Propos recueillis par Cathy Billard
Pour Mohamed Harbi, ancien membre du Front de libération national (FLN) et historien de la révolution algérienne, les aspirations sociales dont elle était porteuse ont succombé sous le poids conjugué de la violence héritée de la guerre et de la faiblesse du mouvement ouvrier.
En quoi les violences de la guerre d’indépendance – imposées par l’armée française ou liées aux luttes fratricides au sein du mouvement national algérien – ont-elles marqué la société algérienne ?
Ces dernières années, la violence est devenue le thème favori des intellectuels bien pensant. Il s’agit pour eux de s’appuyer sur la faillite des indépendances en Afrique, et sur les atrocités qui s’y commettent chaque jour, pour entreprendre un sauvetage de l’entreprise coloniale. Il y a donc nécessité pour nous, militants socialistes, d’aborder ce thème. Pour tous les révolutionnaires algériens, la violence a d’abord été l’instrument d’un combat politique visant à l’indépendance. C’était une contre-violence, une réponse à une agression militaire, cause d’une grande souffrance.
Le second type de violence que vous évoquez – celui de la guerre civile entre le Mouvement national algérien (MNA) et le Front de libération national (FLN) – renvoie à l’histoire du nationalisme algérien, et plus précisément à l’histoire du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), dont sont issues ces deux organisations. La singularité historique de leur concurrence meurtrière s’inscrit dans la lutte pour la formation d’un Etat-nation. En Algérie, violence et pouvoir ont marché ensemble. Cela ne s’est pas passé partout ainsi. Mais si, comme dans le cas algérien, les mouvements nationalistes ne parviennent pas à surmonter leurs divisions pour des raisons politiques, ou sociales, la guerre civile devient inévitable.
Cela prouve que l’absence d’une tradition nationale, incorporée dans des institutions précoloniales comme par exemple en Tunisie et au Maroc – où l’Etat n’a pas été détruit et le tissu social déchiré en profondeur –, a fortement marqué le nationalisme algérien. Construire une autorité politique capable de jouer un rôle central, appuyée sur la force des armes, aura coûté cher en vies humaines et en ressources. Mais il n’y a pas eu que la guerre entre le FLN et le MNA. Il y a aussi eu des conflits entre le FLN et certaines communautés rurales. Tous ces conflits tournaient autour de la question de la légitimité du pouvoir et des bénéfices qui en étaient escomptés. La question est toujours à l’ordre du jour. Mais plus un pouvoir est légitimé par la violence, plus celle-ci est visible et cruelle. Plus elle dure dans le temps, et plus s’enracine une psychologie sociale violente, un mépris du droit et de la vie humaine. C’est le drame de l’Algérie. L’éradication de comportements archaïques et brutaux a connu de fortes limites, car la pesanteur des héritages sociaux et surtout culturels les a aggravés.
Comment les aspirations sociales portées par la révolution algérienne se sont-elles exprimées dans les premières années post-indépendance ?
Pour comprendre les tendances à l’œuvre dans la société, il faut savoir que l’exode massif des Européens, maîtres de l’économie et du pouvoir, a donné aux Algériens une opportunité de prendre en main, dans un grand désordre, les biens laissés vacants. Dans la course à la succession pour ces biens, ce ne sont pas les ouvriers qui se sont manifestés les premiers, mais les résistants de l’intérieur, regroupés en factions et issus des classes populaires, et les nantis, possesseurs d’un capital et capables de racheter les biens des Européens. Ici et là, une modification importante est intervenue dans le monde du travail : dans les fermes coloniales, les ouvriers traités de collaborateurs ont été chassés au profit de nouveaux occupants.
Ayant réussi à résorber superficiellement l’implosion du FLN à son profit, Ben Bella, appuyé sur l’armée, s’est emparé de mots d’ordre radicaux, lancés par des petits groupes de sensibilité socialisante, et a décrété l’annulation des contrats et conventions passées entre Européens et Algériens nantis. En riposte aux spéculations, il s’est placé aux côtés des travailleurs. En leur laissant les moyens de production, il a décidé, sur les conseils de Michel Raptis, de donner aux comités de gestion, qui existaient déjà, un statut définitif avec les décrets de mars 1963. Ainsi naquit l’autogestion. Une précision s’impose : le FLN n’existait plus en tant que mouvement politique. Il n’en restait qu’un certain nombre de tendances politiques et militaires s’en réclamant. Les choix des uns et des autres sont intervenus dans un contexte de surenchères nationalistes, chacun cherchant d’abord à se légitimer. La mobilisation populaire, commencée en octobre avec la campagne des labours, fut relancée. Elle a suivi, plus qu’elle n’a précédé, les décisions gouvernementales.
Les premiers mois de l’expérience autogestionnaire se sont heurtés à de multiples obstacles : opposition de l’appareil d’Etat, tentatives de déstabilisation par des factions issues du FLN, des willayas ou des nouveaux partis, comme le Front des forces socialistes (FFS) créé par Aït Ahmed ou le Parti de la révolution socialiste (PRS) créé par Boudiaf, etc. Mais ce sont l’échec des premières tentatives de commercialisation des produits agricoles, l’absence de financement et les frictions entre les autogestionnaires et leurs ministères de tutelle (Agriculture, Industrie) – ces derniers ayant le pas sur le Bureau national d’animation des secteurs socialistes – qui vont marquer le début du reflux de cette expérience. En une année, on assiste au mécontentement des petits fellahs1 et des anciens djounouds2.
On a pu calculer que 75 à 80 % des coûts de production étaient constitués par les salaires. Au lieu de lancer la réforme agraire et de réaliser l’alliance entre ouvriers du secteur socialiste et petits paysans, l’Etat a ouvert la porte des comités de gestion aux saisonniers. La distinction entre eux et les ouvriers permanents est devenue explosive. Face à cette situation, Ben Bella a louvoyé et, dans ces discours, idéalisé l’expérience en cours. Il a par ailleurs fait la part belle à un entourage qui se situait du côté des forces qui brandissaient l’islam contre les militants socialistes. Ce ne sont donc pas l’absence de stratégie révolutionnaire ou la méconnaissance des réalités sociales qui ont porté préjudice aux partisans d’un socialisme autogestionnaire, mais le fait que leur poids dans l’appareil d’Etat était faible.
Livrés aux mandataires et aux prédateurs de l’appareil d’Etat, eux-mêmes acquis au libéralisme bourgeois ou à un capitalisme bureaucratique, les travailleurs se sont progressivement démotivés, désintéressés du destin de l’autogestion. Plus venue d’en haut que d’eux-mêmes, rien dans leur formation, ni dans leur culture ne les y préparait. La guerre, par ailleurs, avait détruit le mouvement ouvrier. Les cadres militants qui auraient pu aider à la poursuite de cette expérience n’étaient plus présents. Le syndicalisme, après s’être divisé en trois organisations – l’Union générale des syndicats algériens (UGSA), ex-CGT et communiste ; l’Union syndicale du travailleur algérien (USTA), messaliste, et l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), proche du FLN –, avait sombré sous les coups de la répression. Ce sont les willayas, à dominante rurale, qui ont pris en charge le syndicalisme. Mais les tentatives pour reconstruire le mouvement syndical ont été sabotées par le FLN, qui a dispersé leur congrès et désigné une direction contre leur gré. Le monde ouvrier est alors passé sous les fourches caudines du contrôle étatique. Au sein du FLN, la formation d’une aile gauche n’est intervenue qu’après le congrès d’avril 1964. Elle n’avait ni cohésion, ni orientation claire par rapport au socialisme autogestionnaire. Tout contribuait à l’effacement de cette expérience politique. La voie était libre pour l’étatisation de la société.
Comment le coup d’Etat de 1965 y a-t-il mis un coup d’arrêt ? Quels rapports ce coup d’Etat a-t-il institués entre la société algérienne et le mouvement national ?
Le coup d’Etat a été l’œuvre d’une alliance, dont les chefs de file, le colonel Boumediene et le colonel Zbiri, n’avaient rien en commun, sinon leur appartenance à l’armée. Le colonel Boumediene n’était pas favorable à l’autogestion. Lors de l’examen des décrets de mars 19633, ses représentants à la commission interministérielle avaient posé une condition à leur approbation : le droit pour l’armée de gérer les terres en sa possession sur le mode étatique. Alors que Ben Bella se montrait incapable de choisir clairement les forces sociales sur lesquelles s’appuyer, Boumediene a opté pour la technocratie et la bureaucratie militaro-policière. National-populiste, il a poussé jusqu’au bout la logique autoritaire et l’exigence d’une décolonisation radicale. La modernisation qu’il a initiée est un parfait exemple de « révolution par le haut » dans le cadre d’un capitalisme bureaucratique. Mais pour accéder au pouvoir, il n’a pas dédaigné de s’allier aux forces religieuses, quitte à les brider plus tard. o