Aux termes du traité signé le 3 mars 1918 avec les empires centraux, la Russie perdait 27 % de ses terres cultivées, 26 % de sa population, les trois quarts de ses mines de charbon et de fer… Dans le même temps, Brest-Litovsk divisait gravement les partis soviétiques – les bolcheviks des SR de gauche et les bolcheviks entre eux. Retour sur ces événements, les débats qu’ils ont suscités, leurs enjeux et sous-bassements.1
De février à octobre 1917, la dénonciation de la poursuite de la guerre impérialiste par le gouvernement provisoire et l’exigence d’une politique active pour une paix immédiate, sans annexions ni réparations, avait été un axe permanent et central de l’agitation des bolcheviks – sans lequel ils n’auraient pas conquis la majorité de la classe ouvrière, ni ne se seraient assurés le soutien des soldats et le consentement de larges masses de la paysannerie.
Le « décret sur la paix », adopté le 26 octobre/8 novembre2 1917 par le 2e congrès panrusse des soviets d’ouvriers et de soldats, a logiquement été l’un des tout premiers textes officiels du nouveau pouvoir. Tout en annonçant « l’abolition de la diplomatie secrète » et la publication des « traités secrets » ratifiés ou conclus depuis février, ainsi que la dénonciation immédiate de leurs clauses bénéficiant aux classes privilégiées et au nationalisme grand-russe, il reprend le programme bolchevique en faveur de la paix et « propose à tous les gouvernements et aux peuples de tous les pays belligérants de conclure immédiatement un armistice (…) pour trois mois au moins (…) une durée au cours de laquelle serait possible la conclusion définitive des pourparlers de paix avec la participation des représentants de tous les peuples et de toutes les nations sans exception, qui ont pris part à la guerre ou qui ont été forcés d’y prendre part ».
Cette déclaration ne suscite cependant aucune réaction des gouvernements concernés, tandis que son impact sur les peuples des pays belligérants reste limité, alors même que l’armée russe – composée pour l’essentiel de paysans qui ne veulent que deux choses, la paix et la terre – se désintègre. C’est dans ces conditions que le pouvoir soviétique se décide à prendre contact avec le haut-commandement allemand, qui donne assez vite son accord afin d’entamer des négociations. Celles-ci débutent le 20 novembre/3 décembre 1917 dans la ville biélorusse de Brest-Litovsk, occupée par l’Allemagne et située près de la ligne de front. Conviés par le gouvernement soviétique à se joindre à ces pourparlers de paix, les forces de l’Entente (Empire britannique et France principalement) déclinent l’invitation.
Dès ce moment, la perspective d’une paix séparée avec l’un des deux camps impérialistes en guerre, qui ne serait donc pas la « paix prolétarienne universelle » visée par la révolution, voire lui ferait même obstacle, inquiète d’importants secteurs du Parti bolchevique, en particulier les comités (directions locales) de Petrograd et de la région de Moscou. Karl Radek, invité à présenter ses positions devant le comité de Petrograd, y défend le refus de tout « marchandage avec les capitalistes », avec l’approbation d’une grande majorité des présents.
Enthousiasme, désillusions et divisions
L’armistice entre la Russie et les puissances centrales est signé le 2/15 décembre. S’il prévoit logiquement que les troupes restent sur leurs positions des deux côtés de la ligne de front, dans une situation désavantageuse pour la Russie puisque l’armée allemande occupe de larges portions de son territoire, il comporte deux dispositions inédites en un tel cas, sur lesquelles les négociateurs soviétiques (Joffé, assisté de Kamenev et Sokolnikov) avaient reçu ordre de ne pas transiger : l’Allemagne s’engage à ne pas transférer de troupes sur le front de l’Ouest – ainsi l’armistice signé à l’Est ne peut normalement pas y contribuer à une aggravation des combats ; et surtout, en accord avec la politique bolchevique de fraternisation au front, il autorise des « rencontres organisées entre les troupes » dans l’intérêt « du développement et du renforcement de relations amicales entre les peuples des partenaires de l’accord ».
Les bolcheviks considèrent l’accord d’armistice comme un succès éclatant de leur politique, rendu possible par le mûrissement du processus de la révolution européenne. Dans la proclamation qu’il adresse alors « aux peuples laborieux de l’Europe », Trotsky – commissaire du peuple aux Affaires étrangères – affirme que « le pouvoir soviétique se fixe une double tâche » : « faire cesser le plus rapidement possible le massacre honteux et criminel qui est en train de détruire l’Europe », et « aider la classe ouvrière de tous les pays (…) à renverser la domination du capital et à s’emparer du pouvoir d’Etat dans l’intérêt d’une paix démocratique et d’une transformation socialiste de l’Europe et de l’humanité tout entière. »
Les négociations de paix commencent officiellement une semaine plus tard. La délégation soviétique, toujours conduite par Adolf Joffé, présente les principes qui devraient régir un futur traité : retrait des troupes étrangères de tous les territoires qu’elles occupent, pas d’annexions ni d’indemnités de guerre, restauration de l’indépendance des nations l’ayant perdue depuis 1914, droit à l’autodétermination à travers des référendums libres pour toutes les nationalités aspirant à indépendance vis-à-vis d’Etats existants. Au nom des puissances centrales le comte Czernin, chef de la délégation austro-hongroise, répond le 12/25 décembre que ces principes offrent une bonne base de négociation, tout en émettant deux réserves : ils devraient être acceptés par toutes les parties belligérantes y compris les pays de l’Entente, l’application du droit à l’autodétermination devrait être étudiée en fonction de chaque situation particulière.
Du côté soviétique, c’est l’euphorie. La Pravda du 14/27 décembre titre sur le fait que les Allemands ont accepté les principes défendus par la Russie et appelle les ouvriers et soldats de France, d’Italie et de Grande-Bretagne à se soulever contre leurs gouvernements respectifs pour imposer une paix sans annexions ni indemnités. A la réunion du Comité exécutif central des soviets (CEC) tenue le même jour, Trotsky est follement ovationné lorsqu’il annonce que « l’Allemagne a accepté dans leur totalité les conditions de paix posées par le [deuxième] congrès des Soviets ».
Mais cet enthousiasme quelque peu irraisonné va vite retomber. Le 5/18 janvier 1918 à Brest-Litovsk le général allemand Max Hoffmann, chef d’état-major des empires centraux sur le front de l’est, met sur la table une carte comportant une ligne bleue au-delà de laquelle ses forces ne se retireraient pas jusqu’à – disait-il – une démobilisation complète des troupes russes : l’ensemble des territoires polonais, biélorusses et lithuaniens, ainsi qu’une partie de la Lettonie doivent ainsi rester sous contrôle allemand. Quelques jours plus tard, les empires centraux invitent aux négociations le gouvernement libéral-bourgeois de la Rada ukrainienne formé à Kiev, placé sous leur protection et auquel s’oppose un gouvernement soviétique constitué à Kharkov. Puis ils communiquent officiellement au pouvoir soviétique que vu l’absence de réponse des gouvernements de l’Entente, les principes évoqués au début des négociations ne sont plus d’actualité.
C’est dans ces conditions que finissent de se constituer au sein du Parti bolchevique les courants qui vont s’affronter durant plusieurs semaines. Ceux que l’on commence à appeler les « communistes de gauche » (avec Boukharine, Radek, Ouritski, Volodarski, Kollontaï, Krestinski, Lomov, Piatakov, Boubnov, Ossinski, Sapronov, V. Smirnov… et aussi, à ce moment, Dzerjinski) refusent de capituler devant les exigences des puissances centrales et préconisent une « guerre révolutionnaire », qui s’engagerait sur le territoire russe mais serait appelée à se propager à tout le continent, en opposition à la guerre impérialiste qui se poursuit. Ils reçoivent le soutien du parti des Socialistes-révolutionnaires de gauche, qui vient d’entrer au gouvernement et défend pour sa part un « soulèvement général contre l’impérialisme ».
Face à eux, et alors à la surprise générale, Lénine estime qu’une telle position est irréaliste et conduirait la révolution à sa perte : pour lui (qui au comité central n’est soutenu au départ que par Sverdlov et Staline), dans l’attente du renfort de la révolution européenne, la Russie des soviets doit avant tout gagner du temps, quitte à signer une paix « obscène »… Entre les deux, Trotsky, qui prend en janvier la tête de la délégation soviétique à Brest-Litovsk, défend la position du « ni guerre, ni paix » : la Russie déclare qu’elle met fin unilatéralement à la guerre, sans signer le traité de paix exigé par les puissances centrales.
Ce débat entremêle des arguments que leurs auteurs considèrent de principes (essentiellement du côté des communistes de gauche) et d’autres qui relèvent d’appréciations conjoncturelles ou tactiques, ce qui explique le caractère fluctuant et les changements de position d’une série d’acteurs. Deux grandes questions se posent à ce titre : d’une part, quelles sont les possibilités réelles de mener une guerre révolutionnaire, et jusqu’à quel point l’ancienne armée pourrait-elle résister à une offensive allemande ? D’autre part, dans quel délai peut-on espérer le renfort de la révolution européenne, et quels effets la position du gouvernement soviétique (que ce soit la guerre révolutionnaire, la paix ou le ni guerre ni paix) aurait-elle sur le prolétariat et les masses du continent ?
Sur le fil du rasoir
Le 8/21 janvier, à la veille du 3e congrès des soviets, se tient une conférence extraordinaire à laquelle participent 63 dirigeants bolcheviques, responsables du parti ou de l’Etat. Le vote indicatif qui la conclut donne 32 voix pour la position des communistes de gauche, 15 pour celle de Lénine et 16 pour celle de Trotsky. Le 11/24 janvier, la position de Lénine n’est même pas soumise au vote lors d’une réunion du comité central bolchevique, où la formule « ni guerre ni paix », complétée par une démobilisation immédiate de l’ancienne armée russe, l’emporte par 9 voix contre 7. Peu après, le comité central des SR de gauche adopte la même position.
Alexander Rabinowitch estime (dans l’ouvrage cité en note 1) : « pour l’instant, cette résolution apaisait tous les côtés. Pour Lénine, elle signifiait que lorsqu’on ne pourrait plus obtenir à Brest de nouveau délai, la paix serait signée ; les communistes de gauche et les SR de gauche estimaient qu’ils avaient reçu un feu vert afin de préparer la guerre révolutionnaire ; et Trotsky en conclut qu’il était désormais autorisé à proclamer le "ni guerre ni paix". »
Les opposants à la « paix impérialiste » se sentent alors encouragés par une vague de grèves et de manifestations qui touche notamment l’Autriche, la Hongrie et la Pologne, ainsi que par l’annonce de la constitution d’une République socialiste des travailleurs de Finlande – où la guerre civile commence. Le 15/28 janvier, alors que le Conseil des commissaires du peuple adopte le décret fondateur de la nouvelle « armée des ouvriers et des paysans », 180 000 ouvriers de Berlin débutent, à l’initiative des « délégués révolutionnaires » qui agissent indépendamment des structures syndicales officielles (avec le soutien du groupe Spartakus), une grève générale pour « la conclusion rapide d’une paix sans annexion », le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la levée de l’état de siège, le rétablissement des libertés d’expression et de réunion, la libération des prisonniers politiques, l’instauration du suffrage universel et la démocratisation de l’Etat à tous les niveaux.
La grève s’étend rapidement, à Berlin et dans d’autres villes. Mais la social-démocratie de Ebert et Scheidemann – lesquels ont intégré, en représentation du SPD, le « comité d’action » mis en place comme direction du mouvement – parvient à imposer une ligne de « négociation » avec le pouvoir. Combinée avec la politique de répression exercée par l’Etat, cette nouvelle trahison parvient à isoler les grévistes et les contraint à reprendre le travail dès le 3 février.
Le 26 janvier/8 février, les puissances centrales ont signé une paix séparée avec la Rada ukrainienne. Le surlendemain, alors qu’elles s’attendent à une capitulation russe, l’annonce de Trotsky fait l’effet d’une bombe : « la Russie, tout en refusant de signer une paix d’annexion, déclare pour sa part terminé l’état de guerre avec l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Turquie et la Bulgarie. » La délégation repart vers Petrograd et la démobilisation des armées russes s’engage.
Là encore, c’est l’optimisme qui domine dans le camp révolutionnaire : après ce coup de maître, jamais l’Allemagne ne sera en mesure de reprendre la guerre ! Mais si une partie des négociateurs adverses considère que, l’occupation de larges territoires de la Russie étant de fait entérinée, il n’y a pas lieu d’aller plus avant, l’état-major allemand veut quant à lui enfoncer le clou, impose la dénonciation de l’armistice et le déclenchement d’une nouvelle offensive. Le 17 février, le général Hoffmann signifie aux autorités russes la reprise des hostilités pour le lendemain.
Sur le front, l’armée russe se débande face à l’avancée allemande. Des centaines de milliers d’hommes rentrent chez eux en laissant sur place l’artillerie et tous les matériels qu’ils ne peuvent pas emporter. Lénine se prononce en faveur d’une reprise immédiate des négociations mais à une voix de majorité (dont les communistes de gauche et Trotsky), le comité central bolchevique décide de « remettre la réouverture des négociations de paix jusqu’à ce que l’offensive allemande soit suffisamment flagrante, et que son influence sur le mouvement ouvrier apparaisse. »
La progression des troupes allemandes devenant inexorable et Petrograd elle-même étant désormais menacée (la capitale et le siège des institutions soviétiques seront transférés trois semaines plus tard à Moscou), le CC bolchevique décide finalement – à deux voix de majorité – de proposer aux autorités allemandes une nouvelle rencontre et d’accepter en principe leurs conditions. Ces dernières, qui ne sont communiquées que le 23 février, s’avèrent encore plus draconiennes que les précédentes : outre les territoires déjà mentionnés, la Russie doit évacuer l’Ukraine et la totalité des pays baltes.
Le même jour, la direction bolchevique adopte par sept voix contre cinq la proposition de Lénine – après qu’il a menacé de démissionner « si la phraséologie révolutionnaire continue ». La même position est approuvée dans la soirée par le CEC des soviets – par 116 voix contre 85 et 26 abstentions (dont 22 SR de gauche). Quand on considère que de nombreux bolcheviks partisans de la guerre révolutionnaire ont voté oui par discipline de parti (parmi eux, Volodarski, Kossior et plusieurs autres membres du comité de Petrograd), et qu’une série d’autres dirigeants de premier plan (dont Kollontaï, Dzerjinski, Krestinski, Boubnov, Joffé et Ouristki) se sont absentés au moment du vote, il apparaît évident que les opposants restaient majoritaires, et que le poids personnel de Lénine a été déterminant pour faire pencher la balance.
Début mars, le 7e congrès du Parti bolchevique (par 30 voix contre 12) puis le 4e congrès des soviets (par 784 voix contre 261) approuvent le traité signé le 3 mars à Brest-Litovsk.
Répercussions
Le 29 octobre 1918, la révolte des marins de la base militaire de Kiehl marque le début de la révolution allemande. Le gouvernement soviétique dénonce alors le traité de Brest-Litovsk, la nouvelle armée rouge avance sans rencontrer d’opposition dans les territoires cédés huit mois plus tôt, tandis que ce sont les troupes allemandes qui, à leur tour, se débandent.
Mais entretemps, les armées blanches appuyées par les puissances impérialistes ont déclenché la guerre civile, qui mettra le pays à feu et à sang jusqu’à la fin 1920 / début 1921. Les terribles conditions de Brest-Litovsk ont certainement encouragé ces développements, même s’il est difficile d’imaginer quelle autre solution aurait été possible.
Au lendemain de Brest-Litovsk, communistes de gauche et SR de gauche se retirent du conseil des commissaires du peuple. Les premiers, qui se constituent en fraction, publient le 5 mars le premier numéro de leur journal, Le Communiste. Au bout de quelques semaines, ils cessent de mettre en cause le traité de paix, qu’ils considèrent comme faisant désormais partie de la situation objective, mais leur critique s’élargit alors à d’autres aspects du « réalisme léniniste » ; notamment la priorité donnée à l’organisation centralisée et étatique de la production, plutôt qu’au contrôle ouvrier et à une autogestion de l’économie, que Lénine juge inapplicables du fait de l’arriération culturelle du pays et de la dispersion de son avant-garde ouvrière dans les conditions de la guerre civile.
Les SR de gauche, à l’inverse, affichent leur volonté de continuer à combattre les conséquences de Brest-Litovsk, jusqu’à passer à l’acte avec l’assassinat le 6 juillet 1918 de l’ambassadeur allemand von Mirbach et leur tentative concomitante d’insurrection contre le gouvernement bolchevique – une action aux résultats piteux et aux conséquences catastrophiques, puisqu’elle condamne les bolcheviks à l’isolement et marque le début de la fin du pluripartisme soviétique. Paradoxalement, c’est ce « suicide des SR de gauche » (pour reprendre le titre d’un chapitre de Rabinowitch) qui pousse alors les communistes de gauche à rentrer dans le rang, leurs membres allant emprunter ensuite des trajectoires fort diverses, dans le cadre du bolchevisme puis du parti zinoviéviste-stalinien qui lui succédera.
De la « guerre révolutionnaire »…
Les auteurs et exégètes de tradition léniniste et trotskyste ont coutume de décrire les communistes de gauche comme un parfait exemple de « gauchisme ». Sans doute les éléments gauchistes étaient-ils bien présents3, mais la force que ce courant a acquis au sein du Parti bolchevique ne s’explique pas sans prendre en compte l’histoire de ce dernier, et dans ce cadre des faiblesse ou insuffisances des positions de Lénine lui-même… longtemps un partisan déclaré de « la guerre révolutionnaire », dans des conditions apparaissant semblables à celles de Brest-Litovsk.
Dès le mois d’octobre 1915 – à l’époque de la conférence de Zimmerwald –, en répondant à la question « Que ferait le parti du prolétariat si la révolution le portait au pouvoir dans la présente guerre ? », Lénine signale ainsi que « nous serions alors obligés de préparer et mener une guerre révolutionnaire ».4 Le 3/16 septembre 1917, dans un « projet de résolution sur la situation politique actuelle » adressé au comité central, ébauche de programme pour la nouvelle révolution à venir, il affirme que « dans l’hypothèse la moins probable, si les capitalistes repoussaient (…) les conditions de paix du gouvernement ouvrier de la Russie (…), l’armée de nos ouvriers et de nos paysans (…) se convaincrait (…) de la nécessité d’une guerre juste. »5
Position réaffirmée et développée trois semaines plus tard, dans ce qui ressemble comme deux gouttes d’eau aux propositions des communistes de gauche : « si l’éventualité la moins probable se réalise, c’est-à-dire si aucun des Etats belligérants n’accepte même un armistice, alors pour nous la guerre sera vraiment une guerre imposée, une guerre vraiment juste, une guerre défensive. La seule conscience que prendront de ce fait le prolétariat et la paysannerie pauvre décuplera déjà les forces de la Russie, même au point de vue militaire, surtout après la rupture complète avec les capitalistes qui pillent le peuple, sans compter que la guerre sera alors de notre part, non pas on paroles, mais en effet, une guerre faite en alliance avec les classes opprimées de tous les pays, en alliance avec les peuples opprimés du monde entier. »6
Alors que les négociations de Brest-Litovsk se sont engagées, Lénine continue d’envisager cette hypothèse. A cette fin, il rédige un questionnaire qu’il adresse à un certain nombre de responsables militaires bolcheviques, afin de s’enquérir des capacités de combat de l’armée en cas de rupture des pourparlers. Les résultats sont catastrophiques, mais la résolution que Lénine propose le 18/31 décembre au conseil des commissaires du peuple appelle à « renforcer l’agitation contre l’expansionnisme allemand », « intensifier les mesures afin d’améliorer la capacité de combat de l’armée, adopter des mesures pour empêcher une percée allemande vers Petrograd, lancer à l’intérieur de pays une campagne de propagande afin de démontrer la nécessité d’une guerre révolutionnaire. »7
… à la « conclusion d’une paix annexionniste »
C’est seulement au début du mois de janvier que Lénine opère un tournant à 180 degrés. Comme souvent en pareilles occasions, il développe sa nouvelle position dans des thèses (« sur la conclusion immédiate d’une paix séparée et annexionniste »), rédigées le 7/20 janvier.8
L’auteur y démonte une série d’arguments avancés par les communistes de gauche, par exemple le fait que la signature d’une paix séparée serait un accord avec l’impérialisme allemand qui aiderait ce dernier dans la guerre impérialiste, en signalant que selon ce raisonnement le contraire est également vrai, poursuivre la guerre, même révolutionnaire, « aidant objectivement » les impérialismes français et britannique. « En concluant une paix séparée, nous nous affranchissons, autant qu’il est possible de le faire à l’heure actuelle, des deux groupes impérialistes ennemis (…) nous en profitons, car nous avons ainsi pendant une certaine période les mains libres pour poursuivre et consolider la révolution socialiste. »
Mais il avance surtout quatre arguments, tirés de l’expérience des deux mois et demi de pouvoir soviétique :
1) la résistance bien plus forte que prévue « de la bourgeoisie [russe] et de ses partisans » ;
2) l’ampleur et la complexité, elles aussi sous-estimées, des tâches de construction du socialisme ;
3) l’imprévisibilité des délais de la révolution européenne, seule clé finale de la victoire d’Octobre, faisant « qu’on ne peut absolument pas prévoir le moment probable de l’explosion révolutionnaire et du renversement d’un quelconque gouvernement impérialiste d’Europe (y compris le gouvernement allemand) » ;
4) l’état de délabrement de l’armée russe et l’aspiration de la paysannerie à une paix immédiate et à tout prix (« notre armée (…) est absolument hors d’état de repousser avec succès une offensive allemande », « il est également hors de doute que la majorité paysanne de notre armée se prononcerait sans réserve à l’heure actuelle en faveur d’une paix annexionniste »), raison pour laquelle mener une guerre révolutionnaire est aujourd’hui impraticable, la tâche étant de s’y préparer en construisant « une armée socialiste ouvrière et paysanne, vraiment solide, idéologiquement ferme ».
Au fond, Lénine définit alors sa position en fonction de deux nécessités fondamentales : le maintien de l’alliance entre le prolétariat, son avant-garde révolutionnaire et les masses paysannes très largement majoritaires dans le pays ; les besoins de la révolution européenne, qui tarde à percer et se trouverait extrêmement menacée si la révolution prolétarienne russe devait être précocement écrasée. Autrement dit, une orientation fondée sur l’union de tous les exploités et opprimés, ainsi que profondément, concrètement internationaliste.
Jean-Philippe Divès
- 1. Outre des écrits et témoignages d’époque, cet article s’appuie principalement sur trois ouvrages : - Edward Hallet Carr, « La révolution bolchevique », tome 3 « La Russie soviétique et le monde », Editions de Minuit, 1974 (1952 pour l’original en anglais), pages 15-119 ainsi que 554-574. - Alexander Rabinowitch, « The Bolsheviks in Power – The First Year of Soviet Rule in Petrograd », Indiana University Press, 2007 (inédit en français), deuxième partie « War or Peace ? », pages 129-209. - Marcel Liebman, « Le léninisme sous Lénine », tome 2 « L’épreuve du pouvoir », Editions du Seuil, 1973. Il y est fait référence à ces questions en divers endroits de plusieurs chapitres (conçus de façon non chronologique, mais thématique et transversale).
- 2. Jusqu’au changement intervenu le 1er (transformé en 14) février 1918, le calendrier en usage en Russie retardait de 13 jours sur celui en vigueur à l’ouest de l’Europe et dans la grande majorité des pays.
- 3. Par exemple leur refus de principe de tout compromis, toute « tractation » avec les impérialistes. Lénine y reviendra deux ans plus tard dans un passage célèbre de « La maladie infantile du communisme (le ’’gauchisme’’) » : « Imaginez-vous que votre automobile soit arrêtée par des bandits armés. Vous leur donnez votre argent, votre passeport, votre revolver, votre auto. Vous vous débarrassez ainsi de l’agréable voisinage des bandits. C’est là un compromis, à n’en pas douter. "Do ut des" (je te "donne" mon argent, mes armes, mon auto, "pour que tu me donnes" la possibilité de me retirer sain et sauf). Mais on trouverait difficilement un homme, à moins qu’il n’ait perdu la raison, pour déclarer pareil compromis "inadmissible en principe", ou pour dénoncer celui qui l’a conclu comme complice des bandits (encore que les bandits, une fois maîtres de l’auto, aient pu s’en servir, ainsi que des armes, pour de nouveaux brigandages). Notre compromis avec les bandits de l’impérialisme allemand a été analogue à celui-là. »
- 4. « Quelques thèses », Œuvres complètes Paris/Moscou, 5e édition, tome 21, p. 419.
- 5. Op. cit., tome 25, p. 344-345.
- 6. « Les tâches de la révolution », op. cit., tome 26, p. 57.
- 7. Selon les sources consultées par A. Rabinowitch, op. cit., p. 137.
- 8. Op. cit., tome 26, p. 464-475.