Entretien. Janvier 2011 avait vu se lever un immense espoir dans la région arabe. Cinq ans plus tard, la contre-révolution y a incontestablement marqué des points dans nombre de pays. C’est dans ce cadre que se situe cette interview de Fathi Chamkhi1. Militant de la LGO, c’est un des dirigeants et députés du Front populaire qui regroupe l’essentiel des partis de gauche, d’extrême gauche et nationalistes arabes.
Quel est à ton avis le changement le plus important depuis 2011 ?
Le changement le plus important, ce sont les Tunisiens eux-mêmes. Aujourd’hui, la peur existant pendant plus de 50 ans de pouvoir despotique a en grande partie disparu. Les Tunisiens ont cessé de se taire. Ils n’hésitent pas à faire grève et à descendre dans la rue. Pas un jour ne se passe sans qu’on enregistre une mobilisation sociale ou politique. Même si des reculs ont lieu, il n’y a pas de restauration de « l’ordre » ancien. La situation politique demeure instable.
Qu’est-ce qui a changé dans les conditions de l’action politique ?
Le pouvoir n’arrive toujours pas à dominer la société. Il n’arrive pas à mettre en application les diktats du FMI, de la Banque mondiale et de la Commission européenne, parce qu’une résistance diffuse existe partout.
Même s’il a beaucoup régressé depuis son échec au pouvoir en 2012-2013, Ennahdha demeure le deuxième parti. Il participe à nouveau au gouvernement depuis début 2015. Autour d’Ennahdha gravite une nébuleuse salafiste souvent liée au terrorisme.
Les organisations de gauche, d’extrême gauche, ainsi que les nationalistes arabes, ont maintenant une existence légale. L’essentiel d’entre elles sont organisées dans un front et sont présentes au Parlement.
Et dans la structuration du champ politique ?
On est débarrassé d’un système où un parti peut gouverner seul.
Deux ténors importants ont émergé : Rached Ghannoucchi, leader du parti islamiste Ennahdha, et Béji Caïd Essebsi (BCE), fondateur de Nidaa Tounes, et président de la République depuis fin 2014. Même en s’étant unis, ces ceux partis ne parviennent pas à gouverner alors que la coalition gouvernementale dispose de plus de 80 % des députés.
De leur côté, les forces « progressistes » ne sont pas parvenues à gagner la confiance des classes populaires, comme on l’a vu au niveau électoral.
Qu’est-ce qui a changé au cœur de l’appareil d’État ?
L’armée reste toujours en dehors du jeu politique. Son rôle principal est de combattre les groupes terroristes. Même si le rôle de la police a globalement diminué, elle reste un outil central pour tenter d’imposer « l’ordre » économique et social. De plus, les islamistes, dont nombre d’anciens du parti de Ben Ali, profitent de leur présence au pouvoir pour s’y implanter.
Mais la police ne peut plus agir impunément comme avant. Un simple citoyen a par exemple fait circuler une vidéo montrant un policier lui demandant un bakchich. Le policier a été suspendu et une enquête a été ouverte contre lui.
L’appareil judiciaire n’a été épuré que superficiellement, mais il n’a plus de centre de commandement unifié : chacun des deux principaux partis au pouvoir marche avec un secteur donné de l’appareil judiciaire.
Une rupture a-t-elle eu lieu avec la politique néolibérale de Ben Ali ?
Ce cap dicté par le FMI, la Banque mondiale et la Commission européenne, a été conservé. Il a même été aggravé avec « l’Accord de libre-échange complet et élargi » (ALECA). Le FMI dit et redit qu’il faut geler les salaires, mais la combativité syndicale impose de façon continuelle des réajustements salariaux à la hausse... à la grande fureur de Christine Lagarde.
Que sont devenus les corrompus de l’ère Ben Ali ?
Ceux du clan Ben Ali-Trabelsi sont toujours en exil. Le nombre d’« hommes d’affaires » en prison ou étant interdits de quitter le territoire, est aujourd’hui réduit à presque rien. Le président de la République voulait parvenir à une amnistie générale, mais les mobilisations l’ont contraint à faire marche arrière.
Comment a évolué la situation économique et sociale ?
Tous les indicateurs économiques sont au rouge. De plus, la contrebande et le trafic de marchandises, d’armes et de drogue, ne cessent de se développer. La situation économique et sociale de la grande majorité des classes populaires s’est considérablement dégradée. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le mécontentement social soit important.
Qu’est-ce qui empêche le changement ?
La première raison est que la gauche n’a pas réagi comme il aurait fallu, notamment en adoptant une feuille de route permettant une rupture avec l’ordre dominant. La seconde est liée à des dizaines d’années de dictature, avec un manque évident d’expérience politique au niveau des masses.
Simultanément les islamistes ont bénéficié d’atouts très importants. Avant 2012, la Tunisie n’avait jamais connu de gouvernement islamiste. De plus, l’islamisme, persécuté sous Ben Ali, a été perçu par beaucoup comme une idéologie de résistance.
Aujourd’hui encore, le potentiel de lutte et la combativité sont là, mais les forces accumulées ne savent pas dans quelle direction agir. La vapeur existe, mais le Front populaire n’est pas pour l’instant un piston à la hauteur.
Du temps supplémentaire est-il nécessaire ?
Peut-être, mais vue la dégradation rapide de la situation, il y a urgence face à d’un côté, la pression de plus en plus importante du FMI, de la Banque mondiale et de la Commission européenne pour tout restructurer en profondeur ; de l’autre, l’aggravation d’une situation de plus en plus pénible qui alimente le mécontentement et la colère, mais fait également le jeu de l’extrémisme religieux, du terrorisme.
Lorsque les revendications sont claires et précises, on voit de très fortes mobilisations, au-delà des clivages idéologiques, avec par exemple des grèves à près de 100 %.
Un des problèmes est de savoir comment engager la rupture avec l’ordre dominant. Le mouvement progressiste en reste à la contestation et à la dénonciation.
Où en est la campagne contre la dette ?
Celle-ci a pris un nouveau départ le 17 décembre, avec notamment une campagne d’affichage et de diffusion d’un livre. Une tournée dans l’intérieur du pays a été décidée.
Le fait d’avoir 15 députéEs aide-t-il le Front à mener des campagnes ?
Ses députéEs ont notamment agi dans la rue et à l’Assemblée contre le projet de loi de blanchiment des corrompus. à leur initiative, une tentative de passage en force à l’Assemblée a été déclarée contraire à la Constitution. Et une proposition de loi d’audit de la dette est en préparation.
Une bataille a lieu à l’Assemblée contre la normalisation des relations avec l’entité sioniste. Il en va de même au sujet de la lutte contre la répression de la consommation de cannabis.
Propos recueillis par Dominique Lerouge le 10 janvier 2016
- 1. En intégralité dans la revue Inprecor.