Publié le Dimanche 30 novembre 2014 à 07h18.

Européens d’Algérie : Une société particulière, produit de la colonisation

Durant huit années, du 1er novembre 1954 aux 19 mars (accords d’Evian) et 3 juillet 1962 (reconnaissance par la France de l’indépendance), la guerre d’Algérie opposa l’Etat colonial français à la population algérienne, mais aussi, plus insidieusement, les Algériens qui étaient chez eux et les Européens qui se croyaient chez eux.

 

La colonisation de l’Algérie est le type même de la colonisation de peuplement. Le 14 juin 1830, la France débarquait en Algérie en voulant en faire une terre française. Face aux Algériens, désignés au mieux comme des « Indigènes », une population d’Européens se forma avec des apports divers, d’Espagnols, de Maltais et d’Italiens, à un moindre degré d’Allemands et de Suisses.

 

Juifs séfarades et Espagnols

D’autres couches de population avaient cependant vécu depuis longtemps en Algérie au côté des Algériens. Les Juifs étaient ainsi arrivés en plusieurs vagues ; dès l’antiquité, après leurs révoltes en Cyrénaïque, puis avec la conquête arabe aux 7ème et 8ème siècles. Ils se lièrent aux Berbères des montagnes de l’est de l’Algérie, devenant des Berbères-judaïsés, ou Juifs-berbérisés. 

Puis, à partir de 1492 et de la Reconquista, les Juifs séfarades arrivèrent d’Espagne. Ils cohabitaient avec les Algériens, s’habillaient comme eux, parlaient l’arabe contrairement aux Berbères conservant leur langue. Ils se trouvaient partout en Algérie, plus nombreux dans le Constantinois. S’ils pouvaient être paysans, ils étaient le plus souvent artisans ou commerçants – en majorité pauvres, sauf ceux qui s’enrichirent en servant d’intermédiaires commerciaux au service des Turcs.

Aux premiers temps de la colonisation, le colonisateur utilisa leur proximité avec les Algériens, leur connaissance de leur langue et de la manière de vivre, mais aussi leur niveau culturel. Appliquant le traditionnel « diviser pour régner »,  le colonisateur décida de les couper des Algériens. Alors que s’annonçait la révolte d’El Mokrani, le 24 octobre 1870, le décret Crémieux leur permit d’acquérir la nationalité française. Mais leur sort dépendait des choix des autorités coloniales ; en 1940, sous le régime de Pétain, ils perdirent la nationalité française (avant de la retrouver en 1943), furent alors chassés des bureaux et des écoles, subissant des numéros clausus en tant que cadres ou médecins.

Les Espagnols, aux villes si proches de l’ouest de l’Algérie, avaient pu débarquer très tôt sur leurs balancelles (barques à voile). Dès le début du 16ème siècle, Charles Quint occupait Mers El-Kébir, port situé près d’Oran. Les Espagnols construisirent des forts, des places fortes. Ils étaient alors quelques milliers en Oranie. Mais le 6 mars 1792, les beys prirent possession d’Oran, qui passa aux mains des Turcs. Ailleurs en Algérie, dès 1510, Ferdinand le catholique avait attaqué Alger, puis Bougie. Mais les Espagnols en furent chassés par les janissaires de Barberousse.

Avant l’arrivée de la France, des Espagnols vivront cependant trois siècles en Oranie, peuplant petites villes et villages. Les hommes travaillaient la terre, défrichaient, asséchaient les marais, déboisaient les forêts. S’adaptant bien à ce climat qui leur était familier, ils résistaient mieux aux maladies, connaissaient le maraichage, l’irrigation, l’arboriculture. Les flux de migration vers l’Algérie, dépendant de la situation en Espagne (sécheresse, chômage, perte de terres), furent même davantage encouragés par les autorités espagnoles que les départs vers l’Amérique latine. La colonisation française, à partir de 1830, enracina les Espagnols sur cette terre. Beaucoup étaient artisans, ouvriers, commerçants comme dans le passé entre Tlemcen, Oran et l’Espagne. Certains réussirent à grimper dans l’échelle sociale.

Ainsi Juan Bastos, venu à 12 ans de Malaga, très pauvre, adopta vite la nationalité française et créa dans de petites échoppes « Les cigarettes algériennes ». Ses fils en feront les grandes usines Bastos, avec de nombreuses ouvrières à Oran puis Alger. Ou encore les Lumiñosas fabriquant le Cristal Anis, les Espig utilisant le safran et autres épices pour en faire le spigol, les frères Gras qui mirent au point l’anisette.

Dès 1830, les autorités coloniales favorisèrent les communautés espagnoles, reconnues pour leur savoir-faire. Les lois de 1849 et 1851, puis le sénatus-consulte de 1865, donnèrent le cadre législatif pour la naturalisation des étrangers. Entre 1865 et 1912, 6081 Espagnols d’Algérie devinrent français, tout comme 7485 Allemands et 8 214 Italiens ; bien que plus nombreux, les Espagnols répondirent moins à la francisation.

 

Les Pieds-Noirs

Aux Juifs, Espagnols et autres étrangers s’ajoutèrent les Français de la « métropole », parfois chassés de France après les mouvements révolutionnaires de 1848 et 1871. Ensemble, ils seront les « Européens d’Algérie », que l’Etat colonial tentera d’unifier ; mais chaque groupe gardera sa spécificité, bien visible dans les différentes villes.

Leur unité de façade tient dans la réalité coloniale qui opprime face à eux les Algériens. Les grandes villes, Alger, Oran, Constantine étaient à l’image de cette société. Les quartiers algériens étaient bien délimités, en casbah originelle, avec des habitats à population dense, aux ruelles étroites, très en pente. A Alger, la présence turque a laissé bien des traces dans la casbah. A Oran, le « village nègre », mais aussi le ravin Raz el Ain, regroupaient le plus grand nombre d’Algériens.

Chaque ville avait son quartier juif, souvent près du centre, avec ses rues commerçantes, ses boutiques en tout genre. Elles étaient très fréquentées car on y trouvait de tout. De nombreux quartiers étaient marqués par les communautés les plus présentes, comme les quartiers espagnols. Les centres-villes étaient réservés à la population d’origine française, mais aussi socialement aux bourgeoisies originaires de différents pays qui savaient s’ouvrir aux riches des autres communautés.

Les Européens d’Algérie se sentiront, ensemble, une même population, sous le nom de Pieds-Noirs, avec une identité spécifique, mais surtout à partir de l’éclatement de la guerre d’Algérie. En 1960, ils étaient environ 1 million, dont 130 000 juifs, face à près de 10 millions d’Algériens.

La progression de cette population laisse à voir la diversité du peuplement, mais aussi la volonté de l’Etat colonial de les intégrer en les séparant des Algériens musulmans. Ainsi, en 1886, 220 000 Français et néo-Français dépassaient à peine 203 000 étrangers dont 144 530 Espagnols (surtout en Oranie) et 44 315 Italiens (plutôt dans le Constantinois), les uns et les autres avec une natalité importante. D’où la loi très libérale du 26 juin 1889, accordant la nationalité française à 170 000 étrangers, qui s’intégrèrent grâce à l’école, au service militaire, avec des mariages mixtes hors la communauté juive. Celle-ci subit des campagnes antisémites à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, dans tout le pays et particulièrement à Oran.

Les Pieds-Noirs dans leur diversité ethnique, sociale  et culturelle, produits de la colonisation, vivaient aux côtés des « Indigènes ». Le racisme ambiant n’était pas l’apartheid. Dans les villes, les Algériens étaient bien présents ; sur les marchés, dans les rues avec les marchands ambulants, sur les chantiers, dans le petit personnel de service, comme les fatmas, Algériennes qui même dans des familles pauvres allaient faire la lessive une fois par mois.

Les Algériens ne devinrent citoyens français qu’en mars 1944 mais avec des droits moindres, car il y avait deux collèges électoraux. Le premier collège était celui des Européens, 532 000 personnes (avec 3 000 musulmans), le second collège regroupant 1,3 millions d’électeurs, tous musulmans. Ainsi 1 million de Français dominaient 9 millions d’Algériens, en contrôlant toute la vie locale. Ce n’est qu’en février 1958 que sera établi le collège unique ; en juillet de la même année, les femmes musulmanes obtiendront enfin le droit de vote.

 

Une société différente

La société des Français d’Algérie était différente de la société métropolitaine : moins rurale, avec un développement urbain hérité des aléas de l’Histoire, moins ouvrière, avec encore plus de petits boulots qu’en France, et peut-être plus inégalitaire. Elle était coiffée par une administration coloniale aux mains des Français de France, le contrôle économique étant exercé par de grands groupes métropolitains.

En juin 1955, l’administration découpa toute la société en classes particulières. La classe 21 regroupait 5 840 000 agriculteurs traditionnels, tous musulmans ; la classe 22, 1 600 000 habitants des zones urbaines, principalement musulmans ; la classe 23, 950 000 artisans et petits commerçants, dont 510 000 musulmans ; la classe 24, 595 000 membres des classes moyennes, dont 50 000 musulmans ; la classe  25, les 15 000 Européens les plus riches. Les plus pauvres rassemblaient 93 % des Algériens musulmans. Chez les Européens, 440 000 étaient pauvres, 545 000 appartenaient aux classes moyennes et 15 000 formaient donc l’élite bourgeoise.

Dans l’agriculture, 8000 petits propriétaires se partageaient 1 % des terres, alors que les colons, 6385 gros propriétaires dont 423 sociétés, en accaparaient 87 %. Détenteurs de grandes fortunes foncières et mobilières, ils représentaient le type même du pouvoir colonial. Parmi eux, l’Algérois Jacques Duroux, sénateur, propriétaire de minoteries, de meuneries, d’une compagnie maritime et du journal L’Echo d’Alger. L’homme de la Mitidja, Henri Borgeaud, sénateur radical, archétype de l’immobilisme et de la tradition, possédait des domaines vinicoles et d’agrumes, était administrateur des tabacs Bastos, des ciments Lafarge ou encore du Crédit foncier. Ce sont eux qui, avec l’appui de la France coloniale, ont construit « leur » Algérie.

Face à eux, le petit peuple des villes qui, parfois, dénonçait le pouvoir des colons et leur emprise sur la société : petits fonctionnaires, artisans, petits employés (au nombre de 99 000) et ouvriers (90 600) ; peu de femmes étaient actives, du fait des habitudes méditerranéennes mais aussi de l’emploi des femmes algériennes dans les services. Les agents  de l’Etat représentaient 28 % de la population active et 38 % des salariés, avec une surreprésentation du personnel métropolitain.

Les Européens d’Algérie étaient plus citadins que la population d’une France qui restait encore très agricole. 53 % d’entre eux vivaient en ville, dont 366 000 à Alger et Oran.

Dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, après les émeutes du 8 mai 1945 à Sétif et Guelma, les Pieds-Noirs commencèrent à craindre l’insécurité, d’où leur départ du bled pour rejoindre les villes. Certains envisagèrent le repli, vendirent des terres. Les plus riches envoyaient leurs capitaux en France, achetaient des terres dans le sud-ouest. Dans les familles, on se partageait les rôles, entre ceux qui se maintenaient en Algérie et ceux qui commençaient une nouvelle vie en métropole. Il en allait de même pour les dirigeants de certains grands magasins ou restaurants, ainsi que pour des membres de professions libérales, pharmaciens, dentistes, médecins. Plus que de départ, on parlait d’« infiltration » en France.

Entre le début de la guerre (1954) et 1960, 25 000 départs furent enregistrés. Fin 1961, 160 000 Pieds-Noirs s’étaient déjà repliés en France. Au moment des accords d’Evian, 20 % avaient quitté l’Algérie. Les petits Pieds-Noirs avaient eu moins le choix. La plupart ne connaissaient pas la France, seuls les fonctionnaires ayant un voyage payé tous les deux ans. Ils ont aimé la France, puis l’ont détestée. 

 

Les Européens face à la guerre

Comment cette société d’Européens d’Algérie s’est-elle comportée pendant les années de guerre ? Ceux des classes supérieures, plus instruits et cultivés, avaient les moyens de mieux comprendre les faits politiques et militaires. Pour autant, ils firent le choix de l’Algérie française. Ils avaient entre leurs mains les médias, les grands journaux, même si Alger Républicain et Oran républicain défendaient, quand ils n’étaient pas interdits, des points de vue d’opposition et parfois même de dénonciation des exactions du système colonial.

C’est pendant la guerre que les Pieds-Noirs ont été les plus unis : dans l’incompréhension de la signification de la guerre ; dans l’impossibilité de comprendre la réalité du mouvement national algérien ; dans le soutien à l’armée française ; dans la dénonciation des violences du FLN mais en acceptant celles de l’armée et des milices pieds-noires elles-mêmes.

Pourtant, les Européens d’Algérie ont aussi participé à la vie politique et aux syndicats. Tous les corps de métier, toutes les corporations avaient leurs syndicats –journalistes, ouvriers du livre, manœuvres et ouvriers du bâtiment, dockers et ouvriers de la marine, personnel hospitalier, cheminots. En 1948, à l’EGA, électricité et gaz d’Algérie, la CGT l’avait emporté avec 80 % des suffrages. La fédération CGT des PTT comptait un grand nombre de syndiqués. FO se développa dès 1947 lors d’une grève à l’EGA, se voulant en rupture avec la tutelle du PCA sur la CGT. La CFTC était présente et le SNES/FEN comptait 900 adhérents. Fondée en 1956, l’UGTA, Union générale des travailleurs algériens, organisa essentiellement ces derniers.

Les partis politiques français avaient leurs doubles en Algérie. La SFIO comptait 700 affiliés en 1935, 2800 en 1945, 825 en 1958. Tout en dénonçant certaines inégalités, elle se gardait bien d’adopter des positions trop tranchées – comme d’autres organisations modérées, le MRP ou la Ligue des droits de l’Homme.

Les libéraux d’Algérie, sans disposer d’un véritable parti, s’élevaient contre les injustices du système colonial, la répression et les massacres, tels ceux de Sétif et Guelma en 1945. Dans Alger Républicain, Albert Camus avait dénoncé dès 1939 la misère des villages de Kabylie. En pleine guerre, le 22 janvier 1956, il appela à la trêve civile au nom de la raison et de l’humanisme. Parmi ces libéraux se trouvaient aussi des intellectuels comme l’écrivain Emmanuel Roblès, l’éditeur Edmond Charlot, quelques architectes, des peintres, des représentants des cultes, ainsi que quelques Algériens comme Ferhat Abbas. Certains libéraux progressistes étaient plus radicaux, comme les étudiants influencés par Bourdieu, les Chrétiens progressistes tels André Mandouze, ou plus engagés comme le professeur de médecin Pierre Chaulet, l’abbé Scotto de Bab El Oued, l’ethnologue Germaine Tillon qui créa les centres sociaux. Incompris de la majorité des Pieds-Noirs, ils furent l’objet d’une haine féroce de la part des ultras.

 

Le Parti communiste algérien

Le PCA, Parti communiste algérien, était le seul à se sentir lié à la population algérienne. En 1920, à sa création, il n’était qu’une annexe du PCF. A l’origine, ses militants étaient Européens, parfois fils de déportés politiques des révolutions françaises de 1848 et 1871. Puis, à partir de 1936, il s’ouvrit aux Algériens.

Ses rapports avec le PCF étaient complexes ; « l’Algérie, nation en formation » affirma Maurice Thorez lors de son voyage de 1939, lui qui prétendait que seul le pouvoir des communistes en France pourrait offrir une solution aux Algériens. En 1956, le PCF refusait toujours d’envisager l’indépendance de l’Algérie. Il vota le 12 mars 1956 les pouvoirs spéciaux demandés par Guy Mollet pour renforcer l’effort de guerre en Algérie.

A Oran, Alger, Constantine où ils se retrouvèrent à 300 dans la clandestinité, les militants communistes furent livrés à eux-mêmes. Ils s’engagèrent dans la lutte anticoloniale, créèrent « les Combattants de la Libération », certains rejoignant les maquis, après la désertion de l’aspirant Henri Maillot, le 4 avril 1956, avec un camion d’armes transmis au FLN. Maillot sera tué au combat en juin suivant, avec ses camarades communistes Maurice Laban, un ancien des Brigades internationales, Belkacem Hannoun et Djilali Moussaoui. 

La mort de Maillot fut un véritable drame pour Fernand Iveton, qui décida de passer aux actes en organisant un attentat dans l’usine à gaz où il travaillait. Pour lui, ce devait être un geste d’éclat, sans victime, signe de la détermination des Algériens en lutte. Il changea la date de l’action pour ne blesser personne. Suivi par un contremaître, il fut dénoncé, arrêté et torturé. La presse se déchaîna. Pour les Pieds-Noirs, c’était bien la preuve que les communistes de l’URSS menaient la guerre aux côtés des Algériens. Iveton put tenter de s’expliquer, dire qu’il se sentait algérien, qu’il aimait la France mais pas le colonialisme, qu’il voulait montrer que tous les Européens n’étaient pas anti-arabes… La justice militaire était là pour frapper et le condamna à mort. La presse approuva. Iveton crut en la grâce présidentielle. Le président Coty ne l’exerça pas (Mitterrand est alors ministre de la justice). Il fut guillotiné le 11 février 1957, quelques minutes avant  Mohamed Laknèche et Mohamed Ouenouri.

Le PCF avait abandonné Fernand Iveton : pas de réelle campagne de soutien, même si quelques sections s’étaient mobilisées, et un avocat compétent fourni trop tard. Ce parti qui ne soutenait pas ses propres militants refusant de partir en Algérie voulait ainsi signifier combien il réprouvait les actions menées par le PCA.

Les militants du PCA poursuivront la lutte clandestine, à l’instar d’Henri Alleg et Maurice Audin, arrêtés le 11 juin 1957 et torturés par les paras de Massu. Maurice Audin en mourra, assassiné par l’armée le 21 juin 1957. Henri Alleg dénoncera la torture dans un livre référence, La Question.

 

Sentiment d’abandon et percée des ultras

Plus la guerre durait, plus l’armée réprimait dans tout le pays, mais sans assurer la sécurité ; plus les attentats étaient aveugles et se répondaient, plus le De Gaulle du 13 mai 1958, porteur de tant d’espoirs chez les Pieds-Noirs, se transformait en un conciliateur proche des Algériens, jusqu’à oser parler dès septembre 1959 d’autodétermination ; plus il négociait avec le FLN, plus les Pieds-Noirs se sentaient abandonnés – même si la guerre se poursuivait, toujours aussi violente dans le bled comme dans les villes.

Les Pieds-Noirs gardaient encore espoir en l’armée, surtout celle des paras et des corps d’élite. Et bien sûr il y avait les ultras, ceux qui promettaient que l’Algérie était et resterait française. En majorité, ils appartenaient plutôt aux classes populaires, comme ces deux salariés des tramways algérois qui, le 18 novembre, assassinèrent un cordonnier. Il y avait aussi parmi eux d’anciens résistants, des militaires déçus de Dien Bien Phu, des activistes venant de l’ORAF, Organisation de résistance de l’Algérie française, ainsi que de diverses structures de contre-terrorisme liées aux services spéciaux de l’Armée. Á leur tête, des personnalités tels que Jean-Claude Pérez, de famille pro-franquiste, docteur à Bab el-Oued, Josef Ortiz et son bar du Forum à Oran, ou Athanase Georgopoulos, propriétaire du grand café Riche.

Ce sont les groupes d’Alger qui organisèrent la manifestation contre Guy Mollet du 6 février 1956. A leur compte, des enlèvements, des attentats comme celui de Thèbes dans la casbah (60 morts), celui contre l’UGTA, des exécutions sommaires, la création d’un centre d’interrogatoires forcés. Le 16 janvier 1957, l’ORAF fomentait même un attentat contre le général Salan…jugé trop modéré. Salan comprendra si bien qu’il deviendra l’un des chefs des contre-révolutionnaires, des séditieux.

L’OAS (Organisation armée secrète), née en 1961 de tous ces groupes, recrutera des ouvriers de Renault, de l’arsenal, des employés des tramways, des sportifs, des coiffeurs. Si tous ceux-ci avaient souvent voté communiste ou socialiste, ils venaient de cette société globalement pro-pétainiste, et souvent antisémite, d’où la méfiance à l’égard de De Gaulle qui rejaillira dès 1954. L’OAS se renforcera des officiers vaincus de l’armée française, qui avaient connu au Vietnam la guerre subversive et psychologique, et incarnaient le mythe des corps d’élite sur lequel elle s’appuiera.

Cette force militaro-sociale organisa la journée insurrectionnelle du 24 janvier 1960, avec manifestations populaires encadrées par les Unités territoriales en armes et des paras, tandis que le quartier des facultés devenait un camp retranché. Les ultras tirèrent sur les gendarmes mobiles qui ne les avaient pas ralliés, tuant 15 d’entre eux et faisant 150 blessés, contre 6 morts dans leurs propres rangs. Ce fut la semaine des barricades, jusqu’au discours de De Gaulle du 30 janvier, qui dénonça les insurgés et fit appel à l’armée. Le 31, les barricades commencèrent à se vider. Quelques chefs de l’insurrection qui n’avaient pas fui en Espagne furent arrêtés, mais des centaines d’activistes connus ne furent pas poursuivis. 

Le 8 janvier 1961, le référendum sur l’autodétermination de l’Algérie sanctionnait la victoire du « oui », avec 75,25 % en France et 69,09 % en Algérie.

 

L’OAS et le putsch des généraux

Le 11 février 1961, depuis Madrid, Salan, Susini et Lagaillarde lancèrent l’OAS, qui regroupa le FAF (Front de l’Algérie française) clandestin et d’autres réseaux. Les attentats contre les « musulmans »se multiplièrent, tout comme les assassinats d’opposants, tel l’avocat libéral Popie, poignardé à mort chez lui parce qu’il avait eu l’audace de déclarer, à l’émission télévisée « Cinq Colonnes à la une », que l’Algérie Française était morte.

Le 23 avril suivant, les généraux Challe, Jouhaud, Salan et Zeller appelaient en Algérie et en France à l’insurrection. Le général De Gaulle, tout en maniant l’humour face à « ce quarteron de généraux en retraite », leur opposa une détermination inflexible. Le putsch fut un échec en France malgré quelques attentas, quelques bombes ; mais aussi en Algérie, du fait de l’indécision de bon nombre d’officiers et de la passivité du contingent qui ne rêvait qu’à « la quille ». Le retour à Alger de Salan et Susini n’y changea rien. Le 25 avril, les paras abandonnaient Alger, Challe et Zeller se rendaient.

Les Pieds-Noirs assistèrent à ces événements en spectateurs – tout en soutenant ou sympathisant avec l’OAS et les généraux. Même si l’on voit dans les documents d’archive des foules d’Européens d’Algérie très denses, à Alger comme à Oran, seule une minorité a vraiment participé aux mouvements insurrectionnels.

En même temps qu’elle menait son propre combat fait d’assassinats, de violence contre les Algériens lorsqu’ils osaient sortir de leurs quartiers contrôlés par le FLN, et contre tous ceux qu’elle considéraient comme des traîtres (les libéraux et les militants favorables à l’indépendance), l’OAS tenta de mobiliser à ses côtés la population des Européens. Sa propagande passait à travers des tracts, des émissions de radio pirates, des manifestations de soutien, de très fréquents concerts de casseroles, dont le but était parfois d’avertir des « visites » des gendarmes mobiles ou des CRS, la pose de drapeaux à toutes le fenêtres, l’espionnage angoissant de tous ceux qui ne se pliaient pas à ses injonctions, des temps « ville morte » pendant lesquels la foule devait rester immobile.

Les Pieds-Noirs suivirent, tout en étant de plus en plus désespérés. Ils approuvaient les plasticages, les attentats aveugles, les bombardements aux mortiers des quartiers algériens, les ratonnades, les attaques contre des casernes de gendarmes mobiles ou des membres de  l’armée. A Oran, au plus fort de sa rage, l’OAS appliqua froidement une politique de terre brûlée. Le 21 juin, la station de détente du gaz d’Hassi R’Mel situé aux portes de la ville était sabotée : énorme explosion, flammes hautes de dizaines de mètres, épaisses fumées ; dans la ville, incendies et explosions de bâtiments publics – écoles, bibliothèques, maison de l’agriculture, caisses d’assurances sociales, maison de la santé, central téléphonique, les Domaines, l’ancienne usine à gaz.

Qu’allait-il rester de la ville, devenue ville morte, coupée du monde, où on ne travaillait plus, où on n’enterrait plus, avec des cadavres restant au milieu des vivants pendant des jours, ville toujours remplie de ses habitants qui se terraient, de ceux qui voulaient fuir par-delà ce rideau de fer et de feu que l’OAS avait maintenant tendu contre eux ? Le 25 juin, alors que 13 foyers d’incendies continuaient leurs ravages, une cuve géante de la BP explosait dans le port d’Oran. Flots d’essence en feu, champignon au-dessus de la ville… Les cuves s’effondrèrent, les navires rompirent leurs amarres et gagnèrent la haute mer. Plus de cent millions de litres de mazout étaient en feu, tout brûlait autour. On ne voyait plus le soleil à 20 km à la ronde, la ville s’asphyxiait, semblait être au centre d’un brasier.

Pour ces Pieds-Noirs, il n’y avait plus le choix : partir, partir… Pas comme ceux, les plus riches, qui avaient depuis longtemps transféré leurs richesses et disposaient de solutions de repli, mais en abandonnant tous leurs biens.

Cependant, s’il est certain que la majorité des Européens ont quitté l’Algérie dans des conditions plus que difficiles,  en janvier 1963, 200 000 d’entre eux avaient fait le choix d’y rester, travailler et vivre. Certaines et certains y sont toujours ; beaucoup ont fait l’expérience de tenter, pour un temps qui varié, l’aventure de l’Algérie algérienne.

Encore aujourd’hui, les Pieds-Noirs et leurs enfants brandissent le drapeau de l’Algérie française. Ils se réunissent pour évoquer et glorifier leur passé, se regroupent dans des associations de leurs villes et villages. Nombreux dans le sud de la France, ils y réservent leur vote  à l’extrême droite. Ils sont toujours prêts à en découdre avec leurs anciens adversaires, celles et ceux qui, aujourd’hui, loin d’effacer de leur mémoire ce qu’ils ont vécu en Algérie, dénoncent les stèles en faveur de l’OAS, doivent se battre pour obtenir un musée de l’Histoire de la France et de l’Algérie (comme à Montpellier) et attendent encore une histoire reconnue et enseignée de la colonisation.

 

Par Michèle Villanueva

L’auteure a publié en 1992 le livre « L’Écharde, chronique d’une mémoire d’Algérie » (Maurice Nadeau, Paris, 350 pages, réédition 1998).