Entretien avec Alain et Hubert Krivine. En 1956, Alain et Hubert Krivine étaient membres de l’organisation de jeunesse du PCF. Ils reviennent dans cet entretien sur les positions de sa direction et l’état d’esprit des militants de l’époque.
Vous étiez cinq frères qui ont tous commencé à militer très tôt dans des organisations de jeunesse. Qu’est-ce que ça signifiait à l’époque être aux Vaillants, puis aux JC, puis au PC ?
Alain Krivine – Avec mon jumeau Hubert, nous avions trois frères plus âgés qui, après avoir été au Mouvement des auberges de jeunesse et certains aux Jeunesses socialistes, se sont tous retrouvés au PCF. Nos parents étant de gauche mais sans plus.
C’est ainsi, dans cette tradition familiale que je me suis retrouvé naturellement membre de l’Union des Vaillants et Vaillantes (organisation d’enfants liée au PC et qui deviendra les « Pionniers » en 1970) dans le groupe du 9e arrondissement de Paris, foulard bleu et rouge qui partait chaque week-end en sortie à partir de la place Breda (aujourd’hui Paul-Painlevé), et qui chaque été rejoignait son camping près d’Oradour-sur-Vayres où je devins très vite aide-moniteur. A l’époque, même enfant on n’hésitait pas à crier les slogans communistes dans le métro comme « libérez Henri Martin ou Raymonde Dien » (deux militants du PCF, emprisonnés pour s’être opposés à la guerre en Indochine).
Par la suite, et toujours aussi naturellement, j’ai adhéré à l’Union des jeunesses républicaines de France, qui se transforma en Mouvement de la jeunesse communiste en 1956. J’ai donc été membre de cette organisation dans le 9e puis au cercle du lycée Condorcet en 1957, pour devenir l’un des meilleurs diffuseurs devant la gare Saint-Lazare de notre journal national l’Avant-garde, puis être délégué à Moscou au VIe Festival mondial de la jeunesse de juillet 1957, après avoir été nommé responsable des lycéens communistes de Paris. Tout cela était un parcours naturel dans une famille de militants PC où les murs de notre chambre étaient tapissés de portraits de dirigeants, dont celui du stalinien hongrois Rakosi. Je n’ai su que bien plus tard l’adhésion au trotskysme de deux de mes frères dont mon jumeau. Eux n’avaient jamais été staliniens.
Hubert Krivine – J’étais aussi aux Vaillants. Vers l’âge de 12 ans, j’ai été récompensé de mon activité de Vaillant par un voyage dans un camp de pionniers en RDA (Allemagne de l’Est). Il y avait bien sûr le salut au drapeau tous les matins et la promesse renouvelée à Wilhelm Pieck (dirigeant du PC allemand devenu président de la République démocratique allemande) qui me choquaient, mais l’atmosphère était sympathique et nous étions convenablement nourris et dorlotés.
On nous a fait visiter une usine de tracteurs et demandé de combattre à notre retour les calomnies impérialistes qui racontaient que c’était une fabrication de chars. J’en étais bien convaincu, mais à vrai dire nous n’avions vu que la fabrication de blocs moteurs qui auraient pu servir à bien des usages. Aussi, un peu énervé, j’ai écrit à mon groupe de Vaillants une lettre dont je me souviens parfaitement : « nous avons visité une usine de chars, mais chut, il ne faut pas le dire, car alors on est envoyé dans des mines de poivre qui sont bien pires que les mines de sel car on y tousse tout le temps ».
L’usage, au retour de ces voyages honorifiques, était d’être accueilli à la gare avec une certaine pompe par le groupe. Pour moi, rien de tel. Seul le responsable était là avec une mine d’enterrement. « Pourquoi fais-tu cette tête ? » « Ta lettre ! » « Quoi, ma lettre, quelle lettre ? » J’avais complètement oublié. Mais « c’était une plaisanterie et d’ailleurs les mines de poivre, ça n’existe pas ». « On ne plaisante pas avec ces choses-là ». Là encore on voit comment en France, où le PC n’avait pas le pouvoir, s’était néanmoins créée une atmosphère de complot. Ce n’était qu’une très pâle et indolore copie de ce qu’ont connu les démocraties populaires et l’URSS à l’époque. On pourra lire La plaisanterie de l’écrivain tchécoslovaque Milos Kundera, qui en donne la version originale, autrement plus tragique...
Pouvez-vous résumer l’évolution du PCF depuis la fin de sa participation au gouvernement, en 1947, jusqu’au début de 1956 face à l’évolution de la situation politique française et aux guerres coloniales ?
A. K. – Pour nous le PCF c’était le parti de la Résistance aux nazis, puis celui qui s’était rebellé contre les gouvernements d’après-guerre qui l’avaient chassé du pouvoir en 1947 et mené la sale guerre d’Indochine. Alors que le PCF avait auparavant puissamment concouru au rétablissement de l’« ordre républicain », allant jusqu’à dénoncer des grèves, en déclarant, par la voix d’un de ses députés, que « la grève, c’est l’arme des trusts ».
Dans les années 1950 le PCF, fortement implanté dans la classe ouvrière avec ses centaines de milliers d’adhérents, va adopter une ligne d’entente avec les socialistes de la SFIO qui lui fera condamner le début de l’insurrection en Algérie et voter avec ses 146 députés, le 12 mars 1956, les « pouvoirs spéciaux » au gouvernement du socialiste Guy Mollet, « pour aider à la paix », en fait intensifier la répression contre les partisans de l’indépendance. Cette orientation était à l’époque celle du PCA (PC algérien) qui avait condamné le début de l’insurrection armée en 19541, et c’était aussi celle de l’URSS qui ne contrôlait pas du tout cette insurrection et développait une ligne de « coexistence pacifique » avec l’Occident capitaliste.
Dès juillet 53, Khrouchtchev avait dénoncé Beria, et Staline comme l’ayant couvert, devant les dirigeants de certains PC. Les dirigeants du PCF ont été ensuite informés des conflits au sein de la direction soviétique. Ils n’en ont rien dit au parti. Avec le rapport du XXe congrès, il n’était plus possible de dissimuler totalement la réalité. Pourtant, la direction du PCF restait très réticente : « Pourquoi remuer toute cette boue » déclarait Jeannette Vermeersch. Comment expliquer cette attitude ? A quoi correspondait-elle ?
A. K. – Le rapport Khrouchtchev, qui devait rester secret et qui s’en prenait à Staline, a été fait le 24 février 1956 devant le XXe congrès du PCUS. Les dirigeants du PCF, hyper staliniens, ne pouvaient pas l’accepter et on a dû attendre L’Humanité de mars pour commencer à mentionner des critiques de Staline, avec à chaque fois une dose de compliments pour son rôle pendant la guerre. La direction du PCF était très liée à Staline et à son équipe qui avaient d’ailleurs recueilli Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, à Moscou pendant la guerre. Voilà pourquoi, au début, les dirigeants du PCF ont nié l’existence de ce rapport puis, peu à peu, ont reconnu que Staline avait fait des fautes avant, plus tard, de s’identifier pleinement au XXe congrès du PCUS.
La direction du PC italien, l’autre grand PC en Europe occidentale, a pris une position différente. Pourquoi cet écart entre les réactions des deux PC ?
A. K. – L’attitude de la direction du PCF va effectivement trancher avec celle du PC italien dirigé par Palmiro Togliatti, qui va tout de suite défendre le XXe congrès. Il faut dire que le PCI était un très grand parti de masse, le plus grand PC du monde occidental, qui était resté longtemps dans la clandestinité à l’époque de Mussolini et qui se trouvait confronté à un PS plutôt à gauche dirigé à l’époque par Pietro Nenni, qui fut membre des Brigades internationales en guerre contre le franquisme en Espagne et qui obtint en 1951 le Prix Staline pour la paix.... Néanmoins, à la Libération, le PCI avait aussi accepté la logique de Yalta.
Ensuite, le PCI prendra la tête du courant « eurocommuniste », c’est-à-dire du regroupement des communistes antistaliniens dont la plupart vont évoluer vers un réformisme de plus en plus mou, ce qui conduira beaucoup plus tard plus tard le PCI à s’autodissoudre en 1991.
En 1956 il y aussi, en octobre, les révoltes des ouvriers polonais, et en novembre l’insurrection hongroise. Quelle a été l’attitude de la direction du PCF ?
A. K. – En octobre 1956, quand éclate l’insurrection à Budapest et que les chars russes viennent l’écraser, le PCF approuve totalement l’intervention. Cette position va permettre à des milliers de manifestants conduits par l’extrême droite de venir encercler le siège du comité central, carrefour Châteaudun, le 7 novembre 1956, et d’y mettre en partie le feu malgré la défense des militants PC qui montaient la garde. Puis le cortège va se rendre devant le siège de L’Humanité, boulevard Poissonnière, mais là les bagarres seront très violentes avec les militants PC venus en cars des banlieues.
Cette attaque contre les sièges du PC, avec la complicité de l’église Notre-Dame-de-Lorette qui avait caché le matériel des manifestants, plus la propagande « anticommuniste » de la droite, amenèrent l’essentiel des militants PC ou CGT à se solidariser avec leurs directions. Comme l’a écrit l’historien Philippe Robrieux, dirigeant des étudiants communistes à l’époque, les militants étaient plus indignés par les interventions impérialistes contre le canal de Suez que par l’intervention des chars russes à Budapest.
H. K. – Il y a eu en novembre 1956, dans la salle des métallos, rue Jean-Pierre Timbaud, un meeting pour écouter André Stil de retour de Hongrie. Son papier dans L’Humanité, « Budapest recommence à sourire malgré ses blessures », résume parfaitement son contenu. J’avais seize ans, pas de culture politique autre que celle des Vaillants, mais son compte rendu de la révolte hongroise me faisait penser aux comptes rendus de la Commune de Paris faits par les Versaillais : une bande de délinquants échappés de prison et abrutis d’alcool. La salle était chauffée à blanc par l’intense campagne anticommuniste qui avait là un bel os à ronger. Et puis ce fut le moment redouté : « Camarades, on va voter. Qui vote pour le rapport ? » Une marée de bras levés. « Qui vote contre ? » Je n’ai pas osé et personne ne l’a fait. Qui s’abstient ? Héroïquement, tel un soldat sortant des tranchées, je hasarde une main timide. Quatre ou cinq héros m’accompagnent. Regards furibonds des militants dont certains menaçaient de casser la gueule à ces petits cons de provocateurs. Heureusement, nous avons été sauvés par les responsables du parti : « Laissez, ce ne sont que des petits bourgeois » (ce qui était malheureusement exact) « qui veulent se rendre intéressants » (ce qui l’était moins).
En fait je n’étais pas si ignorant. J’avais réussi à « voler » à la Section du 9e le « rapport Gomulka », qui était le texte officiel de la résolution du comité central du Parti ouvrier unifié de Pologne. Il faut savoir qu’à l’époque, le PCF niait ou parlait seulement du rapport « attribué au camarade Khrouchtchev ». Ce rapport, une version disons light du texte soviétique, seulement destiné aux cadres du parti, était indiscutable. Il m’avait convaincu du bien-fondé des affirmations de mes toutes récentes fréquentations trotskystes.
En mars 1956, les députés du PCF votent les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet, élu sur la promesse de « paix en Algérie » mais qui y enverra le contingent pour faire la sale guerre qu’on connaît. La fidélité à l’URSS et à Staline pouvait donc coexister avec le pire des opportunismes sur la scène politique française ?
A. K. – Au début de l’insurrection algérienne (en 1954), le PC algérien (dans un premier temps) et le PCF condamnent la lutte armée et tous les réseaux qui en France avaient décidé « d’aider le FLN ». Je me souviens que lors du festival de la jeunesse à Moscou, en 1957, c’est une rencontre que j’avais organisée entre une délégation du FLN et une du PC qui commence à m’ouvrir les yeux. Après l’échange de cadeaux, le débat est rude sur le vote en 1956 par les députés PC des « pouvoirs spéciaux » à Guy Mollet. « Vous faites l’inverse de ce que vous avez fait pendant la guerre en Indochine [jeter les armes à la mer à Marseille], vous avez osé voter les pouvoirs spéciaux ». Les dirigeants du PC répondent que « les attentats terroristes sont une erreur indéfendable dans la population »...
Avant de rentrer en train à Paris, les dirigeants de la JC nous reprennent les journaux clandestins du FLN « pour ne pas être interdits en France » et nous donnent à la place d’énormes colis pour la fête de l’Huma, jamais ouverts par les douaniers... Par la suite, lors de meetings où je suis invité, des dirigeants locaux du PC (dans le Limousin), qui n’avaient jamais été en URSS, me font réécrire mon discours de compte-rendu de voyage, « trop critique » sur l’URSS et sur la tenue vestimentaire des moscovites... Il faut dire que je commençais à m’interroger, certes naïvement, surtout que parmi les délégués hongrois envoyés au Festival, tous les « blessés par les forces contre-révolutionnaires » que j’avais rencontrés étaient des soldats...
Des oppositionnels commencent à se manifester. Qui sont-ils ? Ils ne semblent pas avoir un grand poids ? Est-ce la guerre d’Algérie qui va changer les choses ?
A. K. – En 1956, comme d’ailleurs en 1968, l’opposition dans le PCF est très faible, les traditions de soutien inconditionnel à la direction étant encore très fortes. Il n’y a que quelques individus, surtout intellectuels, pour commencer à protester. Parmi eux, Denis Berger, « entriste » du PCI (Parti communiste internationaliste, section française de la IV° Internationale), qui avait adhéré au PCF en 1953. Suite aux évènements de Hongrie, il crée en 1956, avec Félix Guattari, une revue d’opposition, Tribune de discussion, qui sera liée au PCI. La revue va prendre contact avec une autre revue oppositionnelle, L’Etincelle, dirigée par des intellectuels du PCF, Victor Leduc, Jean-Pierre Vernant, Yves Cachin et Gérard Spitzer. En 1957 les deux revues vont fusionner. Un an plus tard, ce sera la création avec Denis Berger de La Voix communiste, revue indépendante qui se présente toujours comme une opposition interne du PCF, mais s’adresse en fait à un public plus large et va jouer un rôle très important dans le soutien au FLN algérien.
En fait, l’opposition la plus large viendra du journal Unir-Débat créé en 1952, au moment de la mise à l’écart du PCF de nombreux dirigeants de la Résistance qualifiés de « trotskystes », avec parmi eux Charles Tillon et André Marty. Unir va tenir jusqu’en 1975 et disparaître après sa dénonciation par d’anciens dirigeants de la Résistance, qui avaient découvert la manœuvre. Parfaitement organisé et totalement clandestin, Unir dévoilait tous les méfaits du stalinisme, la vie privée des dirigeants du PCF, la corruption, mais personne ne savait qui était derrière, sauf un nom : Courtois. Or il s’est avéré par la suite que c’était la direction du PCF qui avait créé de toute pièce cet outil afin de connaître ses opposants dans le parti, surtout parmi les anciens résistants, très nombreux au début à soutenir Unir. Subtile manœuvre, complètement téléguidée par les dirigeants staliniens du PCF qui n’hésitèrent pas à sortir et envoyer à des milliers de communistes un bulletin qui dénonçait l’intervention soviétique en Hongrie, les « évènements » de Pologne ou le luxe de la villa de Maurice Thorez sur la Côte d’Azur... Au PCI puis à la JCR2, nous avons réussi à gagner des camarades qui étaient aussi à Unir, sans trop savoir qui était derrière.
H. K. – Pour ma part, c’est la combinaison de l’intervention soviétique en Hongrie et de la nécessité de lutter plus efficacement contre la sale guerre d’Algérie qui me convainc d’adhérer à la IV° Internationale. C’était à l’époque un saut immense. On ne l’imagine pas aujourd’hui : on était encore dans la lutte contre l’hitléro-trotskysme. Impossible de faire seul un tel pas. Je me tourne vers un frère aîné, Jean-Michel, vieux militant du PC, en qui j’ai confiance. Hypocritement, je lui dis avoir été contacté par des trotskystes (en ajoutant prudemment « c’est tous des flics, non ? ») qui m’ont raconté des choses troublantes. A mon grand étonnement, au lieu de sonner la charge habituelle, il ne m’a pas découragé d’aller voir Pierre Frank (principal dirigeant du PCI). « Qu’est-ce que tu risques, s’ils disent des choses intéressantes ? » J’aurais dû comprendre que c’était un aveu de son appartenance, je ne l’ai su que plus tard, après avoir adhéré.
A. K. – C’est en rentrant du Festival de la jeunesse que, tout en restant au PCF, je rejoins les réseaux de soutien au FLN, clandestins par rapport au gouvernement et par rapport au PC. Terrassé par une jaunisse, mon jumeau, en fait déjà trotskyste, me fait rencontrer un camarade qui « connait bien les réseaux de soutien au FLN ». En effet je voulais aider le FLN mais « sans les trotskystes ». Certes je ne les connais pas mais « je sais que ce sont des flics ». C’est ainsi que mon frère me présente Michel Fiant, dirigeant de Jeune Résistance (organisation qui faisait du travail clandestin dans l’armée) mais qui était aussi dirigeant de la IV° Internationale. Mais ça, je ne le sus que quelques années plus tard, quand j’y adhérai moi-même...
Propos recueillis par Henri Wilno
- 1. Le PC algérien modifiera ensuite son orientation et s’engagera dans la lutte de libération de l’Algérie.
- 2. JCR : Jeunesse communiste révolutionnaire. La JCR est fondée le 2 avril 1966 à partir du secteur Sorbonne-Lettres de l’Union des étudiants communistes (UEC), exclu en 1965 par le PCF pour avoir refusé de soutenir la candidature de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1965. Dissoute par le pouvoir gaulliste après mai 68 et considérablement renforcée, la JCR donnera naissance à la Ligue communiste.