de naissance de ce que l’on va appeler l’Union de la gauche. Ce document de 146 pages dactylographiées constitue, en quelque sorte, un contrat de gouvernement. Il recense l’ensemble des mesures qui seront prises en cas de victoire de la gauche, dans les domaines les plus divers : économie, fiscalité, droit du travail, questions de société, défense, politique étrangère, culture, santé, éducation, urbanisme, pouvoirs des travailleurs, etc. Les nationalisations constituent le cœur du dispositif et leur objectif ultime – et ambitieux ! – est clairement affiché : « le passage du secteur privé au secteur public des pôles dominants de la production et la mise en place de structures démocratiques de gestion que ce passage permet commanderont la transformation effective de la société et ouvriront la voie au socialisme ».
En fait, quelques heures après avoir signé le programme commun, François Mitterrand se rend à une réunion de l’Internationale socialiste où il est interpellé par les dirigeants des autres partis socialistes. Pour eux, un accord de gouvernement avec des communistes est tout simplement impensable, surtout au vu du rapport de forces existant alors entre le PCF et le Parti socialiste français. Lors d’une séance à huis clos, Mitterrand les rassure et explique le fin mot de sa stratégie : « Notre objectif fondamental, c’est de refaire un grand Parti socialiste sur le terrain occupé par le PC, afin de faire la démonstration que, sur les cinq millions d’électeurs communistes, trois millions peuvent voter socialiste. »
Jusqu’en 1981, les ténors de droite dénoncent avec virulence l’alliance « socialo-communiste » et un Parti socialiste « otage consentant du PCF ». Certains, sans peur du ridicule, évoquent même… les chars russes défilant sur les Champs-Élysées, en cas de victoire de Mitterrand ! À gauche, l’union de la gauche et le programme commun subissent deux types de critiques opposées : celles de l’extrême gauche qui en dénonce l’aspect velléitaire et réformiste (voir page 29) et celle de la « deuxième gauche ». Cette dernière sensibilité regroupe ceux qui, à gauche, sont hostiles à l’alliance avec le PCF, les socialistes les plus « modérés », les amis de Michel Rocard et les dirigeants de la CFDT. Leur critique est double : d’une part, ils considèrent qu’il est totalement irresponsable de faire autant de promesses sociales qui ne seront pas tenues et de susciter ainsi un espoir qui sera forcément déçu. D’autre part, ils reprochent à la logique du programme commun d’être trop dirigiste et de faire des nationalisations – et, donc, de l’État – les moteurs exclusifs du changement social, au détriment de la « société civile ». Néanmoins, la pression de l’union de la gauche et son écho dans les couches populaires s’avèrent puissants. En octobre 1974 se tiennent les Assises pour le socialisme :à l’occasion de ce colloque, Michel Rocard et son courant au sein du PSU ainsi que quelques dirigeants de premier plan de la CFDT annoncent qu’ils rejoignent le Parti socialiste.
La CGT, pour sa part, s’inscrit avec enthousiasme en soutien au programme commun. Et, surtout, la dynamique électorale est impressionnante, à commencer par les élections législatives de 1973 qui voient une nette poussée de l’union de la gauche, surtout du PS d’ailleurs. Lors de l’élection présidentielle de 1974, Mitterrand est à nouveau le candidat unique de l’union de la gauche : au second tour, il obtient 49,19 % des suffrages et n’est battu par Valery Giscard d’Estaing que d’un peu plus de 400 000 voix. Lors des élections municipales de 1977, c’est un véritable raz-de-marée : la gauche gagne 55 municipalités de plus de 30 000 habitants. Elle dirige désormais 156 des plus grandes villes de France. Une victoire de la gauche lors des élections législatives de 1978 est désormais à portée de main… C’est alors que survient « l’actualisation du programme commun » et la rupture de l’union de la gauche !
L’union est un combat
Pendant cinq ans, le PCF a paré l’union de la gauche de toutes les vertus et, ainsi, contribué à reconstruire auprès des travailleurs la crédibilité du Parti socialiste et, surtout, celle de Mitterrand. Et voilà qu’il exige que la liste des entreprises à nationaliser soit « actualisée » et, en particulier, que toutes leurs filiales soient bien concernées. Au cours des mois que durent ces nouvelles négociations, il se livre à une surenchère permanente sur le contenu du programme, instruisant le procès d’une dérive à droite du PS et dénonçant ses trahisons, passées et à venir. Les dirigeants du PCF sont passés sans transition d’une phase d’union sans combat avec le PS à une phase de division effrénée. Prise de conscience brutale que l’union de la gauche profite surtout au PS ? Pressions de l’URSS dont les dirigeants sont très hostiles à Mitterrand, considéré comme un soutien de l’impérialisme US ? L’analyse des raisons de ce retournement du PCF est complexe et nécessiterait de plus amples développements…
Toujours est-il que cette rupture de l’union débouche sur un échec électoral de la gauche en 1978. Et, très rapidement, la division s’aggrave et s’étend au domaine syndical. La CGT prend fait et cause pour le PCF. C’est la rupture de l’unité d’action avec la CFDT qui était, plus ou moins, la règle dans les entreprises. Alors que les premiers effets de la crise mondiale se font sentir – notamment en termes de montée du chômage de masse – divisions et polémiques syndicales contribuent à une sensible baisse de régime des conflits sociaux et à l’amorce d’un mouvement de désyndicalisation. Cette faible activité sociale ne sera pas sans conséquence en 1981 : survenant dans ce contexte, l’élection de Mitterrand n’est plus la traduction politique d’une montée du mouvement social – comme cela aurait sans doute été le cas si elle était survenue au cours des années 1970 – mais plutôt l’espoir pour les couches populaires d’obtenir dans les urnes un peu de ce qu’elles n’ont pu gagner dans les luttes. En retour, les timidités puis les renoncements de la gauche au pouvoir provoquent des désillusions, mais pas de mobilisation.
Au sein du Parti socialiste, les campagnes du PCF provoquent une nouvelle offensive de la « droite » du parti qui propose d’en finir avec une politique d’unité dont, à l’évidence, le partenaire ne veut plus, de renoncer aux « outrances » du programme commun et de se doter d’un programme électoral plus « réaliste ». Michel Rocard est l’éphémère candidat à la candidature, volontaire pour porter cette réorientation. À l’inverse, François Mitterrand défend l’idée qu’il ne faut surtout rien changer et qu’il faut, malgré la politique du PCF, maintenir la stratégie d’alliance. Voire être unitaire pour deux, de façon à ce que, si la division persiste, la responsabilité en incombe au PCF et se traduise par un nouvel affaiblissement de ce dernier. Lors du congrès socialiste de Metz (1979), cette stratégie l’emporte largement sur les idées défendues par Rocard ; Mitterrand devient le candidat du PS à la présidentielle. Un candidat qui, d’ailleurs, s’émancipe immédiatement de toute référence non seulement au programme commun, mais même au programme du PS : la campagne électorale se fait sur les « 110 propositions de François Mitterrand » !
Comme ce dernier l’avait prévu – et préparé – une partie significative de l’électorat communiste vote pour lui dès le premier tour. Georges Marchais, le candidat du PCF, ne recueille que 15 % des suffrages. Un score qui, aujourd’hui, ferait rêver les dirigeants communistes mais qui, à l’époque, est considéré comme une vraie claque, après les 21 % de Duclos en 1969…
Dernière péripétie sur la route de l’Élysée : entre les deux tours de l’élection présidentielle, contraint et forcé, le PCF finit par appeler officiellement à voter pour Mitterrand. Officieusement, ainsi que l’ont révélé depuis les archives du PCF, une partie de l’appareil communiste organise en sous-main, auprès des militants considérés comme sûrs et dévoués au Parti, le « vote révolutionnaire » pour… Giscard d’Estaing ! Au même moment, à l’autre bord de l’échiquier politique, autour de Jacques Chirac et de Charles Pasqua, les dirigeants du RPR font, eux, discrètement voter pour… Mitterrand.
François Coustal
La porte à droite (Jean Ferrat 1985)
On m’a dit tes idées ne sont plus à la mode
Quand on veut gouverner ce n’est pas si commode
Il faut évidemment s’adapter au terrain
Mettre jour après jour un peu d’eau dans son vin
On m’a dit dans la jungle il faut qu’on se débrouille
On est bien obligé d’avaler des magouilles
De laisser dans un coin les projets trop coûteux
On va pas tout rater pour des canards boiteux
[…]
On m’a dit tu comprends tes idées archaïques
Ne feront qu’aggraver la crise économique
Ainsi la liberté dans un monde plus juste
Fait partie des slogans qui sont un peu vétustes
La porte du bonheur est une porte étroite
On m’affirme aujourd’hui que c’est la porte à droite
Qu’il ne faut plus rêver et qu’il est opportun
D’oublier nos folies d’avant quatre-vingt-un
[…]