La politique tolérante du gouvernement allemand vis-à-vis des réfugiés de Syrie et d’Irak répondait à une demande du grand patronat, mais aussi à des sentiments ancrés dans la conscience populaire. Elle n’a cependant eu qu’un temps et, comme ailleurs, c’est la fermeture qui s’impose désormais.
La vie sur cette planète devient de plus en plus sûre. Vous n’y croyez pas ? Si, si. La preuve : elle commence à être pavée, en tout cas, de « pays d’origine sûrs » pour réfugiés. Autrement dit, de pays vers lesquels des personnes ayant réussi à en fuir pourront être renvoyées… sans que les administrations compétentes aient à se casser la tête.
A l’échelle européenne, cela vaut pour la Turquie, quelles que soient les protestations… et même si une jurisprudence grecque récente met fortement en cause le principe de l’accord conclu avec le régime turc. La République fédérale d’Allemagne, quant à elle, vient de « découvrir » officiellement plusieurs « pays d’origine sûrs » sur la mappemonde. Son parlement fédéral, le Bundestag, vient d’adopter une résolution en date du 13 mai 2016 qui déclare que les trois pays centraux du Maghreb relèvent tous de cette catégorie : le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. 424 député-e-s ayant voté « pour », 143 « contre », et trois s’étant abstenus.
Cela revient, de fait, à fermer très largement la porte à tous les demandeurs d’asile en provenance de ces pays. En effet, pour toute personne originaire d’un « pays d’origine sûr », il n’existe tout au plus qu’une version allégée et très expéditive de la procédure d’asile. Alors que l’on sait pertinemment qu’il existe aujourd’hui, encore et toujours, des persécutions politiques (ou encore des persécutions policières à l’encontre des homosexuels) et des faits de torture dans ces trois pays, à des degrés divers, surtout au Maroc. Alors que le journal parisien Le Monde vient de consacrer, dans son numéro du 18 mai 2016, un article fouillé au retour de la torture en Tunisie.
Le court été des frontières « ouvertes »
Au cours de l’été 2015, surtout fin août et début septembre, on avait temporairement l’impression de rêver. L’Allemagne, qui avait connu une vague de violences inouïe contre l’afflux de migrants dans les trois années après la chute du Mur (avec 18 000 infractions racistes, du délit d’injure ou d’incitation à la haine jusqu’à l’assassinat, pour la seule année 1992), paraissait presque transformée. Le pays semblait accueillir les migrants, les réfugiés à bras ouverts, en faisant la fête. Dans des gares comme celle de Munich, des centaines voire des milliers de personnes se rassemblaient pour recevoir les familles (notamment) syriennes qui arrivaient, après avoir traversé les Balkans, la Hongrie, l’Autriche.
Au même moment, le gouvernement fédéral allemand indiquait qu’il acceptait les réfugiés de guerre de Syrie et d’Irak sur le sol allemand, sans leur opposer la convention de Dublin III (qui veut que ce soit le premier Etat européen dont le sol a été foulé qui prenne en charge la demande de protection : Grèce, Italie, Hongrie...). Juste avant de se reprendre, puisqu’au bout de 48 heures, l’information fut démentie par voie de communiqué de presse gouvernemental. Mais après avoir réussi à traverser la Macédoine, les Etats de l’ex-Yougoslavie et plusieurs autres pays, les migrants continuaient d’arriver, au moins dans un premier temps.
C’était quand c’était encore possible, après que le régime des frontières de la forteresse Europe avait craqué au cours de l’été 2015 (en commençant par la Grèce et ses îles), mais avant que la Hongrie, la première, ne barricade toutes ses frontières. D’abord celles avec la Serbie, puis celles avec la Croatie. Certes, désormais, une nouvelle route était ouverte à travers la Slovénie... mais pour se refermer elle aussi, depuis. Suite à la fermeture des frontières de plusieurs pays situés sur la « route des Balkans », le nombre d’arrivées en Allemagne a fortement chuté, à partir de février-mars 2016. Des observateurs supposent qu’il pourrait y avoir de nouveaux trajets, passant par exemple par l’Albanie puis par la mer Adriatique sur des navires.
Au total, selon les chiffres officiels publiés dans un premier temps, environ 1,1 million de réfugiés auraient réussi à arriver en Allemagne au cours de l’année 2015. Ce chiffre a été fortement relativisé depuis. L’hebdomadaire Die Zeit écrit, le 12 mars 2016, que le chiffre réel de migrants cherchant une protection ou un droit au séjour en Allemagne, pour 2015, serait plus proche de la moitié : environ 600 000. L’écart entre les chiffres provient du fait que de nombreux migrants ont été enregistrés plusieurs fois ; quand ils ont franchi la frontière, mais aussi quand ils ont quitté leur lieu de premier enregistrement en Allemagne pour s’installer ailleurs, par exemple pour se rapprocher de leur famille ou fuir des endroits, surtout à l’est, où le racisme était trop intense. Un certain nombre de réfugiés auraient aussi été enregistrés en Allemagne, mais auraient transité ensuite vers les pays scandinaves. Toujours est-il que l’Allemagne, en tout cas en 2015, a été bien plus accueillante que la France dont les autorités, à tous les niveaux, ne se sont pas vraiment couvertes de gloire.
Un discours d’ouverture… mais une politique de verrouillage
Surtout, l’Allemagne a réintroduit à son tour des contrôles aux frontières avec l’Autriche – et avec la France au niveau de l’Alsace – depuis le 14 septembre 2015. Sachant que le GdP, un syndicat de policiers, exige à son tour qu’on y érige carrément une clôture ou un mur… En attendant, la Bavière, Etat-région dirigé par la droite chrétienne-sociale CSU – une branche de la CDU située particulièrement à droite – et frontalier avec l’Autriche, pratiquait déjà une politique extrêmement dure et « musclée », même lorsque la politique officielle était encore tournée vers l’accueil des migrants. Au moins 70 personnes y ont été mises en garde à vue et font l’objet de poursuites pénales, rien que pour avoir amené un ou une réfugiée se déplaçant vers l’Allemagne ou une famille en voiture depuis l’Autriche voisine, en août ou septembre 2015. Des personnes qui n’avaient rien de « passeurs », rien de mafieux tirant un profit économique de la détresse des migrants face à la fermeture des frontières : des pères ou mères de famille, un ingénieur se rendant au travail, des touristes au retour de vacances...
Lors du « mini-sommet » de l’Union européenne tenu en octobre 2015, c’est l’Allemagne officielle qui se trouvait en partie en pointe pour demander des durcissements. Elle demanda ainsi à l’Union européenne de créer une procédure pour pouvoir renvoyer des migrants en Afghanistan, un pays en guerre vers lequel on n’expulsait plus, dans les faits.
Pire : le 18 octobre 2015, la chancelière Angela Merkel s’était rendue en Turquie pour négocier avec le sultan, pardon, le président Recip Teyyep Erdogan. Il s’agissait de lui faire accepter l’accueil de migrants… sur le territoire de la Turquie, pour les fixer dans cet Etat. Cette initiative a débouché sur un accord, conclu le 18 mars 2016 entre la république de Turquie et l’Union européenne. Sachant que des navires de l’OTAN, dont des navires militaires ou policiers allemands, croisaient d’ores et déjà dans la mer Egée, au nom de la « lutte contre les passeurs ».
D’où vient ce changement de position apparemment brusque, de la part de l’Allemagne officielle ? Il est vrai que son gouvernement a tangué, au long de cet été 2015, plusieurs positions s’affichant en son sein. Alors qu’Angela Merkel plaidait pendant plusieurs semaines pour un accueil des migrants se déplaçant depuis le sud-est de l’Europe, son ministre de l’Intérieur Thomas de Maizière, la CSU et d’autres acteurs gouvernementaux étaient sur des positions beaucoup plus dures.
La position de la fraction regroupée autour d’Angela Merkel – celle-ci l’a d’ailleurs payé par un net recul de popularité en septembre et octobre 2015 de plus de 60 % à 52 %, ainsi sa CDU tombée à 37 % d’intentions de vote – s’explique par plusieurs raisons. L’« éthique protestante », parfois citée en France comme facteur motivant ces positionnements, y joue très peu. Elle n’avait pas empêché, en tout cas, que l’Allemagne sombre, sur la période 1990 à 1993, dans un racisme brutal, du côté gouvernemental comme dans une fraction importante de la population.
Mais l’expérience de l’époque a appris aux politiques que la radicalisation raciste, qui était alors quasi officiellement encouragée – la politique étatique érigeant alors l’afflux de demandeurs d’asile en « problème numéro un » –, a produit des résultats dangereux. Y compris pour l’Etat. La cellule terroriste NSU (« Clandestinité national-socialiste »), découverte en 2011, était née de cette conjoncture-là. Il est ainsi plausible qu’à la tête de l’Etat, on cherchait à ne pas encourager une deuxième vague de radicalisation néonazie – alors qu’on sait maintenant que la première avait ses racines jusque dans l’appareil policier où elle jouissait de larges complicités.
Un autre motif réside dans le symbole de l’ouverture, permettant un affichage positif et humaniste sur la scène internationale, alors que l’Allemagne officielle venait d’être critiquée largement (en juin et juillet 2015 notamment) pour sa position très dure vis-à-vis de la Grèce endettée. La charge symbolique est importante : en cette année 2015, on commémorait les 25 ans de la chute des anciens régimes à l’Est, qui avait été préparée par l’ouverture des frontières, en septembre 1989 en Hongrie puis en République tchèque. Celle-ci avait aussi sapé le régime de la RDA, préparant ainsi le terrain à la réunification allemande de 1990 bien qu’une partie de l’opposition progressiste y ait été opposée. C’était donc l’occasion de célébrer un symbole de l’ouverture, celle d’hier ayant « mis fin au totalitarisme » dans le langage officiel – combinée à celle d’aujourd’hui. Cela a contribué à redorer le blason de l’Allemagne officielle, lui donnant une apparence humaniste.
Les appels des organisations du patronat, qui se plaignent d’une évolution démographique négative – la proportion de jeunes dans la population diminue, en raison notamment de la difficile compatibilité entre vie professionnelle et vie familiale, qui rend les femmes réticentes à faire des enfants –, ont aussi joué un rôle. Le patronat, en tout cas dans ses fractions les plus rationnelles et « éclairées » – alors que certains chefs de PME s’adonnent à toutes les campagnes réactionnaires –, n’était pas opposé à l’accueil de migrants, y compris en nombre important. Sa principale demande concerne la « dé-bureaucratisation » pour faciliter leur accès au marché du travail ou à une formation professionnelle. Sachant que, bien sûr, certains patrons profitent de l’occasion pour trouver un argument-bélier contre toute la réglementation du travail. A la mi-octobre 2015, le patron d’Airbus a ainsi plaidé dans la presse allemande pour revoir à la baisse le salaire minimum légal (qui venait d’être introduit au début de l’année !), soi-disant « pour faciliter l’intégration professionnelle des réfugiés ».
Le patronat ne défendait ainsi que ses intérêts évidents. Mais dans une partie de la gauche, cela suscitait des réticences à être solidaires des réfugiés, jusque dans une partie du milieu de Die Linke (le principal parti à la gauche du SPD, parti social-démocrate). Dans les rangs du parti Die Linke, ce sont surtout son ancien co-président Oskar Lafontaine – qui fut président du SPD en 1996 – et sa compagne, la chef du groupe parlementaire au Bundestag, Sarah Wagenknecht, qui incarnent ces réticences. Lafontaine s’étant fait une spécialité, dans le passé, de se faire remarquer par des dérapages racistes : il avait été le premier dans son parti, à l’époque le SPD, à demander dès août 1990 une restriction du droit d’asile dans la constitution, trois ans avant qu’elle ne soit votée, et son « discours de Chemnitz » du 14 juin 2005 était dirigé contre les « travailleurs étrangers qui prennent son pain au père de famille allemand ». Mme Wagenknecht ne s’est pas illustrée par de tels dérapages, mais partage les craintes d’une trop grande ouverture des frontières.
Le catalyseur de Cologne
Au final, dans le débat public, ce sont les prétendues peurs d’« invasion » et de « submersion » qui l’ont emporté, les autorités revenant à des positions beaucoup plus restrictives. Or, une fraction non négligeable de l’opinion publique est restée marquée par une vision totalement faussée et idéologique, selon laquelle les élites – notamment représentées par Angela Merkel – auraient sciemment toléré une ouverture catastrophique du pays, voire son « inondation ».
Les adversaires et rivaux internes d’Angela Merkel au sein du pouvoir aidant, c’est cette impression-là qui a gagné une large partie de l’opinion publique. Alors que des secteurs de la société, motivés avant tout par l’humanisme, continuaient à vouloir proposer leur aide aux réfugiés, acceptée par les autorités dans un premier temps, début septembre 2015, pour soulager l’administration, ils en furent découragés tout au long de l’automne 2015. Au final, les initiatives privées d’aide et de secours ne furent encouragées par les autorités que pendant une très brève période.
Les événements de la nuit du 31 décembre 2015 au 1er janvier 2016 autour de la gare de Cologne, où des centaines de femmes eurent à se plaindre de harcèlements et d’attouchements à caractère sexuel – mais dont le but premier était de détourner leur attention pour voler des téléphones et autres biens –, ont évidemment joué par la suite un rôle de catalyseur. Beaucoup de choses fausses et de fantasmes ont ensuite été mêlés au vrai, alors que la réalité des délits commis était suffisamment grave en soi. Mais il s’agissait bien sûr d’utiliser l’émotion à d’autres fins, politiques et racistes.
Ainsi, la question de l’islamisme voire du djihadisme a été mêlée aux harcèlements sexuels commis cette nuit-là à Cologne. Or, ceux-ci étaient le fait de jeunes hommes presque unanimement décrits comme alcoolisées, ce qui n’est à coup sûr pas un trait distinctif de militants islamistes. Evidemment, l’afflux de réfugiés syriens et irakiens a aussi été mêlé, dans le débat public, aux tristes événements de Cologne. Mais les probables coupables de ces exactions ne sont pas des réfugiés originaires de ces pays. Ils appartiennent à un milieu spécifique, composé de jeunes hommes originaires du Maghreb – non de Syrie ni d’Irak –, dont le centre se trouve dans un quartier proche de la gare centrale de Düsseldorf, Oberbilk, à 40 kilomètres de Cologne, auquel on a donné le surnom de « Casablanca ».
Une enquête interne de la police de Düsseldorf, qui a été éventée par la presse, révélerait que dans la région, seuls 0,5 % des réfugiés syriens ou irakiens, mais 40 % des jeunes hommes originaires du Maghreb commettraient des délits dans la première année après leur arrivée (les « statistiques ethniques » ne sont pas interdites en Allemagne, à la différence de la France).
La réponse aux questions que cela soulève n’a évidemment rien de « culturel » ni religieux (la confession religieuse étant identique pour les Moyen-Orientaux, en tout cas s’ils sont musulmans sunnites, et pour les Maghrébins), et encore moins de génétique. Elle réside surtout dans la situation sociale et juridique des premiers intéressés. L’observateur qui l’a probablement le mieux expliqué, dans des médias allemands mais aussi français (voir Libération du 23 janvier 2016), est le chercheur Ahmet Toprak, professeur à l’université de Dortmund.
Un réfugié originaire de Syrie ou d’Irak a une perspective réelle d’acquérir un statut protecteur, et de pouvoir se construire une vie en Allemagne. Cette personne n’aura a priori pas en tête de ruiner cette perspective en risquant des poursuites pour divers délits. Les jeunes originaires du Maroc ou d’Algérie, quant à eux, émigrent dans la région de Cologne et de Düsseldorf parce que cette partie de l’Allemagne avait recruté, jusque dans les années 1970 – jusqu’au déclin des mines de charbon – certains de leurs oncles ou des « vieux » de leurs villages ou quartiers. Or, si ces jeunes peuvent dans un premier temps déposer une demande d’asile pour s’ouvrir la porte du pays, cette requête sera en règle générale très rapidement rejetée. Ils n’auront, ensuite, aucune perspective de se construire une existence légale. Ces jeunes sont ainsi, souvent dès leurs arrivée, pris en main par des groupes mafieux et criminels. Leur offrir une perspective de « régularisation » et de séjour, tout en poursuivant au besoin le noyau dur des groupes délinquants, car il n’est pas question de tolérer des violences sexuelles réelles contre des femmes, permettrait de venir à bout de ces mécanismes de recrutement.
Or, évidemment, c’est exactement le contraire qui est aujourd’hui suggéré à l’opinion publique. La conséquence qui semblait s’imposer, aux yeux des dirigeants politiques, est la prise de position du parlement fédéral allemand qui déclare les trois Etats centraux du Maghreb comme « pays d’origine sûrs » pour les réfugiés.
Bertold du Ryon