(Présentation à l’Université d’été du NPA – 28 août 2013)
Ce débat a une portée générale, mais aussi éminemment pratique puisqu’avec les élections de l’an prochain la question va se poser à nous de manière très immédiate et centrale. Seront abordés ici des éléments d’analyse, puis le type de réponse politique globale que nous pourrions avancer – sans répéter des éléments déjà développés par d’autres camarades.
1) La nature de l’Union européenne se dévoile
Premièrement, l’analyse de ce qu’est l’Union européenne, ainsi que la zone euro qui en constitue le cœur.
On sait, on a dit et expliqué à maintes reprises que cette construction européenne est capitaliste, néolibérale, antidémocratique… Néanmoins, nous nous posions le problème de comment formuler cette critique, avec la préoccupation de comment se faire comprendre par rapport à ce qui apparaissait malgré tout à beaucoup comme un progrès, de comment trouver, articuler des revendications « transitoires »et, dans ce cadre, comment éviter d’apparaître comme des nationalistes rétrogrades.
Eh bien, on peut dire que ce problème ne se pose plus, en tout cas plus du tout dans les mêmes termes, parce qu’au cours des dernières années la perception populaire de l’Union européenne et de l’euro s’est très largement modifiée – dans le sens du doute, de la critique et souvent du rejet.
Elle a été modifié par la crise économique commencée en 2008 et qui se poursuit sans perspective de solution, et par le fait que, dans le cadre de cette crise mondiale, s’est développée une crise spécifique de l’Union européenne et de la zone euro, sous la forme de la crise des dettes souveraines, avec les conséquences que l’on sait en Grèce, au Portugal, en Espagne, en Irlande ou à Chypre
Pourquoi cette crise-là ? Le problème est qu’a été créé un vaste espace économique commun, avec pour de nombreux pays une monnaie commune, mais sans Etat commun et sans la constitution d’un capitalisme commun, européen, qui aurait justifié et permis la formation d’un tel Etat, mais avec au contraire la prévalence maintenue des intérêts nationaux des différentes bourgeoisies.
Pas de capitalisme européen donc pas d’Etat européen, pas de budget européen (le budget propre de l’Union européenne est d’un montant dérisoire), pas de solidarité financière entre les Etats – même pas ceux qui ont une monnaie commune. Raison pour laquelle, quand la crise a éclaté et que les Etats nationaux ont dû renflouer leurs banques, en augmentant sensiblement leur déficit et leur dette, les plus faibles ont fait l’objet d’attaques spéculatives, en devant se refinancer à des taux d’intérêts prohibitifs qui les mettaient quasiment en faillite.
Avec pour conséquence la déstabilisation, les attaques contre leur monnaie qui se trouve être aussi la monnaie commune, dite unique, de la majorité des pays de l’UE. Une monnaie à laquelle les capitalistes européens sont très attachés parce que c’est un outil essentiel pour leurs affaires, un facteur de stabilité (en éliminant les risques de change, donc de dévaluations compétitives entre les différents pays) auquel ils restent, surtout les plus gros, très attachés. D’où la riposte des bourgeoisies, principalement celles des pays centraux, qui pour sauver l’euro ont décidé d’imposer des plans d’austérité drastiques.
Deux facteurs déterminent aujourd’hui les plans d’austérité en Europe. D’une part, c’est dans les pays de l’Ouest de l’Europe qu’il reste, à l’échelle internationale, le plus d’acquis sociaux, et il y a donc une offensive visant à faire baisser le niveau de vie, les salaires, les acquis sociaux, afin de défendre ou restaurer la compétitivité internationale des groupes capitalistes européens. Cette offensive est dans une large mesure et de façon très visible, organisée, coordonnée, planifiée au niveau des institutions de l’Union européenne, principalement la Commission et la Banque centrale.
Mais au-delà, il y a aussi le fait que la construction européenne des capitalistes soit restée bancale et que cette réalité ait accru, non pas la convergence mais la divergence, les inégalités entre les différents pays. Avec les bourgeoisies, les groupes financiers des pays les plus forts, qui ont institué des rapports de domination et même d’exploitation, de type quasi colonial, vis-à-vis des Etats les plus faibles. C’est très clair, en particulier, dans le cas de la Grèce dont la population paye par une misère sans fin et sans fond la sauvegarde des profits des banques allemandes et françaises.
Cette situation, cette crise avec ses aspects spécifiquement européens (de nombreux pays à commencer par les Etats-Unis et le Japon ont des dettes plus importantes que la plupart des pays européens, mais ne rencontrent pas ce type de problème), provoque donc aujourd’hui dans la population un sentiment de rejet croissant, qui peut déboucher dans deux sens opposés : des réponses de type nationaliste, d’exclusion et de repli, portées par l’extrême droite qui, avec des variantes et sous des formes diverses, se développe dans de nombreux pays ; ou bien des réponses sur le terrain de l’unité et de la solidarité internationales. Ce sera un des enjeux principaux des prochaines élections européennes.
2) Une réponse européenne est-elle encore pertinente ?
Avant d’aborder le contenu de notre réponse politique, une question préalable : est-il pertinent, juste, utile pour les anticapitalistes d’avancer cette réponse au niveau de l’Europe ? Autrement dit : est-ce que, du fait de la mondialisation du capital et de l’économie, la réponse ne devrait pas être d’emblée mondiale ? Est-ce que, par exemple, nous n’avons pas plus en commun culturellement, politiquement, avec les pays du Maghreb ?
C’est un argument qui a une certaine base, sans doute un élément de réalité – ainsi du fait de l’histoire de notre pays, nous avons certainement plus de choses en commun avec l’Algérie qu’avec la Lituanie ou la République Tchèque. C’est un fait : la France n’ayant jamais colonisé la Tchécoslovaquie, il y a ici bien moins de Tchèques que d’Algériens…
Ce n’est toutefois qu’un élément, un aspect partiel et finalement secondaire de la réalité. L’Europe a une histoire commune, une culture qui dans une large mesure lui est commune. Elle a des économies qui sont aujourd’hui totalement interpénétrées et interdépendantes – ainsi 80 % du commerce des pays de l’UE se fait à l’intérieur de l’UE. Comme matérialistes nous savons que l’économie est première, que sous le capitalisme en tout cas, c’est elle qui détermine fondamentalement les formes politiques.
Et surtout, les classes ouvrières et les peuples d’Europe ont très clairement une communauté de destin. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui alors qu’ils sont, tous ensemble, des Chypriotes aux Slovènes, sous le joug de l’Union européenne et de la zone euro.
De ce point de vue, le fait que par rapport aux bourgeoisies européennes, qui sont très organisées et coordonnées entre elles, les prolétariats européens soient immensément, incomparablement en retard, ne justifie nulle conception de repli, même si on l’appelle « détour », national. Bien au contraire, cette situation exige plus que jamais de travailler à élaborer et construire des réponses au niveau européen, même si elles resteront, pour un temps, très minoritaires.
Sans cette approche européenne, on ne se s’oppose d’ailleurs pas réellement aux plans de la bourgeoisie, pour laquelle ce cadre est déterminant. Etl’on renonce dans le même temps à combattre politiquement l’extrême droite et ses solutions de repli nationaliste, en renonçant à proposer une alternative européenne, internationaliste, aux classes populaires dont le Front national ici et d’autres formations ailleurs essaient de capitaliser le désespoir.
3) Contre l’UE, pour une autre Europe
Cela fait des années que les sociaux-libéraux, les partis Verts, et le plus souvent aussi les réformistes antilibéraux, nous bassinent avec « l’Europe sociale », qui pour certains serait en construction, ou bien, pour d’autres, vers laquelle on pourrait réorienter l’actuelle construction européenne.
Ce n’est plus crédible –en tout cas ça l’est vraiment de moins en moins. Comme le reconnaît y compris, en partie, pas complètement certes, une formation telle que le PG, c’est l’ensemble de l’édifice institutionnel et réglementaire de l’Union européenne qu’il faut remettre en cause, bouleverser, si l’on veut aller vers une Europe qui serait réellement « sociale, démocratique, écologique ». Dans une situation où de plus, les peuples d’Europe n’ont sur cette Europe-là, capitaliste néolibérale, aucune possibilité de contrôle démocratique, c’est bien l’Union européenne en tant que telle (et l’eurozone qui en constitue la partie centrale et majoritaire), qui est en cause et que nous devons mettre en accusation.
Les intérêts des salariés et des couches populaires exigent de démanteler l’Union européenne mais – devons-nous ajouter immédiatement, dans la foulée, sans interrompre notre phrase – pour pouvoir construire une autre Europe, de solidarité et de coopération entre les travailleurs et les peuples. Dans ce sens, notre politique et notre programme se situent évidemment « en rupture » avec l’Union européenne, une rupture sur des bases internationalistes et européennes, anticapitalistes pour le socialisme.
Mais avancer dans des tracts, affiches, discours de campagne, des slogans du type « pour la rupture avec l’Union européenne » et « pour la rupture avec l’euro », même en y ajoutant l’adjectif « anticapitaliste », prendrait un sens concret différent. Pour le grand public, ce serait nécessairement compris comme une proposition que la France sorte de l’UE et de l’euro. Cela nous situerait en apparence sur le même terrain que des courants bourgeois nationalistes, en entraînant une confusion qui, pour être levée (« vous voulez la même chose que le FN, mais pas pour les mêmes objectifs ? »), nécessiterait une série d’explications complexes, sortant nettement du champ d’une agitation de masse.
L’alternative est d’indiquer que ces institutions foncièrement, consubstantiellement anti-ouvrières et antisociales sont à renverser, mais qu’elles ne pourront l’être que par l’action conjointe des travailleurs et des opprimés d’Europe : nous sommes toutes et tous dans la même galère, confrontés à des forces qui nous sont aujourd’hui infiniment supérieures, nous ne pourrons nous en sortir qu’en nous unissant et en joignant nos forces.
Quant à l’euro, c’est exactement le même problème que l’Union européenne. On ne comprendrait pas d’ailleurs comment on pourrait dire qu’il faut rompre (ou en finir) avec l’Union européenne, sans rompre ou en finir avec la zone euro qui en constitue le centre névralgique, qui regroupe la majorité de ses Etats et de ses populations, l’essentiels de ses groupes capitalistes.
Dans ce sens, il faudrait parvenir à expliquer que nous sommes en principe pour une monnaie commune mais au service des peuples, ce qui implique notamment des mécanismes de compensation compte tenu des inégalités de développement et de niveau de vie entre les pays ; donc pas celle-là, pas l’euro actuel qui est exclusivement un instrument au service des grands groupes capitalistes.
C’est en prenant en considération ces différents éléments que nous devrions définir un slogan (et la politique, avec les autres mots d’ordre qui en découlent) répondant aux besoins actuels. « Contre l’Union Européenne, pour une Europe démocratique des travailleurs et des peuples » ? « En finir avec l’Union européenne, pour une Europe unie des travailleurs et des peuples » ? D’autres variantes ? C’est en tout cas dans cette direction que l’on devrait travailler.
4) A propos des « Etats-unis (socialistes) d’Europe »
Pouvoir avancer dans cette élaboration nécessite cependant de se défaire de conceptions qui sont datées, voire obsolètes. Notamment autour du slogan des dits « Etats-unis socialistes d’Europe ».
Le mouvement trotskyste a traditionnellement – et pour certains de ses courants, systématiquement – avancé ce mot d’ordre. Il a souvent été repris de façon mécanique (jusque, par exemple, dans une résolution adoptée il y a deux mois par le conseil politique national du NPA), sans vraiment s’interroger sur sa pertinence aujourd’hui. C’est pourtant la première chose à faire, en commençant pour cela par revenir sur sa genèse et son contexte.
La question a surgi au début de la Première Guerre mondiale, dans le cadre de débats menés au sein de la social-démocratie révolutionnaire russe, et plus largement parmi les internationalistes qui en Europe résistaient à la guerre : comment lutter contre le déchaînement des nationalismes impérialistes qui a abouti à cette catastrophe, quelle perspective politique proposer aux travailleurs et aux masses exploitées pour pacifier et unifier le continent ?
A l’époque, une référence incontournable et aussi, encore, largement positive, donc à un certain niveau une sorte de modèle ou au moins d’inspiration, était celle des Etats-Unis d’Amérique. Leur achèvement en tant que nation était récent, la Guerre de sécession s’était terminée moins de 50 ans plus tôt par la victoire sur le Sud esclavagiste. Ils connaissaient un développement économique spectaculaire et étaient en passe de se transformer en une très grande puissance – mais sans être devenus encore l’impérialisme mondialement dominant et universellement agressif que nous connaissons aujourd’hui.
Le partisan le plus convaincu et obstiné de cette orientation était Trotsky, qui a commencé à la défendre en 1914 dans son texte « L’Internationale et la guerre » : la perspective des Etats-unis d’Europe était pour lui directement liée à sa théorie de la révolution permanente, dont un des aspects était l’impossibilité de construire le socialisme dans un seul pays, et donc à la nécessité de la révolution internationale. Les formulations et plus généralement le cadre politique donné à ce mot d’ordre ont ensuite varié et parfois changé substantiellement – parfois les Etats-Unis d’Europe tout court, parfois l’ajout des adjectifs « socialistes » ou « soviétiques », lui donnant un contenu à peu près égal à celui d’« Europe socialiste »…
Par exemple, dans un texte de juin 1923 intitulé « De l’opportunité du mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe », Trotsky indiquait : « En liaison avec le mot d’ordre de « Gouvernement Ouvrier et Paysan », le moment est venu d’avancer celui des « États-Unis d’Europe » (donc, ici, plus « socialistes »). C’est seulement en reliant ces deux slogans que nous disposerons d’une réponse précise, à la fois globale et graduelle, aux problèmes les plus brûlants de l’Europe. » Puis il expliquait que ces deux mots d’ordre étaient « indissociables » et qu’ils avaient une « valeur transitoire », que c’était un « pont » vers la révolution et une unification socialiste du continent, les Etats-Unis d’Europe constituant en réalité « la forme politique de la dictature du prolétariat européen ».
Lénine, de son côté, après avoir défendu en 1914 le mot d’ordre « Etats-Unis républicains d’Europe », publiait en 1915 un texte, « A propos des Etats-Unis d’Europe », dans lequel il revenait sur sa position initiale, attaquait le mot d’ordre de Trotsky en disant que ce qu’il défendait ne pourrait déboucher que sur une « Union des impérialistes contre les peuples », et que la seule chose qui pouvait éventuellement être défendue était les Etats-unis socialistes du monde – en d’autres termes le communisme mondial. Un texte qu’évidemment, quelques années plus tard, les staliniens ont utilisé jusqu’à plus soif.
Sans entrer davantage dans les tours et détours de ces débats, il y a trois caractéristiques importantes à souligner quant à la situation, au contexte dans lequel le mot d’ordre des « Etats-unis d’Europe » ou « Etats-unis socialistes d’Europe » avait été avancé. La situation concrète était ainsi marquée par :
- l’absence d’unification bourgeoise de l’Europe et, à l’inverse, des déchirements incessants qui ont provoqué une puis deux guerres mondiales ;
- le rôle progressiste que venait d’avoir l’unification nord-américaine, donc la référence en partie positive que constituaient encore les Etats-Unis d’Amérique ;
- le fait que l’on traversait une époque de guerres et de révolutions, dans laquelle la question du socialisme était directement à l’ordre du jour, revendiquée comme solution immédiate par des partis de masse et des secteurs de masse de la classe ouvrière.
Il est évident que la situation actuelle est complètement différente :
- pas de guerre inter-impérialiste en Europe mais, avec l’Union européenne, une collaboration active de toutes les bourgeoisies européennes contre leurs prolétariats respectifs ;
- les Etats-Unis d’Amérique qui ne représentent plus grand-chose d’une référence positive, que ce soit pour les peuples d’Europe ou – moins encore – pour ceux d’autres continents ;
- le socialisme qui, dans la subjectivité des travailleurs et des masses, n’est malheureusement plus à l’ordre du jour – depuis quelque 25 années et pour un temps à venir impossible à prévoir.
Dans ces conditions, affirmer qu’il faudrait construire des « Etats-unis », outre que cela signifierait prendre position pour une Europe fédérale (pourquoi pas une Europe confédérale, une union libre des travailleurs et des peuples d’Europe ?), n’est ni convaincant sur le fond, ni entraînant et même compréhensible dans la forme. Adjoindre l’adjectif « socialiste » n’y changeant strictement rien – sauf à considérer que l’on pourrait mener une campagne d’agitation de masse sur la nécessaire instauration du socialisme dans chaque pays et au niveau continental…
Jean-Philippe Divès