Roger Colombier, éditions Syllepse, 2016, 15 euros.
Cet ouvrage est une nouvelle contribution à la connaissance de l’affaire Durand, dont la mémoire a été occultée tout au long du 20e siècle.
Les ouvriers charbonniers du port du Havre, qui déchargent dans des conditions abominables les bateaux, sont les les pauvres des prolétaires. La majorité ne sait ni lire ni écrire, le travail journalier est tellement irrégulier que nombre d’entre eux couchent dans les wagons et vivent au petit bonheur. Ils s’organisent dans un syndicat CGT et se mettent en grève en août 1910. Cette grève est dure, tendue, à cause de la répression et des manœuvres patronales, des jaunes qui font la double journée, dormant sur place pour éviter d’avoir affaire aux grévistes. Un d’entre eux rencontre, au cours d’une soirée bien arrosée dans les « bas-fonds » du port, trois grévistes, eux aussi ivres. Une bagarre s’engage, il est tué.
Les trois grévistes sont rapidement arrêtés, ainsi que les responsables du syndicat, dont le secrétaire Jules Durand. Les patrons fabriquent des « témoins » (non grévistes) qui affirment contre toute évidence que la mort de ce jaune a été décidée en assemblée générale des grévistes à l’instigation du syndicat. Malgré les centaines de témoins, les affirmations du chef de la sûreté du Havre, des indicateurs de police confirmant que rien de tel n’avait été discuté, le tribunal condamne les trois grévistes à des peines de travaux forcés et Jules Durand, en tant que secrétaire du syndicat, à la peine de mort.
Climat antiouvrier
Le procès s’est déroulé dans un climat antiouvrier très violent, les grèves se multiplient : « partout on n'entend parler que de meetings révolutionnaires, de violences, de sabotages... », dira le procureur dans son réquisitoire. Le gouvernement de l’ancien socialiste Briand, qui venait de réquisitionner les cheminots en grève, emprisonne les dirigeants du comité de grève, révoque 2 459 cheminots.
Dès le prononcé du jugement, les jurés signent un recours en grâce, le procureur parlant de « méprise » du jury. Dans les mois qui vont suivre, des témoins se rétractent, les protestations se multiplient. La CGT, la LDH, le Parti socialiste, et de plus en plus de députés radicaux socialistes se mobilisent, avec une solidarité internationale. Se multiplient les grèves, les meetings, les protestations diverses.
Alors que la CGT prépare une grève générale, le président de la République commue la peine de mort en 7 ans de prison. Deux mois après la condamnation à mort, le jugement est annulé, et Jules Durand libéré. Mais les mauvais traitements du condamné à mort ont eu raison de sa santé mentale. Il sera interné à l’hôpital psychiatrique dans lequel il mourra en 1926.
Le rapprochement entre l’affaire Durand et l’affaire Dreyfus, qui avait agité le pays une douzaine d’années plus tôt, s’impose très vite. Il y a la même injustice, mais l’institution judiciaire n’a pas réagi de la même façon, tout comme une partie des dreyfusards. Car il fallait pour cela accepter que la défense des droits sociaux fasse partie intégrante des droits de l’homme...
Patrick Le Moal