En Egypte, l’esprit de la démocratie directe prime depuis le début du soulèvement sur la démocratie représentative. Il lui reste à s’affirmer sur le terrain de l’independance de classe et d’une perspective de transformation socialiste.
Avec la chute de Morsi exigée par les manifestations massives du 30 juin au 3 juillet, les Egyptiens ont en quelque sorte dit : « un an, ça suffit ». Elu lors des présidentielles de juin 2012, Morsi ne satisfaisait en rien les exigences populaires, il servait les volontés du capital contre les exploités et les opprimés aussi violemment que le régime précédent du Conseil supérieur des forces armées. Ce n’était pas la peine d’attendre trois ou quatre ans de nouvelles élections – si le calendrier était respecté –, le peuple imposait avec bon sens sa démocratie directe.
Tous les jours, dans les grèves, les sit-in, les manifestations, occupations, coupures de routes ou de voies ferrées, dans l’auto-défense contre les violences policières ou des milices islamistes, à l’usine, au bureau, dans la rue et les cafés, tout le monde discute en permanence des choix à faire: quelles revendications avancer, faut-il utiliser la violence ou non, s’affronter avec la police ou l’armée – à un niveau local ou national –, s’attaquer aux Frères musulmans ou à la politique économique du gouvernement de Morsi, occuper l’entreprise, le ministère de tutelle, etc. ?
De ce fait, dans les appareils étatiques ou économiques, du fait de la pression populaire à l’encontre des hiérarchies et de la peur, la fuite ou l’arrestation de membres du PND (le parti de Moubarak) et maintenant des Frères, bien des places sont vacantes, bien des autorités se sont effondrées. L’appareil d’Etat est sapé, même s’il est loin d’être brisé. Ce qui l’empêche, c’est que cette démocratie directe est bornée par son cadre de pensée.
Quatre champs politiques ont dominé idéologiquement l’Egypte du début de la révolution à aujourd’hui : l’islamisme, la démocratie représentative, le nationalisme et l’anticapitalisme. Deux l’ont fait aux premiers temps de la révolution :« l’islam c’est la solution » ou « la démocratie c’est la solution ». Les deux combinés ont valu par le poids qui a été donné aux Frères musulmans dans la société ces trente dernières années, par leur réputation d’honnêteté et d’opposition, ainsi que par la force de l’argent qu’ils ont investi dans les campagnes électorales.
Très rapidement, ce succès a fondu au fil des scrutins – professionnels ou politiques – avant de littéralement s’effondrer au premier tour des présidentielles de mai 2012 et de se transformer en hostilité avec le gouvernement Morsi. En même temps, le second tour des présidentielles n’a laissé que le faux choix entre le candidat des Frères et celui de l’armée. Les appels au boycott ont marqué la chute des illusions dans la démocratie représentative. Déjà, le taux de participation au scrutin pour le sénat – élu au suffrage universel – début 2012 avait illustré cette distance, puisqu’il ne dépassait pas 6 %. Et cela, alors que la chambre haute a joué le rôle législatif central dans le gouvernement de Morsi (c’est dire la valeur de cette démocratie que les pouvoirs occidentaux défendaient avec tant de rage). Le référendum pour la constitution de décembre 2012, malgré l’enjeu, une fraude considérable et une exagération sans précédent des résultats, n’a atteint qu’une participation officielle de 30 %. Tous les partis du pays jouant le jeu de la démocratie représentative ont été mis en minorité par le peuple en révolution.
Nationalisme nassérien et anticapitalisme populaire
Le discrédit des islamistes puis leur massacre par l’armée ont marginalisé leur « solution ». Le soutien des libéraux et démocrates au coup d’État militaire et à ces massacres a discrédité la leur.
Après le 30 juin, il reste le nationalisme qu’incarne l’armée (et sa variation nassérienne) et l’anticapitalisme populaire. Ce sont eux qui vont délimiter les affrontements de la période à venir, modifiant les objectifs de l’auto-organisation et déterminant les évolutions de conscience. On a vu le nationalisme de l’armée à l’action, ses massacres et sa démocratie directe des comités de lynchage et d’humiliation des Frères musulmans, rasant les barbes et arrêtant les femmes à niqab. Inversement, on verra d’ici peu les classes populaires s’affronter à nouveau à l’armée et au gouvernement libéral.
Gageons que dès lors, leur auto-organisation ne sera plus seulement celle de la défense de leurs revendications économiques immédiates, mais plus clairement aussi celle de leurs revendications politiques à dégager tous les petits Moubarak, en posant la question de l’autogestion à un niveau plus coordonné. C’est là que se révèlera le travail de sape de la révolution à l’égard de l’appareil d’État. En particulier à l’égard de l’armée. Les centaines de milliers de conscrits, ébranlés par leur utilisation comme esclaves dans les gigantesques fermes capitalistes de l’armée, désemparés par le rôle de tueurs qui leur a été imposé aux premiers rangs des violences contre les Frères, auront du mal à accepter un nouvel affrontement cette fois avec le peuple révolutionnaire.
La démocratie directe entraînée par la révolution permanente, de la question démocratique à la question sociale, poserait alors, de fait, la question du double pouvoir.
Jacques Chastaing