Il est paradoxal que certains groupes «à gauche» («gauche» latino-américaine, Podemos, LO, etc.) reprennent de manière biaisée quasiment l’argumentaire néo-stalinien de Poutine: on renvoie dos à dos Poutine et l’OTAN, dans une interprétation mensongère datant d’avant la chute du mur de Berlin, dans une nostalgique grille de lecture à la Thorez, à la Carrillo ou à la Marchais. Pire, il faudrait «privilégier la diplomatie et le dialogue», il ne faudrait surtout pas livrer d’armes aux Ukrainiens! (entendu d’une élue de Podemos).
Certains nous rejouent à contre-pied la comédie sinistre de la Non-intervention pendant la Guerre d’Espagne! On a l’impression de revivre chez certains le soutien de Georges Marchais depuis Moscou à l’invasion de l’Afghanistan! Et ce, derrière de nouveaux despotes corrompus «de gauche» comme Daniel Ortega au Nicaragua, Nicolás Maduro au Venezuela ou Miguel Díaz Canel à Cuba. Au nom d’un anti-impérialisme de pacotille. De fait au nom d’une imposture
Lors de l’entrée de l’Armée Rouge en Pologne, le 17 septembre 1939 (peu après l’entrée des troupes nazies, conformément à la signature du Pacte Hitler-Staline), Dolores Ibárruri (la «Pasionaria») signait un texte mémorable1 dans lequel elle justifiait la «disparition» de la Pologne au nom… de la défense des minorités ukrainiennes persécutées par «une nation polonaise inexistante.»(!) Fallait-il soutenir l’agression de la Finlande par Staline, lors de la «Guerre d’hiver» (30 novembre 1939)? Le peuple finlandais n’avait-il pas le droit de se défendre? (Ce qu’il fit d’ailleurs, héroïquement).
En mai 1937, à Barcelone, les anarchistes, le POUM et les trotskystes étaient calomniés, persécutés, traités de «fascistes», assassinés. Un mois avant, en avril de la même année, le PSUC (instrument du Komintern stalinisé et du GPU) préparait sa provocation (voir les mémoires du dirigeant communiste Del Caso): il fallait laisser courir le bruit que les «incontrôlés» préparaient un putsch, qu’ils allaient déplacer du front d’Aragon des unités armées… De fait, ils accuseraient leurs ennemis de ce que, eux-mêmes, étaient en train de faire et allaient faire. Vieille méthode. Comme le disait Pavel Soudoplatov (grand ordonnateur – avec Léonid Eitingon – des assassinats décidés par Staline et Béria): «L’Espagne fut en quelque sorte le «jardin d’enfants» où ont pris forme toutes les opérations d’espionnage futures. Les initiatives que nous avons prises par la suite dans le domaine des renseignements ont toutes eu pour origine les contacts que nous avions établis en Espagne. Et les leçons que nous avons tirées de la guerre civile espagnole. La révolution espagnole a échoué, mais les hommes et les femmes engagés par Staline dans la bataille ont gagné.»
La méthode du bourreau accusant la victime de ses propres crimes est connue. Pour le bombardement de Guernica, le Vatican et les franquistes, ont désigné immédiatement les «coupables»: c’étaient les «rouges» et les «gudaris» basques qui avaient incendié la ville, malgré le témoignage d’un prêtre Alberto Onaindia auprès du Saint-Siège. Lors du Procès de Nuremberg tout le monde a fait semblant de gober le massacre de Katyn imputé aux nazis, etc., etc.
Vladimir Poutine qui a été biberonné au KGB, poursuit simplement ce qu’il a toujours appris en tirant à présent les ficelles du FSB: calomnier, mentir, assassiner.
Que l’OTAN ait cherché depuis des années à pénétrer à l’est, dans la zone anciennement dépendante de l’URSS, évidemment. Que la NSA et la CIA jouent leur rôle au compte de la politique des Etats-Unis, c’est indiscutable – le FSB, à ce jeu-là n’est d’ailleurs pas en reste. Mais cela ne peut nullement servir d’alibi à l’agression armée de Poutine. Nous assistons, une fois de plus, à la vieille recette chauvine qui consiste à essayer de réaliser l’union sacrée derrière un caudillo en s’engageant dans une aventure militaire extérieure. A n’en pas douter le peuple russe se bat lui aussi contre cette guerre ignoble. Malgré la répression de plus en plus violente au sein de la Fédération de Russie (emprisonnements, tortures, liquidations d’opposants, interdiction d’associations mémorielles dénonçant les goulags staliniens, persécution des homosexuels, poids de plus en plus pesant de l’Eglise orthodoxe, etc.), nombre de citoyens et citoyennes résistent malgré les matraques et les geôles. Les sacs plastiques qui rapatrient les cadavres des appelés russes vont d’autant plus peser dans la balance que nombre de familles russes ont des amis, des conjoints, des parents ukrainiens. Les précédents du Vietnam et de l’Afghanistan ne présagent rien de bon pour Monsieur Poutine.
La question que doit se poser tout militant c’est pourquoi, non pas des milliers, mais bien des millions d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes fuient l’arrivée des troupes russes? Pourquoi ces troupes russes ne sont-elles pas reçues en libératrices? Pourquoi la masse de la population est attirée par le mode de vie de l’ouest de l’Europe (certainement idéalisée). Pourquoi l’ensemble du peuple fait-il corps derrière son président?
Et si l’on en revient à des exemples passés. Le régime du Négus Aïlé Sélassié en 1935 était certainement despotique et médiéval. Fallait-il pour autant soutenir l’agression de l’Ethiopie par l’Italie fasciste de Mussolini en 1935 (accompagnée de massacres, de viols, de bombardements à l’ypérite, etc.)?
Le régime du Dalaï Lama était certainement fort éloigné d’une «démocratie», fallait-il pour autant que l’Armée chinoise envahisse le Tibet et écrase son peuple? L’écrasement des ouvriers de Berlin en juin 1953 était-il justifié? Celui des ouvriers de Budapest en 1956? Celui de Prague en 1968? Toujours au nom, évidemment, du combat contre le fascisme, l’impérialisme yankee et contre l’OTAN….
Alors que viennent faire ces amalgames avec les nazis, les fascistes, l’Armée Vlassov, ou les bandes de Stepan Bandera (même s’il n’existe pas de nationalismes «purs» ni «démocratiques»). Que vient faire l’utilisation du croquemitaine de l’OTAN?
On a été surpris (moi en tout cas, comme d’autres) par cette agression de l’armée de Poutine. Mais si l’on suit les analyses que faisait déjà Zbigniew Brzezinski en 1997 – assurément un politicien particulièrement réactionnaire, mais il avait déjà anticipé l’entrée dans l’OTAN [préalable absolu à l’intégration à l’UE] des anciens satellites de l’URSS: Pays baltes, Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, etc. –, on devine que l’opération de Poutine est certainement une sorte de fuite en avant pour restaurer une forme d’empire qui lui échappe. Il paraît que Poutine aurait dit: «Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur, mais celui qui souhaite sa restauration n’a pas de tête.»
Ce qui s’est certainement passé. Plusieurs évènements ont rythmé la dernière période: l’avancée de l’OTAN dans le pourtour de l’ex-URSS (Pays baltes, Tchéquie, Pologne, etc.); la création du Kosovo, la guerre dans l’ex-Yougoslavie, ont été «réglées» par les Etats-Unis. Le mandat de l’ONU a été dépassé lors de l’intervention en Libye, effectuée par les Français et les Britanniques. En Syrie, dans le cadre des concurrences inter-impérialistes, la Russie a réussi à soutenir à bout de bras le régime assassin de Bachar el-Assad. Après la deuxième guerre de Tchétchénie et la guerre en Géorgie (déclenchée stupidement par les nationalistes géorgiens), Poutine a réussi à s’entourer dans nombre de républiques anciennement dépendantes de l’URSS de despotes sanguinaires (Biélorussie, Tchétchénie, Kazakhstan, etc.).
On comprend que la masse du peuple ukrainien ne veuille absolument pas de ces modèles-là ou du régime imposé depuis 22 ans par Poutine en Russie. Un véritable repoussoir pour tout individu sensé.
Il est probable que la diplomatie russe ait pensé que le jeune président ukrainien Volodymyr Zelenski allait s’enfuir à l’étranger. Cela ne s’est absolument pas passé ainsi. Ce qui signifie qu’il sent qu’il a l’appui de sa population et «tient» avec courage face à la violence et aux mensonges. L’autre élément qui n’était certainement pas prévu, c’est que depuis le début de la guerre des séparatistes dans le Donbass, depuis 2015, l’armée ukrainienne s’est réorganisée et a certainement été réarmée et pourvue de conseillers militaires de l’OTAN. Comme le disait Talleyrand, «ne prenez jamais vos adversaires pour plus stupides qu’ils ne sont». Or l’état-major russe le savait. Comme une réunion de l’OTAN était prévue en juin à Madrid (qui risquait peut-être d’entériner le processus l’entrée dans l’OTAN et dans l’UE de l’Ukraine), Poutine a probablement pris les devants dans la dernière «fenêtre» qui s’ouvrait à lui dans ses ambitions (ou ses illusions?) de renaissance impérialiste.
L’autre élément qui a certainement surpris, c’est une sorte de «cristallisation» d’un nationalisme ukrainien qui semblait jusqu’ici improbable. Paradoxalement, il semble que c’est l’agression russe qui l’a soudainement «réveillé», tout comme l’invasion napoléonienne de 1808 en Espagne avait provoqué la révolte populaire contre l’envahisseur.
Enfin, l’autre paradoxe c’est le renforcement de l’OTAN. Il ne faut pas oublier en outre, que depuis 1945 les frontières ont «glissé» de 300 à 500 kilomètres vers l’Ouest: comment se sont faits les transferts de populations? Pourquoi Khroutchev a-t-il cédé la Crimée, alors qu’il avait une politique plutôt «grand russe» même s’il était ukrainien? A l’est, une partie de l’Ukraine est passée à la Russie; à l’ouest une fraction de l’ancienne Pologne a été dévolue à l’actuelle Ukraine – région de Lviv/ Lwow/Lemberg. On nous parle de la langue… peut-être. Mais comme le remarquaient Miroslav Hroch (Social preconditions of national revival in Europe, Cambridge University Press, 1985) ou Benedict Anderson (L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, éd. française La Découverte, 1996), nous n’avons souvent considéré la naissance des nationalismes et du mythe national que dans leur vision «romantique» du XIXe siècle. Or, dès la fin du XVIIIe siècle et à l’aube du XIX les colonies d’Amérique du nord et d’Amérique du sud se scindaient de la métropole et se constituaient en Etats-nations, alors qu’elles partageaient la même langue – anglais ou espagnol et portugais – la même religion (protestantisme ou catholicisme) et la même culture… La renaissance du nationalisme ukrainien mériterait sans doute une analyse plus approfondie…
En conclusion, l’armée de Poutine doit partir! Dehors les troupes russes d’Ukraine! Inconditionnellement, indépendance de l’Ukraine! Pour la liberté des peuples d’Ukraine, de Russie et de Biélorussie!
Article reçu le 12 avril 2022 par A l'encontre
- 1. Francisco Pallarés Aran a traduit deux articles de la «Pasionaria», Dolores Ibárruri, publiés à Mexico dans un hebdomadaire du Parti communiste espagnol. Il précise à ce propos: «L’article de la Pasionaria, dans son style d’un lyrisme amphigourique et irremplaçable, s’en prend très, très longuement (à juste titre d’ailleurs) à la politique de «non-intervention» et à Léon Blum… mais pour mieux «justifier» la canaillerie de l’écrasement de la Pologne (tout en éludant le Pacte germano-soviétique…). Curieusement sa réécriture de l’histoire de la Révolution espagnole reprend la version d’une «République populaire» de nouveau type, d’une «guerre d’indépendance» et des «collectivisations volontaires», contrôlées par un Etat «garant tout de même de la propriété privée». A l’époque il s’agissait d’affirmer que la Pologne était un Etat créé artificiellement (opprimant des milliers d’Ukrainiens, de Biélorusses et de Juifs) à la suite du Traité de Versailles. Ce qui est frappant c’est que Poutine reprend texto, à l’heure actuelle, le même «argumentaire» pour l’Ukraine; les opprimés étant cette fois les Russes du Donbass… Son passage au KGB lui a visiblement laissé une empreinte indélébile. L’éditorial non signé est visiblement inspiré par la diplomatie de Staline: l’URSS n’a pas agressé la Finlande pendant «la guerre d’hiver», elle «a seulement mené une opération préventive» – sic. On y retrouve l’écho d’une recherche précédente d’alliances auprès de la France et de la Grande-Bretagne dans la crainte d’une attaque de l’URSS (parenthèse, Léon Trostky sera assassiné un mois après). Nous sommes encore pendant la «drôle de guerre» et nul ne peut prévoir l’effondrement de l’armée française. A l’heure où paradoxalement la guerre de Poutine semble avoir pour conséquence… d’inciter la Finlande et la Suède à se rapprocher de l’OTAN (!), les guerres passées sont à méditer. Il est à souhaiter que le train ne déraille pas comme en 1914 ou 1939…» Les lectrices et lecteurs peuvent prendre connaissance de la traduction de ces textes publiés à Mexico en cliquant sur le PDF ici.