Publié le Vendredi 19 octobre 2018 à 17h09.

L’Union européenne dans l’incertitude

Tout semble se conjuguer pour mettre en échec l’Union européenne et rendre incertain son avenir, tandis que montent les droites extrêmes et racistes. Dans ce contexte, maintenir un cap internationaliste est essentiel.

L’Union européenne (UE – nous utiliserons ce terme pour désigner ce qui s’est appelé dans le passé Marché commun et Communauté économique européenne) est née après la Seconde Guerre mondiale avec une double détermination : l’aspiration des peuples à ce que plus jamais il n’y ait de guerre en Europe, mais aussi, pour les dirigeants européens et des États-Unis, la reconstruction au plus vite une Europe capitaliste face au « bloc soviétique ». 

Au départ, le projet  des initiateurs était d’ « avancer sur deux jambes ». Une jambe économique : en 1951 est mise en place la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) qui jette les bases de politiques communes dans ce secteur industriel alors primordial. Et une jambe explicitement politique : en 1952 est signé le traité instituant la Communauté européenne de défense (CED) qui prévoit une armée « européenne » intégrée à l’OTAN et donc subordonnée à l’état-major US. En 1954, le Parlement français rejette la CED et le projet est définitivement enterré. Le volet économique va donc désormais prédominer avec, en 1957, la signature du traité de Rome instituant le Marché commun.

 

Le mouvement ouvrier face au Marché commun

Durant cette période de gestation de l’Union européenne actuelle, le mouvement ouvrier ne pèse guère. La méthode adoptée par les gouvernants et les technocrates est celle de la négociation intergouvernementale discrète (avec consultation des lobbies patronaux), les parlements ne sont consultés que sur des textes achevés, et donc à prendre ou à laisser, alors que plane encore le souvenir des désastres de la guerre. En France, la gauche est divisée. La social-démocratie pare d’un verbiage internationaliste (qui ne l’empêche pas de mener la guerre d’Algérie) son ralliement au capitalisme et à l’alliance étatsunienne. Le parti communiste et la CGT dénoncent les projets capitalistes mais défendent avant tout et de façon virulente des positions anti-allemandes  et anti-américaines : « Pour la France, la réalisation du Marché commun c’est l’acceptation de l’hégémonie allemande » écrit ainsi en 1956 Jean Duret, directeur du Centre d’études économiques de la CGT1.

Les marxistes révolutionnaires critiquent l’Europe telle qu’elle se construit, tout en formulant un point de vue internationaliste ; Ernest Mandel, à la fois militant en Belgique et dirigeant de la IVe internationale, essaie en 1958 de définir ce que devrait être l’attitude du mouvement ouvrier belge face au Marché commun2 : « Constater que les prédictions socialistes concernant la centralisation et l’internationalisation croissantes de la vie économique se confirment de plus en plus est une chose ; approuver sans critique toutes les mesures dans ce sens comme justes ou progressives en est une autre. […] Chaque cas concret […] réclame […] une analyse précise des mesures proposées et de leurs répercussions sur l’économie et la société en général, à la lumière de l’idéal et des principes socialistes. […] Malgré toutes les critiques que nous avons à formuler, le traité de Rome est un fait, même s’il ne nous plaît pas. Il impose des cadres nouveaux à notre action. […] Il faut mettre à nu les prémisses naïves, simplistes et irréelles du credo libre-échangiste. Mais il faut le faire du point de vue socialiste, internationaliste, non en partant d’un nationalisme aussi étroit qu’anachronique. À l’Europe des trusts nous opposons les États-Unis socialistes d’Europe, non pas "l’idéal" d’États souverains s’entourant de barrières douanières de plus en plus épaisses. » Mandel insiste sur la nécessité d’une action coordonnée du mouvement socialiste et syndical européen pour peser au niveau européen, tout en ne renonçant pas à la lutte sur un plan national : « Il s’agit donc d’engager résolument, sur le plan belge, la lutte pour les réformes de structure et pour un début de planification, quitte à nous joindre à toute tentative de réaliser ces réformes et cette planification à l’échelle internationale, dès qu’une possibilité concrète se présente dans ce sens. Il va sans dire que les socialistes […] préféreraient une planification internationale aux mesures planistes forcément limitées qu’on pourrait appliquer sur la seule étendue de notre territoire. Mais ils préfèrent ces dernières aux aléas d’une économie européenne libérale. ». Ce texte est à la fois daté (il a été rédigé aux tout débuts du Marché commun) et marqué par son objectif immédiat (dirigé vers la gauche du Parti socialiste belge, il a été écrit dans une revue de ce parti) mais la démarche exposée reste d’actualité. 

 

La prégnance du libéralisme

D’emblée, l’Union européenne est marquée par le dogme économique libéral et ses initiateurs sont conscients des conséquences : « Il est fatal que l’intégration économique limite la liberté de chaque pays quant à son système social… » déclare ainsi en 1957 un dirigeant belge cité par E. Mandel. Ceci dit, il ne faudrait pas tomber dans l’illusion que les mesures antisociales viendraient de « Bruxelles » – de la Commission européenne – : à l’époque et aujourd’hui encore, les États nationaux et les bourgeoisies sont moteurs dans les offensives contre les acquis sociaux et les services publics. Toutefois, dans le contexte social et politique de la période de lancement de l’UE, sont prévus des amortisseurs à l’impact du libre-échange et de la concurrence (par l’entremise de fonds européens) pour limiter l’approfondissement des écarts entre États ou entre régions et pour gérer l’agriculture.

Jusqu’au début des années 2000, l’Union semble avancer irrésistiblement, mettant en place de nouvelles politiques et s’élargissant au sud puis à l’est. En 1986, dans un contexte de fin de la période d’expansion économique d’après-guerre et de mise en œuvre un peu partout en Europe de politiques d’austérité, l’Acte unique européen représente un pas en avant supplémentaire de l’Europe capitaliste avec la libre-circulation totale des marchandises et des capitaux. Dans la même logique est défini en 1996 le statut du travail détaché qui l’assimile à une prestation de service au lieu de relever de la circulation des travailleurEs d’un pays à l’autre. C’est ce qui fonde la possibilité de dumping social, et il n’est donc pas question d’aller vers une uniformisation des droits sociaux entre les États-membres. Quant à l’harmonisation des règles fiscales, elle patine, pour le plus grand bonheur des multinationales et des grandes fortunes… Les services publics doivent quant à eux être libéralisés et, à terme, privatisés (du moins pour leurs segments rentables). Il n’y a pas, en revanche, de politique industrielle européenne : Airbus repose ainsi sur un accord particulier entre des gouvernements. 

Le rouleau compresseur néolibéral va avancer au fil des traités et des sommets européens, avec une étape essentielle : le traité de Maastricht en 1992, qui renforce les règles auxquelles sont soumises les budgets nationaux et, avec la création de l’euro, met en place une banque centrale européenne (BCE) indépendante des États et du Parlement européen, mais pas de la finance.

 

Un édifice de plus en plus miné

Dans les années 2000, les nuages s’accumulent : la « stratégie de Lisbonne » qui voulait faire de l’Union européenne« l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010 » est un échec, et les inégalités entre les États se renforcent. Après la crise de 2008-2009, un « fédéralisme autoritaire » néolibéral se met en place : la Commission européenne (avec l’appui du Conseil européen où siègent les États membres) se met à intervenir dans tous les aspects des politiques économiques et sociales. Retraites, salaire minimum, protection sociale, système de négociations collectives : désormais la Commission se mêle de tout, allant au-delà des compétences de surveillance budgétaire que lui donne le TSCG (traité sur la stabilité et la gouvernance budgétaire de 2012). Et cet autoritarisme est encore plus fort vis-à-vis des États (Grèce, Portugal, Espagne, Chypre, Irlande) mis plus ou moins longuement sous la tutelle de la Commission et de la « Troïka » (BCE, Commission, FMI).

L’édifice européen est en fait de plus en plus miné par des facteurs de natures diverses qui tendent à freiner toute initiative, sauf les préconisations austéritaires. L’euro n’a protégé ni de la crise, ni du chômage de masse, ni de la concurrence entre économies : il est donc moins attrayant. Le traité de Maastricht prévoyait que tous les États adhérant à l’UE finissent par adopter l’euro (le Danemark et le Royaume-Uni en étant exemptés) ; en fait, plusieurs États membres n’ont plus du tout cet horizon (au total huit n’utilisent pas l’euro). Ce qui complique considérablement les mécanismes de prise de décision au sein de l’UE et pose la question d’un renforcement des mécanismes spécifiques à la zone euro. Gouvernements et Commission se disent favorables à une réforme, mais sans être d’accord sur son contenu. L’idée d’un « budget de la zone euro » est mise en avant par Emmanuel Macron, qui en a fait un axe prioritaire, mais le gouvernement allemand reste réservé. Hors de la sphère directement gouvernementale, certains comme l’économiste Thomas Piketty (qui a soutenu Benoît Hamon) imaginent quant à eux de nouvelles institutions spécifiques à la zone euro et jusqu’à une nouvelle assemblée3. Malgré leurs différences d’inspiration (Piketty critique fortement la politique de Macron), ces propositions ont un trait commun : entériner une forme de division de l’Union européenne.

Le mécontentement populaire vis-à-vis de politiques présentées comme émanant de l’UE (alors que, répétons-le, les gouvernements nationaux y ont une responsabilité majeure) a favorisé le vote pour le Brexit et, dans plusieurs États (Pologne, Hongrie, Autriche et, dernièrement, Italie), l’arrivée au pouvoir de partis nationaux-conservateurs, ou franchement d’extrême droite, ou de coalitions soutenues par l’extrême droite (Danemark). Ces gouvernements poursuivent souvent (avec quelques nuances) les politiques libérales de leurs prédécesseurs, mais tentent de se dédouaner en stigmatisant les immigrés. Il est significatif que, lors de la formation du gouvernement italien en mai dernier, la Commission européenne et le président de la République italienne aient fait pression pour écarter la nomination d’un ministre critique de la zone euro tout en admettant sans gros problème les tirades xénophobes de Salvini, le nouveau ministre de l’Intérieur. Pour ces gouvernements, le mot d’ordre est « immigration zéro », ce qui ne convient pas tout à fait aux autres dirigeants européens pour des raisons diverses : maintien d’une façade humaniste, réalisme, utilité d’une main-d’œuvre surexploitée pour certains secteurs économiques…. 

Enfin, il y a Poutine, Trump et un contexte international de plus en plus troublé face auquel l’Union européenne se révèle fragile, divisée ou désarmée. Déjà en 2003, plusieurs des pays d’Europe centrale et orientale avaient soutenu l’offensive américaine en Irak, ce qui avait mis en fureur Chirac qui avait alors déclaré que ces États avaient « manqué une occasion de se taire » en manifestant leur solidarité avec Washington. Maintien des sanctions économiques prises contre la Russie après l’annexion de la Crimée, rapports politiques, économiques et militaires avec les États-Unis, relations avec l’Iran, attitude face à la proclamation de Jérusalem comme capitale d’Israël : face à toutes ces questions l’UE est en difficulté ou divisée. Le cas iranien est à cet égard symptomatique. Trump décide de dénoncer l’accord de 2015 et menace les entreprises poursuivant leurs relations avec l’Iran ; pour riposter l’UE met en vigueur une « loi de blocage » qui interdit aux entreprises européennes de se plier aux injonctions étatsuniennes, mais la plupart des multinationales ont déjà décidé de le faire : elles refusent de se voir fermer le marché US et, si elles n’y sont pas présentes, d’être sanctionnées car elles utilisent le dollar qui demeure l’instrument de la majeure partie des transactions internationales.

 

Une autre Europe est nécessaire… mais pas à l’ordre du jour avec l’UE

Il est impossible de savoir sur quoi débouchera la crise actuelle. L’internationalisation du capital se poursuit (la prise de contrôle d’Opel par PSA en 2017 en est une illustration) mais le « grand capital » n’est pas une réalité unifiée qui maîtrise à tout moment les aléas politiques : si tel était le cas, le « Brexit » n’aurait pas eu lieu, Trump ne serait pas président des États-Unis et le résultat des élections italiennes aurait été différent. Comme le souligne Daniel Tanuro4, « iI est faux de penser que le "grand capital" se dresserait à tout moment comme la statue du Commandeur pour faire et défaire des gouvernements imparfaits à ses yeux. Le capital n’existe que sous la forme de capitaux nombreux qui se font concurrence […]. Tous ont des intérêts partiellement divergents. Ils s’unissent pour agir politiquement quand un danger exceptionnel menace leur système d’exploitation, mais ce n’est pas le cas pour le moment avec Trump »… et dans l’Union européenne. L’avenir de cette dernière reste donc incertain.

Il est certes vraisemblable que le gouvernement allemand pense que l’Allemagne ne serait pas en meilleure situation face aux États-Unis, à la Chine, etc., si l’Union européenne disparaissait ou se fragmentait trop. D’autant que l’espace économique européen est essentiel : 58 % des exportations allemandes de 2016 sont allées vers l’Union européenne. Depuis des années, les dirigeants français, italiens, espagnols, etc., ont la même position. Cela peut conduire la sphère dirigeante européenne et les dirigeants français et allemands (suivis par d’autres) à faire preuve de volontarisme pour essayer de donner un coup d’arrêt à une désagrégation lourde de risques potentiels. Et déboucher sur la concrétisation des projets d’ « Europe à deux vitesses ». À l’inverse, une paralysie de l’UE sous le poids des contradictions entre bourgeoisies et gouvernements nationaux ne peut être écartée.

Le décalage est en tout cas évident entre les discours des gouvernants et l’Europe réelle à laquelle sont confrontés salariéEs, petits agriculteurEs, retraitéEs, chômeurEs. Les mensonges des gouvernements, de gauche et de droite, sont les fossoyeurs de l’idée européenne aux yeux de« ceux d’en bas ». Il n’y a pas lieu de s’en réjouir. Il ne s’agit pas non plus de dénoncer « l’Europe allemande », mais bien d’avancer une politique en rupture avec les traités de l’Union européenne qui ont institué des mécanismes de décision sur lesquels les travailleurEs n’ont aucune prise, et constitutionnalisé le capitalisme libéral. 

Programmatiquement, les anticapitalistes sont favorables à une « Fédération socialiste des travailleurs et des peuples ».  Dans l’immédiat, il s’agit de défendre, au niveau national et au niveau européen, une série des mesures d’urgence à dynamique transitoire contre la dictature des marchés et l’austérité, en rupture avec le rejet des immigréEs et les logiques guerrières.

 

Henri Wilno

  • 1. Jean Duret, « Que signifie le Marché commun dans une Europe capitaliste ? » (juillet 1956), en ligne sur https ://www.cvce.eu/obj/jean_dur…
  • 2. Ernest Mandel, « Réflexions socialistes sur le traité de Rome » (1958), en ligne sur http ://www.ernestmandel.org/new…
  • 3. Thomas Piketty, « Rénover la gauche : "Pour un vrai gouvernement de la zone euro" », le Monde, 12 janvier 2017, en ligne sur https ://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2017/01/12/renover-la-gauche-pour-un-vrai-gouvernement-de-la-zone-euro_5061781_3232.html
  • 4. Daniel Tanuro, Le Moment Trump, une nouvelle phase du capitalisme mondial, Démopolis, 2018.