Publié le Samedi 7 décembre 2019 à 08h33.

Bolivie : solidarité et bilan

Le caractère réactionnaire du coup d’État impose la solidarité avec la résistance du peuple bolivien qui s’organise face à la répression et qui exige la démission de la présidente usurpatrice. Mais la force des mobilisations anti-Morales doit interroger tous ceux qui veulent œuvrer à la transformation sociale.

Le 21 octobre, au lendemain des élections générales, le Tribunal Suprême Électoral annonce la victoire d’Evo Morales pour un quatrième mandat successif. La marge avec le candidat de droite arrivé en deuxième position (Carlos Mesa, ancien président de 2003 à 2005) est suffisante pour qu’aux termes de la Constitution bolivienne un deuxième tour ne soit pas nécessaire1. L’opposition dénonce alors la validité du résultat et s’appuie sur un communiqué opportun de l’OEA (Organisation des États Américains) qui dénonce une fraude électorale. C’est le début de la crise ouverte qui va déboucher sur un véritable coup d’État.

La contestation des élections va rapidement s’étendre, principalement à la suite de la panne informatique qui stoppe toute communication de résultats pendant près d’une journée, donnant du crédit à la thèse de la fraude. Au départ, la droite, avec l’OEA, réclame un deuxième tour pour la présidentielle. Quelques jours après, Morales accepte de nouvelles élections puis le 30 octobre, Carlos Mesa refuse la proposition de Morales. Entretemps, la police se range massivement derrière les manifestants anti-Morales et l’extrême-droite prend la tête des manifestations. Puis c’est Carlos Mesa qui demande aux forces armées de soutenir son appel à la démission de Morales, ce qu’elles font le 10 novembre.

Des attaques contre des locaux de syndicats et du MAS (Movimiento Al Socialismo, parti du président) ont eu lieu avant la proclamation des résultats. Les manifestations partent des quartiers résidentiels de La Paz, de Sucre et Tarija. 

Rapidement, le MAS passe du rôle de parti du pouvoir à celui de parti pourchassé. Des ministres voient leurs maisons incendiées par des manifestants pro-Mesa, de nombreuses personnalités du MAS (maires, ministres, etc.) démissionnent afin de protéger la vie de leur famille. L’ extrême-droite, fortement implantée dans le pays « blanc » (c’est-à-dire avec fort peu d’indigènes ou de métis) de la région de Santa Cruz, se déchaine derrière le leader du comité civique pro-Santa-Cruz, Luis Fernando Camacho, entrepreneur et avocat financier, cité dans les Panama Papers, ancien militant de l’organisation d’extrême-droite Unión Juvenil Cruceñista (UJC), spécialisée dans la chasse aux indigènes.

Sous la pression de l’armée, Morales démissionne et le 11 novembre, Jeanine Áñez, deuxième vice-présidente du Sénat, lui succède2. Le nouveau gouvernement est désigné le 13 au soir. C’est à partir du 12 novembre que les premières manifestations massives de soutien à Morales ont lieu. La répression, pourtant absente lors des exactions commises par les manifestants d’extrême-droite, est sévère contre ceux qui dénoncent le coup d’État, avec plus d’une vingtaine de morts. Puis Jeanine Añez publie un décret, le n°4078, autorisant l’armée à participer au maintien de l’ordre mais surtout exemptant les militaires de toute responsabilité pénale dans la lutte contre les conflits sociaux.

Deux rapports3, l’un du CEPR (Centre d’étude et de recherche politique) à Washington et l’autre de Walter R. Mebane, professeur spécialisé dans la fraude électorale de l’université du Michigan, remettent vigoureusement en cause les conclusions de l’OEA. Selon eux, les erreurs, réelles et constatées, ne sont pas plus nombreuses que celles déjà observées dans d’autres opérations électorales, comme au Wisconsin, en Autriche… Ils ne disent pas que la fraude a été impossible mais que si elle a eu lieu, elle était marginale. Or, le résultat officiel donne 47,08% à Morales et 36,51% à Carlos Mesa. Cette faible marge dans la victoire du camp présidentiel ajoute du crédit à la contestation du résultat.

Mais ces deux montre bien que tant la droite bolivienne que les gouvernements qui ont immédiatement reconnus la nouvelle présidente, comme les USA, le Brésil ou le « président » auto-proclamé du Venezuela Guaido ne s’embarrassent pas de preuves mais voulaient renverser Morales.

 

Une forte crise politique amorcée dès 2016

Depuis le 10 novembre se multiplient des mobilisations populaires contre le coup d’État ce qui montre bien qu’il s’agit plutôt d’une opposition au coup, mais pas totalement d’un soutien à Morales, même si c’est le MAS qui les encadre, avec les associations de quartiers.

L’explication réside dans le tournant de la situation politique du pays amorcé en 2016. Alors que la Constitution le lui interdit, Morales veut se présenter pour une quatrième fois aux élections présidentielles. Pour contourner cet obstacle il organise un référendum le 21 février 2016. Il le perd avec 51,3% des votants qui s’opposent à cette réforme. Malgré cela il va obtenir de la Cour Suprême le 28 novembre 2017 l’illégalité du résultat en raison d’une campagne diffamatoire4 et surtout la possibilité de se représenter en s’appuyant sur des conventions internationales reconnaissant le droit de chacun à être candidat.

Cette farouche volonté de se maintenir au pouvoir par tous les moyens accentue la rupture entre une part importante de la population et le gouvernement, y compris parmi ses soutiens.

Sur le terrain économique, la Bolivie avait commencé à subir ses premiers problèmes structurels. Morales avait fondé la croissance économique du pays à partir de l’exploitation des ressources du sous-sol, notamment des hydrocarbures, mais les entrées de devises s’effondrent avec la chute des cours des matières premières à partir de 2014. Le commerce extérieur devient déficitaire. Surtout les programmes sociaux, financés principalement par la rente, voient leurs objectifs et ressources diminués.

Quand une crise politique se superpose à un début de crise économique et sociale, tous les ingrédients sont présents pour que se développe une crise du régime. La réponse politique de Morales et du MAS n’a pas été de tirer les leçons de cette situation difficile mais de jouer la carte « moi ou le chaos » traduite en langage local par « moi ou le retour des néolibéraux ».

La droite et l’extrême-droite se sont engouffrées sur le boulevard ouvert par la gestion caudilliste du pouvoir par Morales. Comme il avait tout fait pour ne pas reconnaitre la souveraineté populaire lors du référendum de 2016, il était légitime de penser qu’il ne s’arrêterait pas là et que tout serait tenté pour qu’il remporte les élections, opinion qui s’est renforcée avec la panne informatique qui a bloqué la poursuite du décompte des votes. Autant d’éléments qui ont permis de répandre l’idée qu’il y avait eu fraude.

Si les manifestations contre Morales ont été puissantes et violentes, celles en défense du régime ont été faibles, comme si une partie du camp de Morales pensait que la fraude était un scenario envisageable. Dans le camp social de Morales, la plupart des syndicats ont été attentistes jusqu’au moment où la COB (Centrale Ouvrière Bolivienne) a demandé elle-même le départ de Morales, résultat d’un effritement de la base sociale du MAS depuis des années, transformé en appareil électoral au service du président. 

Alors que le pouvoir politique s’est construit autour de la base sociale originaire du MAS que sont les paysans et notamment les indigènes, une bonne partie des classes moyennes urbanisées, souvent blanche comme à Santa Cruz ou à Sucre, ont été politiquement neutralisées pendant la période faste mais se sont retournées contre Morales dès le début de la crise et surtout à partir de 2016. Ce sont elles, les couches urbaines, qui ont été le moteur de la chute de Morales, rangées derrière la bannière de la droite et de l’extrême-droite

 

Un populisme de gauche

Le renversement du régime du MAS a été possible parce qu’une importante frange des électeurs de ce parti s’est désolidarisée de la proclamation de la victoire d’Evo Morales. La raison principale de cet attentisme est à rechercher dans la période des 13 ans de règne de Morales.

Il y a d’abord une concentration toujours plus grande du pouvoir au sein de l’appareil d’Etat qui se combine avec une volonté d’obtenir par tous les moyens le soutien des mouvements sociaux. Il va y avoir deux points de rupture. D’abord le gasolinazo, : en décembre 2010 le gouvernement décide d’augmenter le prix de l’essence de 73%, celui du diésel de 82%. Les mobilisations contre ce décret feront plier le gouvernement. Ensuite, le conflit de Tipnis (Territoire Indigène et Parc National Isiboro-Sécure) en décembre 2011 qui touche la population indigène, le cœur de l’électorat de Morales. Afin d’accentuer sa politique extractiviste, le gouvernement décide de construire une route permettant de développer l’exploitation des ressources, la déforestation et le développement de politiques agricoles intensives, route qui traverse les territoires indigènes, normalement préservés par le Constitution. La violence de la répression est telle que de nombreuses organisations indigènes se sont rangées dans l’opposition au pouvoir, et nous les retrouvons désormais aux côtés de l’opposition qui a mené le coup d’État.

Comme dans d’autres pays, le pouvoir a mené une double approche des mouvements sociaux. D’abord les intégrer dans des institutions en échange d’un soutien aux orientations de la politique gouvernementale. Puis si c’est impossible, quand ces organisations sociales veulent conserver leur indépendance, les scissionner, voire les criminaliser. Ils ont réussi à casser la CIDOB (Confédération des Peuples Indigènes de Bolivie) et à neutraliser la COB. Le résultat est sans appel. Une partie des organisations de cocaleros, historiquement à la base de la fondation du MAS, défilent avec l’opposition, avec des syndicalistes ouvriers et des représentants de peuples indigènes.

Sur le terrain des revendications sociales, après une période de création de programmes sociaux en début de période (entre 2007 et 2009) dans la santé et l’éducation particulièrement, financés par la rente des hydrocarbures, la décision du gouvernement de réformer la loi sur les retraites en 2013 va déboucher sur une lutte importante menée par les syndicats, comme la COB et certains syndicats miniers5. Ce conflit entérine une rupture avec la base ouvrière de Morales, traditionnellement fortement organisée. Des centaines de travailleurs et de dirigeants syndicaux sont inculpés en raison de leur participation à la grève alors qu’en même temps, les hautes sphères de la bureaucratie syndicale prennent leurs distances avec le mouvement et rentrent dans le rang. La rupture entre des syndicalistes réprimés et ceux qui soutiennent le régime explique en grande partie l’inaction de la COB devant le coup d’État. Une partie des syndiqués s’affirme en opposition depuis quelques années (notamment les mineurs de Huanuni et le secteur de la santé) tandis que la fraction pro-MAS, animatrice de la direction de la COB était incapable de mobiliser. Ces frictions entre les partisans du gouvernement et ceux qui veulent garder leur indépendance traversent toutes les organisations sociales, comme la CONALCAM (Coordinadora Nacional para el Cambio), organe de coordination des principales organisations sociales du pays.

Pour le MAS, et surtout pour son idéologue, le vice-président Garcia Linera, le peuple devant s’incarner par un chef, ici Morales, la dérive autoritaire et la volonté de s’accrocher au pouvoir ne sont que des moyens pour mener une politique en direction des plus pauvres. Sauf que les choix économiques et politiques correspondent de moins en moins à l’objectif « socialiste » annoncé. 

 

Un mal développement

En y regardant de près, on constate rapidement que le MAS a mené une politique de développement capitaliste à partir de l’État, imposant des nationalisations au capital étranger (hydrocarbures) tout en négociant avec la bourgeoisie nationale et en créant de toute pièce une bourgeoisie indigène à travers la création de coopératives agraires, commerçantes ou minières. Mais rapidement, quand le gouvernement a voulu tenter de réguler ces secteurs, à partir des premiers signes d’essoufflement de la croissance en 2015, il s’est affronté à une résistance acharnée et au basculement d’une partie d’entre eux dans l’opposition6.

Pourtant le gouvernement a mené des politiques sociales d’envergure qui ont permis de lutter efficacement contre la pauvreté et de relever les niveaux de vie de la majorité des Boliviens. Le taux d’extrême pauvreté est passé de 37,2 % d la population à 18,8 % entre 2005 et 2014. La part de la santé dans le budget du pays a explosé, de 3,5 % à 11,5 % entre 2005 et 2014. Ont été menées aussi des campagnes d’alphabétisation (« yo si puedo seguir ») permettant ainsi au taux d’analphabétisme de reculer à 3,7 % de la population en 2008 et bénéficiant à près de 83 4000 personnes dont une grande majorité de femmes.

La création d’une retraite par répartition par la loi de 2010, conjuguée avec un avancement de l’âge de départ en retraite qui passe de 65 à 58 ans pour les hommes et les femmes, est une grande avancée sociale qui montre que cela est possible, surtout dans un continent où la plupart des retraites sont généralement par capitalisation et où l’âge de départ est nettement supérieur à 60 ans (mais la loi sur les retraites a été réformée dans un sens restrictif en 2013).

Si ces politiques sociales ont permis à Morales d’être élu à trois reprises avec des scores importants, les contradictions portées par ses choix économiques vont rapidement apparaitre. Tout d’abord il y a l’effort d’exploitation des ressources du sous-sol (hydrocarbures, lithium…) qui procure des devises et permet le financement des programmes sociaux mais qui accroit la dépendance de l’économie bolivienne aux fluctuations des prix de marché des matières premières.

Ensuite, il y a la volonté (identique à ce qui s’est passé au Venezuela) de développer le secteur coopératif en pensant créer un contrepoids face à l’entreprise privée. Or, si le nombre de coopératives a augmenté rapidement, leur insertion de fait dans l’économie capitaliste a fragilisé ce secteur. Au point que des tentatives de régulation (avec des coopératives de mineurs ou de cocaleros par exemple) ont donné lieu à des manifestations et des luttes qui ont pris un tour anti-Morales. Morales a tenté de neutraliser le patronat bolivien en lui donnant toujours plus de gages, ce qui explique le soutien qu’il a pu gagner avant son élection de 2014 auprès de la bourgeoisie de Santa Cruz. Si l’État contrôle certains secteurs clefs, se généralisent aussi des partenariats avec les multinationales, voire des encouragements financiers et législatifs à exploiter toujours plus les terres et le sous-sol. Il n’y a pas eu non plus de réforme agraire mais une simple distribution des terres appartenant au domaine public aux paysans pauvres. On pourrait continuer longtemps sur les contradictions entre le discours et la pratique réelle, comme dans l’éducation où le secteur privé reste toujours aussi florissant. Enfin, on aurait pu attendre d’un gouvernement qui se proclame socialiste qu’il réforme en profondeur le Code du travail pour renverser la domination patronale au sein des entreprises. Il n’en a rien été.

 

Solidarité et bilan

La solidarité avec la résistance du peuple bolivien qui s’organise face à la répression et qui exige la démission de la présidente usurpatrice est une évidence. La dénonciation de la violence exercée par les forces armées associées au patronat majoritairement blanc et raciste et coutumières des coups d’État contre le peuple bolivien également.

Mais la force de la mobilisation anti-Morales doit interroger tous ceux qui veulent œuvrer à la transformation sociale. Elle est à chercher dans le bilan du « progressisme latino-américain ». Au Venezuela, il a produit Chávez et ses lois sociales mais a sombré dans le madurisme. En Équateur, le « correisme » (du nom de Rafael Correa, président de 2007 à 2017) n’a jamais caché son « ni droite ni gauche » tant à la mode et produit un successeur néo-libéral, Lenin Moreno. Et, maintenant s’impose un bilan de l’« évisme » (terme du vice-président Garcia Linera) qui est passé de la « terre-mère » et du « buen vivir » à une simple gestion capitaliste dynamisée par l’État.

Patrick Guillaudat

 

  • 1. Dans le système électoral bolivien, si un candidat dépasse les 45% et que son suivant immédiat a plus de 10% d’écart, il n’y a pas de deuxième tour et le premier candidat est élu. Sinon il y a deuxième tour.
  • 2. Bien qu’elle soit dans l’ordre protocolaire pour succéder à Morales, elle devait obtenir l’aval de l’Assemblée nationale, ce qu’elle a refusé, violant ainsi la Constitution.
  • 3. Ces deux rapports sont : ¿Qué sucedió en el recuento de votos de las elecciones de Bolivia de 2019 ? El papel de la Misión de Observación Electoral de la OEA par Guillaume Long, David Rosnick, Cavan Kharrazian et Kevin Cashman, CEPR, Novembre de 2019 et celui de Walter R. Mebane, Evidence Against Fraudulent Votes Being Decisive in the Bolivia 2019 Election.
  • 4. Pendant la campagne électorale une vaste campagne de diffamation est organisée dans les médias accusant Morales de corruption. Il faudra attendre mai 2016 pour que la justice tranche en faveur de Morales.
  • 5. La COB exige notamment, vu la faiblesse du montant de retraites, qu’elle soit calculée sur la base de 100% des derniers salaires et non sur 70%.
  • 6. En août 2016, après la mort de deux manifestants tués par la police, le vice-ministre de l’intérieur, Rodolfo Illanes, venu négocier, est lynché par la foule de mineurs issus de ces coopératives.