Depuis l’arrivée de Sissi au pouvoir en juillet 2013, il est devenu de plus en plus difficile de survivre dans un pays dont la situation économique, sociale et politique ne cesse de se dégrader.
Le pays ne s’est jamais relevé du choc de la révolution de 2011 : fonte des réserves en devises de la Banque centrale, baisse des recettes de l’Etat (rentrées du Canal de Suez, du tourisme et des envois des émigrés). Se pliant aux diktats du FMI pour obtenir un prêt de 12 milliards de dollars payable en trois fois, chaque tranche n’étant versée qu’en contrepartie de mesures radicales, le pouvoir s’est empressé de montrer qu’il était un bon élève : instauration d’une TVA à 14 % et suppression quasi totale des subventions pour les denrées alimentaires de base, l’électricité, le gaz et l’eau, d’où l’enchérissement de quantité de produits.
Le coup le plus rude a été porté en novembre 2016 quand il a été décidé de faire flotter la livre égyptienne : en 24 heures, l’inflation s’est envolée à près de 40 %. S’en sont suivies des pénuries de produits dont les matières premières de base étaient importées, comme les médicaments ou le pain, ce qui a provoqué des émeutes début mars 2017 . Près du tiers des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, avec moins d’un euro par jour. Environ 70 % de la population a moins de 30 ans, le chômage atteint plus de 20 % d’entre eux et paradoxalement le travail des enfants (bien qu’illégal en dessous de 15 ans ) est massif, près de 17 millions, particulièrement dans le domaine agricole.
Une répression tous azimuts
L’espace de liberté est réduit au minimum. Si les Frères musulmans sont les premiers visés, ainsi que les groupes islamistes comme Daech et Hasm, personne n’est à l’abri. Les acteurs de la révolution de janvier 2011 se sont dispersés, ayant quitté le pays ou bien se repliant sur leur vie personnelle. La répression est telle – 60 000 prisonniers politiques et des centaines de disparitions, sans compter la perception négative des résultats de janvier 2011 – que les partis politiques ne recrutent plus de jeunes et qu’ils n’arrivent même plus à payer le loyer de leurs locaux.
Le régime veut éliminer toute opposition avant l’élection présidentielle de 2018. Révélateur, le procès fait à Khaled Ali, avocat de gauche radicale qui avait infligé une défaite inattendue au pouvoir : il avait en effet attaqué en justice la décision de Sissi de rétrocéder les îles de Tiran et Sanafir à l’Arabie saoudite et avait eu gain de cause. Malgré les décisions de justice, le parlement a passé outre, approuvant le 14 juin leur rétrocession alors que des dizaines de militants et d’avocats avaient été arrêtés préventivement pour parer à toute manifestation.
Au niveau syndical, dès le lendemain de 2011, il s’est agi de museler le mouvement ouvrier qui par sa mobilisation avait joué un rôle déterminant dans la chute du régime de Moubarak. Les manœuvres ont été nombreuses. D’une part, en nommant en juillet 2013 Kamal Abou Eita – le président de la Fédération égyptienne des syndicats indépendants (EFITU) – comme ministre du travail et de la main-d’œuvre ; dès sa nomination, celui-ci a déclaré qu’il n’était pas un inconditionnel de la grève puisqu’elle « pervertissait » les négociations. D’autre part, en réprimant directement les travailleurs avec mises à pied, licenciements, emprisonnements et procès.
En mai 2017, une loi très répressive sur les ONG a été adoptée, qui a conduit à la fermeture de la quasi totalité des ONG œuvrant pour les droits de la personne. Depuis juin, plus de 150 sites internet, dont Madamasr (site d’information alternatif bilingue arabe-anglais), ont été interdits. Ceci est très pervers parce qu’ils sont tous mis dans le même sac que des sites liés aux Frères musulmans ou au Qatar comme Al Jazeera, ce qui donne l’impression que toute opposition est islamiste. L’Egypte se trouve 161ème sur 180 pays pour la liberté de la presse, derrière la Turquie (155ème). Enfin, suite aux émeutes du pain de mars 2017, Sissi s’est empressé d’instaurer l’état d’urgence (appliqué déjà dans le Sinaï) à l’ensemble du pays ; il a été encore prolongé début juin de trois mois, et le risque existe de se retrouver comme sous Moubarak sous un état d’urgence permanent.
Depuis la mise à l’écart en juillet 2013 du président élu Mohamed Morsi, et l’évacuation sanglante de ses partisans de la place Rabaa el Adaweya – se soldant par des milliers de morts et de blessés –, les Frères musulmans et les islamistes radicaux de Daesh et Hasm sont poursuivis sans relâche.
Parallèlement, on assiste à une radicalisation croissante de jeunes islamistes qui critiquent la stratégie selon eux trop modérée des vieux cadres, lesquels, s’ils n’ont pas été mis en prison, ont émigré au Qatar et en Turquie. Dans un premier temps, les attentats ont visé principalement les forces de l’ordre, armée et police, puis les autorités judiciaires, puis les Coptes. Sans oublier les touristes occidentaux, avec la volonté manifeste de porter un coup au tourisme, l’une des principales sources de devises du pays.
Dans certains gouvernorats c’est l’état de siège, comme dans le Sinaï ou les oasis du désert libyque : la population ne peut pas sortir des agglomérations sous peine de se faire tirer dessus par les forces de l’ordre, sous prétexte de lutte contre un terrorisme qui, malgré tous les communiqués de victoires, se porte toujours aussi bien.
Défi démographique et écologique
Alors que la population atteint 93 millions d’habitants, avec un taux de croissance de 1,96 % par an, la superficie des terres cultivables ne cesse de diminuer : de 5 % du territoire (vallée du Nil et Delta), elle est passée à 3,5 % à cause des constructions illégales qui non seulement empiètent sur les terres agricoles mais utilisent les terres alluviales pour fabriquer les briques nécessaires. Le Haut-barrage d’Assouan ayant supprimé la crue annuelle qui lavait les terres et apportait le limon très fertile, on assiste à un appauvrissement des terres, d’où l’utilisation massive de pesticides et, plus grave encore, le Delta se salinise. Le pays, déjà en souffrance hydrique, risque de gros problèmes d’approvisionnement en eau à cause de la construction du grand barrage Renaissance en Ethiopie, d’où provient la majorité de l’eau du Nil. Dans les grandes villes comme Le Caire et Alexandrie, les coupures d’eau sont quotidiennes. Mais dans les oasis, où vivent plus de 100 000 habitants, l’eau n’est distribuée que quelques heures tous les deux ou trois jours alors que les températures atteignent couramment plus de 40°C.
Alors que l’Égypte a ratifié l’accord de Paris sur le climat, elle a prévu la construction d’une centrale thermique au charbon de 6 000 mégawatts sur la côte de la Mer Rouge (qui devrait entrer en service dans sept ans) pour la somme de 1,5 milliards de dollars et a programmé la construction d’une centrale nucléaire à l’ouest d’Alexandrie.
La question copte
Représentant 10 à 12 % de la population c’est la plus forte communauté chrétienne de la région. Daech les vise explicitement en Egypte même, après la décapitation de 21 d’entre eux en 2015 en Libye. Depuis un an, une centaine de coptes sont morts victimes d’attentats ou d’attaques ciblées. C’est notamment le cas au Sinaï, où « la province du Sinaï » de Daech a obtenu que la ville d’El Arich soit épurée de toute présence chrétienne, sans que l’Etat n’organise quoi que ce soit pour les protéger ou au moins organiser leur accueil dans d’autres régions.
L’objectif des islamistes, diviser la société égyptienne, n’est dénoncé qu’oralement par l’Etat. De fait, la discrimination des Coptes perdure. Des centaines de familles sont contraintes de quitter leur village suite à des différends ; des églises sont incendiées ; nombre de postes dans la fonction publique leur sont interdits légalement ou de fait. Même le football, grand sport national, n’y échappe pas puisqu’aucun joueur copte ne figure dans la sélection nationale. Dernière mesure du pouvoir : un projet de loi interdisant à tout Egyptien d’avoir un prénom « occidental », mesure visant explicitement les Coptes puisque ce sont eux qui donnent souvent de tels prénoms à leurs enfants.
Le soutien de la « communauté internationale »
Les partis politiques sont désertés par les jeunes et parmi ces derniers, même ceux qui s’engagent sur des positions radicales perdent les élections universitaires. L’institution militaire, explicitement aux commandes politiques et économiques, a su élargir considérablement le cercle des bénéficiaires directs du régime dans la police, l’armée et la justice.
Par ailleurs, le régime bénéficie d’une indulgence sans pareille pour poursuivre cette politique répressive. La lutte contre le terrorisme est le prétexte tout trouvé pour que la communauté internationale, à commencer par la France, ferme les yeux sur toutes les atteintes aux droits de la personne. Après la livraison de blindés légers en 2013 et 2014, en pleine répression des opposants, les ventes d’armes se sont envolées : 24 avions Rafale, une frégate, deux porte-hélicoptères Mistral (ceux dont la vente à la Russie avait été annulée), des missiles... Ces contrats, dépassant les six milliards d’euros, sont financés en grande partie par des prêts de l’Arabie saoudite. Cela, sans compter les contrats de près de deux milliards d’euros pour les secteurs du transport et de l’énergie, signés lors de la visite officielle de Hollande en avril 2016.
Le Drian est allé en Egypte cinq fois, la dernière comme ministre des affaires étrangères pour porter un message d’amitié du président Macron. Il n’a jamais dit un mot sur les violations des droits humains et a même été décoré de l’ordre de la République égyptienne. Sylvie Goulard, la nouvelle ministre des armées, a visité l’Égypte le 6 juin. Elle a félicité Sissi et le sheikh de la mosquée d’El Azhar pour leur action contre le terrorisme...
Lueurs d’espoir
Malgré une contre-révolution brutale, il reste des acquis de 2011. Les gens ont eu le pouvoir de dire non à un régime incapable de gérer le pays, ils l’ont vu tomber alors qu’on le disait inamovible. L’officier qui avait tiré en 2015 sur Chaïmaa El Sabbagh, militante de l’Alliance populaire socialiste, a été condamné à dix ans de prison : c’est la première condamnation depuis 2011 d’un militaire auteur de crimes contre des militants.
Plus importante encore est la constitution en janvier 2017 d’un front uni « Nous voulons vivre ! », dont l’objectif est de défendre les droits sociaux des Égyptiens, particulièrement des travailleurs et travailleuses. Cette initiative regroupe des partis politiques comme les Socialistes révolutionnaires ou Pain et Liberté, des ONG et des organisations syndicales comme l’Union égyptienne des travailleurs du pétrole ou le Front de défense des journalistes. Autre signe du réveil du mouvement ouvrier, la grève de 16 000 ouvriers, démarrée le 6 août 2017, qui paralyse le complexe de filature et tissage de Mahalla el Kobra, une usine emblématique puisque c’est là que les grèves de 2008 avaient annoncé le mouvement de 2011.
Par Hoda Ahmed