Après la séquence de la destitution (« impeachment ») de Dilma Roussef, le Parti des travailleurs (PT) a subi une défaite écrasante lors des élections municipales des 2 et 30 octobre 2016. C’est la fin d’un cycle historique, celui qui avait débuté il y a près de quarante ans avec la constitution du PT comme force de plus en plus hégémonique au sein de la classe ouvrière – estime l’auteur de ce texte publié récemment au Brésil1 (traduit du portugais par Jean-Philippe Divès).
« Ne laisse pas tes souvenirs prendre le pas sur tes espoirs » (ancien dicton perse)
1. Penser le futur de la gauche après l’impeachment de Dilma Roussef et la chute de l’influence du lulisme sur la classe des travailleurs exige une perspective historique. Un cycle politique de près de quatre décennies s’est achevé par deux défaites qui, même si elles ont été plus ou moins simultanées, méritent d’être analysées séparément. Elles ont en effet une signification, des proportions et un impact différents. La première est la défaite politique du noyau dirigeant du PT devant sa propre base sociale, confirmée lors des dernières élections municipales. La plus importante a cependant été le retournement du rapport de forces social qui a permis l’accession au pouvoir de Michel Temer et de la très large coalition soutenant les plans d’austérité orchestrés par [le ministre de l’économie et des finances] Meirelles.
Aussi bien ceux qui considèrent que les deux phénomènes sont régressifs que ceux pour qui l’un et l’autre seraient progressistes se trompent de façon dramatique. Les erreurs d’appréciation stratégiques ont des conséquences différentes des erreurs tactiques. L’histoire nous a laissé sur ce point des leçons incontournables.
Un essai de périodisation2
2. Tout au long de ce cycle historique, de nombreuses oscillations, favorables ou défavorables aux travailleurs et à leurs alliés, sont intervenues dans les rapports de forces entre les classes :
a) de 1978 à 1981, une montée des luttes ouvrières et étudiantes, suivie d’une stabilisation précaire, consécutive à la défaite de la grève de l’ABC3 de 1980 ; et ce jusqu’en 1984, quand une nouvelle vague de mobilisation s’est étendue à tout le pays avec la campagne pour « des élections directes, maintenant », qui a imposé la fin négociée de la dictature militaire ;
b) une nouvelle phase de stabilisation en 1985-86, avec la prise de fonctions de Sarney et le plan Cruzado, puis une nouvelle montée des mobilisations populaires contre l’hyperinflation, culminant dans la campagne qui a porté Lula au second tour de la présidentielle de 1989 ;
c) à nouveau une stabilisation courte, avec les attentes générées par le plan Collor, suivie à partir de mai 1992 d’une nouvelle vague de luttes face à la montée du chômage et désormais à l’hyperinflation, culminant dans la campagne du « dehors Collor » ;
d) une stabilisation plus durable avec la prise de fonctions d’Itamar Franco et le plan Real, une détérioration du rapport de forces au détriment des travailleurs qui se sont retrouvés en position défensive après la défaite de la grève du secteur pétrolier, en 1995 ;
e) des luttes de résistance entre 1995 et 1999 ; une capacité de mobilisation renouvelée et étendue, en août de cette dernière année, avec la manifestation de 100 000 personnes pour le « dehors Cardoso », mais mise sous l’éteignoir par les directions du PT et de la CUT qui, dans la perspective d’une victoire électorale en 2002, misaient sur des alliances politiques qu’un contexte de radicalisation sociale aurait empêchées ;
f) une stabilisation sociale tout au long de dix années de gouvernements de collaboration de classes, de 2003 à 2013, jusqu’à une explosion de mécontentement populaire, sans direction, faisant descendre des millions de personnes dans la rue – un processus qui s’est poursuivi jusqu’au premier semestre 2014 ;
g) et finalement une inversion très défavorable du rapport de forces, avec les immenses mobilisations réactionnaires de la classe moyenne, encouragées par LavaJato [nettoyage au jet, opération anti-corruption lancée par l’institution judiciaire], qui entre mars 2015 et mars 2016 ont servi de base au coup d’Etat judiciaire-parlementaire qui a renversé Dilma Rousseff, en clôturant ce cycle historique.
3. Ce cycle a constitué la phase ultime de la transformation, tardive quoique accélérée, du Brésil agraire en une société urbaine ; de la transition de la dictature militaire vers un régime démocratique-électif ; et de la genèse, ascension, apogée et déclin de l’influence sur les travailleurs du pétisme, devenu par la suite lulisme. Durant cette période, la classe dominante est parvenue à éviter l’ouverture d’une situation révolutionnaire comme celles qu’ont connues l’Argentine, le Venezuela et la Bolivie, même si se sont ouvertes plus d’une fois des situations pré-révolutionnaires qu’elle a su bloquer ou contourner, en récupérant à chaque fois sa capacité de gouverner.
Lula et la bourgeoisie brésilienne
4. L’élection en 2002 d’un président ayant ses origines sociales dans la classe ouvrière d’un pays capitaliste semi-périphérique a été un événement atypique, mais non une surprise. Le PT n’était déjà plus, comme en 1989, un sujet de préoccupation pour la classe dominante. Le bilan de ces treize années est irréfutable : le PT au gouvernement n’a jamais représenté une menace pour le capitalisme brésilien.
Ces gouvernements de collaboration de classes ont mené quelques réformes progressistes – réduction du chômage, augmentation du salaire minimum, programme « bourse familiale » [accordant des aides aux familles pauvres sous condition de scolarisation de leurs enfants], plus large accès aux universités et instituts de formation. Mais ce sont surtout les plus riches qui ont bénéficié d’une politique qui, jusqu’en 2011, a maintenu le tryptique libéral : excédent primaire supérieur à 3 % du PIB, taux de change du réal autour de deux dollars US, contrôle de l’inflation en-dessous des 6,5 % annuels. Tant que la position du Brésil dans la compétition internationale restait favorable, le silence de l’opposition bourgeoise, tout comme le soutien ouvert des banquiers, industriels, latifundistes et investisseurs étrangers, n’avaient rien pour étonner. C’est en 2011-2012, lorsque l’impact de la crise internationale ouverte en 2008 s’est fait sentir, que le soutien inconditionnel de la classe dominante a commencé à s’effriter.
5. Bien que le Brésil soit moins pauvre et ignorant qu’il y a dix ans, il n’est pas moins injuste. Le bilan historique est dévastateur : c’est de son propre fait que la direction luliste est devenue prisonnière de l’opération LavaJato, s’est déconsidérée aux yeux des travailleurs et des jeunes, a livré des classes moyennes exaspérées (par la corruption, l’inflation du prix des services, l’augmentation des impôts, etc.) au pouvoir de l’avenue pauliste [l’artère de Sao Paulo, siège des banques et grandes entreprises], en ouvrant la voie à un gouvernement Temer ultra-réactionnaire.
Ce n’est pas pour cela qu’une génération avait tant lutté. Entre 1978 et 1989, Lula avait gagné la confiance d’une immense majorité de l’avant-garde ouvrière et populaire. Sa prééminence traduisait à la fois la force sociale du prolétariat et la simplicité ou innocence politique de ce dernier. Lula a gagné cette confiance grâce à son rôle courageux à la tête des grèves, réalisées par une classe ouvrière jeune et peu instruite, arrivée récemment des confins misérables des régions les plus pauvres, sans expérience antérieure de combats syndicaux ni tradition d’organisation politique indépendante, mais concentrée dans dix grandes régions métropolitaines et, pour les secteurs les plus organisés, dotée d’une capacité de lutte indomptable. Les illusions réformistes selon lesquelles il serait possible de changer la société sans conflit majeur ni rupture avec les classes dominantes prédominaient, et la stratégie du « Lula lá » [Lula au pouvoir, à la présidence] a polarisé les espoirs de toute une génération.
6. La classe ouvrière n’a pas été en mesure de maintenir son contrôle sur ses organisations et dirigeants après l’inversion du rapport de forces survenu en 1995, avec la victoire électorale de Fernando Henrique Cardoso, auréolé de son succès [comme ministre de l’économie et des finances] du plan Réal, et la grave défaite de la grève des travailleurs du pétrole. Libéré de toute surveillance de la base, l’appareil bureaucratique des syndicats s’est développé dans des proportions monstrueuses, tandis que l’appareil du PT s’est adapté institutionnellement au régime, au point d’en devenir méconnaissable.
Dans les mairies, les gouvernements des Etats [le Brésil étant un pays fédéral] et au Congrès fédéral, le PT avait montré qu’il s’opposait aux gouvernements en place, mais n’était pas un ennemi du régime démocratique-libéral de type présidentiel en vigueur depuis 1985 ; pas même, de façon irrévocable, à l’amendement constitutionnel ayant permis la réélection aux postes exécutifs (président, gouverneurs, maires), une distorsion antirépublicaine et réactionnaire.
Dès 1994, la bourgeoisie admettait que le PT pouvait être un parti d’alternance, disponible afin de gouverner en cas de crise économique et sociale plus sérieuse. Lula et [son premier ministre] Zé Dirceu se sont plus d’une fois engagés publiquement en faveur du respect des institutions, tout en exerçant des pressions afin de contrôler les mouvements sociaux soumis à leur influence. Lula n’a pas été, comme Kirchner, une solution improvisée. Il n’a pas été une surprise comme Evo Morales. Ni n’a été considéré un ennemi, comme Hugo Chávez.
La trajectoire du PT au pouvoir
7. Il est nécessaire de distinguer ce qu’ont été les gouvernements PT des perceptions et illusions, qui jouent encore en faveur de Lula dans les sondages en vue de l’élection présidentielle de 2018. La croissance économique des années 2004-2008, stoppée en 2009 mais ayant repris en 2010, a été inférieure à celle des pays voisins, mais l’inflation a également été moindre. Depuis 2011, avec Dilma à la présidence, le Brésil est entré dans une phase de stagnation économique et de reprimarisation de la production [recentrage sur les matières premières et les produits de base agricoles].
Les mesures contre-cycliques n’ont pas eu les effets escomptés. On a pourtant tenté un peu de tout : réduction du taux Selic [taux de base bancaire] ; financement à travers la Banque nationale de développement de projets des grandes entreprises mis en oeuvre dans le cadre du « Plan d’accélération de la croissance », avec la construction de barrages hydro-électriques en Amazonie, de nouvelles raffineries, ou encore les sondages pétroliers de champs sous-marins « pré-sel » ; exemptions d’impôt ; nouveaux et ambitieux partenariats public-privé, par exemple pour des stades et aéroports ; facilités et garanties redoublées pour les investisseurs étrangers ; sans compter les signaux de nouvelles réformes du travail et de la sécurité sociale. Malgré tout, la bourgeoisie a peu à peu, non sans hésitations, évolué vers l’opposition.
8. La popularité des gouvernements du PT, jusqu’à ce qu’en 2015 Dilma reprenne à son compte le programme du PSDB [opposition de droite] et rompe avec la base sociale du lulisme, s’explique par la réduction du chômage à moins de la moitié de ses taux des années 1990 ; le redressement du salaire moyen, revenu en 2011 à sa valeur de 1990 ; les possibilités accrues de mobilité sociale, du point de vue des revenus individuels comme de la redistribution sociale (même si l’on est seulement revenu aux niveaux, scandaleusement injustes, de 1990) ; l’augmentation réelle du salaire minimum, au-dessus de l’inflation ; l’extension des avantages de la bourse familiale.
Le PT au pouvoir n’a quasiment pas engagé de réformes progressistes et en a conduit beaucoup de nature réactionnaire, mais il a gouverné avec plus de facilité que ses prédécesseurs. Ces dix années ne se sont cependant pas écoulées en vain. On a vu les débuts d’une réorganisation syndicale, à la gauche du gouvernement et des vieilles organisations telles que la CUT [Centrale unique des travailleurs] et le PT, même si ce processus a été lent. L’indéniable renforcement du PSOL (Parti Socialisme et Liberté) dans les élections de 2016 témoigne de ce qui pourrait arriver, mais reste l’objet d’un combat.
Une alternative de gauche au lulisme
9. Quelque chose de crucial s’est produit en 2016, qui a modifié les rapports de forces de façon très défavorable. A partir de mars 2015, les manifestations de l’avenue pauliste ont donné une visibilité à des groupes quasi souterrains d’une droite exaltée et sont parvenues à mettre en mouvement, à une échelle de millions de personnes, des secteurs de classe moyenne et même populaires (ces derniers, principalement à partir des sectes évangéliques), en emmenant la droite institutionnelle dans leurs bagages. S’est alors ouverte une nouvelle situation défensive, du point de vue des intérêts des travailleurs.
Le procès de Lula sera aussi politique que celui de Dilma. Toute illusion quant à une neutralité de l’opération LavaJato serait fatale. Il est probable qu’il soit condamné et ne puisse pas se présenter à la présidentielle de 2018. Et il est douteux que la classe ouvrière se sente motivée pour descendre dans la rue contre une condamnation de Lula, alors qu’elle ne s’est pas mobilisée face à l’impeachment.
Personne à gauche ne devrait cependant rester neutre face à la sélectivité de LavaJato. Cette opération a précédé et nourri l’offesive qui a commencé en mars 2015 et s’est conclue par l’impeachment. Une manoeuvre politico-judiciaire est en cours, destinée à empêcher Lula de se présenter. Tant que des preuves irréfutables ne sont pas présentées, la défense de la présomption d’innocence est indissociable de la défense des libertés démocratiques.
10. La gauche syndicale combative, les partis de gauche socialiste, toutes les organisations révolutionnaires, malheureusement divisés mais disposant d’un important espace de dialogue avec la jeunesse et les secteurs les plus organisés du monde du travail, ne devraient pas soutenir en 2018 une candidature du PT, quel qu’en soit le représentant.
Il est possible de construire dès à présent une alternative dans les luttes et dans les élections. Cela a été démontré à Rio de Janeiro autour de la candidature à l’élection municipale de Marcelo Freixo [du PSOL, 40 % des voix au second tour], qui a mobilisé de façon spectaculaire de nouvelles couches militantes. Il se disait qu’avec la crise du pétisme, la démoralisation serait si forte qu’il nous faudrait attendre une génération, vingt ou même trente ans, pour qu’une alternative de gauche au lulisme puisse se construire parmi les travailleurs. Cela a été l’argument le plus repris contre la gauche anticapitaliste, qui se réduisait en fait à une lamentation : il ne suffit pas d’avoir raison dans ses critiques envers les gouvernements du PT, si l’on n’est pas capable de sortir de sa condition de petite minorité.
La réponse est simple : si, c’est possible, mais il y a une pré-condition très importante. Cela ne pourra se produire que dans le cadre d’une vague de luttes du mouvement des travailleurs et de la jeunesse. Les propositions anticapitalistes ne gagneront pas une influence de masse en dehors de situations révolutionnaires, ou qui du moins prennent une telle direction.
Mais l’avalanche a déjà commencé. La rupture avec le pétisme n’est pas quelque chose qui pourrait se produire dans l’avenir à un moment incertain. Plusieurs millions ont déjà rompu. Une très grande partie de la nouvelle génération de la classe ouvrière a déjà perdu ses espoirs dans le PT. Ce qui existe de vieux et de corrompu dans le mouvement des travailleurs et de la jeunesse doit être écarté pour ouvrir une voie nouvelle.
Les rythmes de chacun des deux processus ne sont pas identiques. L’effondrement de l’influence du PT est plus rapide que la construction de nouveaux instruments de lutte. Toute la question est de savoir si ceux qui rompent avec le lulisme trouveront ou non, à l’extérieur du PT et dans une opposition irréconciliable au gouvernement Temer, un pôle de gauche uni et suffisamment fort pour constituer un point d’appui dans la défense de leurs intérêts.
Valerio Arcary
- 1. Article paru dans le numéro 236 (décembre 2016) de Caros Amigos, la revue de gauche radicale la plus largement diffusée au Brésil, avec près de 40 000 exemplaires vendus. Valerio Arcary est un dirigeant du MAIS, Mouvement pour une alternative indépendante et socialiste, une organisation marxiste révolutionnaire issue récemment du PSTU, Parti socialiste des travailleurs unifié. Les intertitres, comme ces notes, sont de notre rédaction. Pour faciliter la lecture en évitant une accumulation de notes de bas de page, une série de précisions (signalées à chaque fois en italique entre crochets) ont été insérées dans le corps du texte. Sur l’analyse du processus qui a conduit à l’impeachment, voir l’interview de Ricardo Antunes, « Destitution de Dilma Roussef – Que se passe-t-il au Brésil ? », publiée dans notre numéro 76 de mai 2016.
- 2. Quelques brefs repères pour aider à la compréhension de cette partie : quatre présidents de droite se sont succédé entre 1985, quand le gouvernement de José Sarney a marqué la transition de la dictature à la démocratie bourgeoise, et 2002, date de la première élection de Lula. Accusé de corruption, le second d’entre eux, Collor, a dû démissionner en 1992 alors que sous la pression d’un immense mouvement de rue, orienté à gauche, il allait être destitué par le parlement pour corruption. De 1980 à 1994, le Brésil a vécu une période d’hyperinflation (jusqu’à un record de 30 000 % en 1990) qui l’a conduit à changer plusieurs fois de monnaie, et n’a été finalement résorbée qu’avec le plan Réal du futur président Fernando Henrique Cardoso (alors ministre des finances du gouvernement d’Itamar Franco).
- 3. L’ABC est la banlieue industrielle de Sao Paulo, qui comptait nombre de grandes usines, en particulier de la métallurgie. Lula, en tant que président du Syndicat des métallurgistes de Sao Bernardo do Campo et Diadema, le plus important de la zone, a été la figure centrale des luttes et grèves de ces années-là – en subissant la répression de la dictature militaire à travers inculpations et emprisonnements.