L’assassinat de Chokri Belaïd (6 février 2013), secrétaire général du Parti des patriotes démocrates unifiés et dirigeant du Front populaire (FP), a montré à quel point les forces de la réaction ont pris de l’assurance et la situation est devenue critique en Tunisie. En deux ans, la bourgeoisie a su réorganiser et maintenir son pouvoir politique. Quant au mouvement ouvrier, il se retrouve face à des choix historiques qui conditionneront l’évolution de la situation.
Tous les moteurs de la mobilisation sociale sont encore là. La crise économique s’approfondit et aucune réponse acceptable n’est faite aux travailleurs. Le chômage atteint plus de 17 % dont une moitié (350 à 380 000) de diplômés. L’inflation s’élève à 7 - 9 %, étrangle les familles modestes et fait ressentir à la petite-bourgeoisie son déclassement progressif. La réponse apportée par le gouvernement islamiste est la répression violente et de plus en plus fréquente des mobilisations : agression des manifestations, attaque des locaux syndicaux et politiques, arrestations arbitraires et, dans de nombreux cas, actes de torture sur les militants arrêtés. Aucune concession n’est faite aux travailleurs, satisfaisant ainsi la bourgeoisie locale, les concurrents « modernistes » d’Ennahdha et les puissances impérialistes.
L’économie tunisienne est très dépendante des puissances impérialistes, des marchés extérieurs (tourisme, sous-traitance, exportation de matières premières) et des dettes contractées auprès des pays riches et des institutions internationales. Ennahdha a donc besoin de la bienveillance de ces acteurs. Si son projet de société réactionnaire se traduit au quotidien par des atteintes graves aux libertés – notamment celles des femmes –, il est donc bridé par la nécessité d’assurer un minimum de stabilité politique pour préserver les intérêts des investisseurs.
Ennahdha tente ainsi de maîtriser les diverses milices islamistes, pour que la violence, suffisamment élevé pour maintenir sur le terrain cette présence terrorisante qui inhibe les mobilisations sociales, tout en imprimant à la société une teinte islamiste, reste en même temps à un niveau suffisamment bas pour ne pas gêner les intérêts capitalistes. Et si certaines milices tentent de la dépasser, elle n’hésite pas à les réprimer. Un affrontement entre police et salafistes le 13 avril s’est achevé par la mort d’un salafiste par un tir à balle réelle, montrant la détermination d’Ennahdha à contrôler la situation.
Les choix économiques d’Ennahdha
Sur le plan économique, Ennahdha multiplie les garanties aux puissances impérialistes. Un avant-projet de nouveau code de l’investissement a été présenté par le ministre des finances devant les élus français, avant de l’être devant l’assemblée constituante tunisienne ! Il prévoit pour les capitalistes étrangers la possibilité de posséder jusqu’à 30 % des terres agricoles tunisiennes et de bénéficier, en cas d’activités totalement exportatrices, de cadeaux fiscaux de taille ainsi que d’un financement par l’Etat tunisien des salaires des ouvriers agricoles. Le gouvernement s’est aussi engagé à mener un énième plan d’ajustement structurel, condition d’accès à un nouveau crédit du FMI qui s’élèverait à 1,75 milliard de dollars.
La contrepartie de ces garanties commence à se voir au niveau européen : l’Allemagne s’apprête à faire de nouveaux investissements dans le pays. Le gouvernement français multiplie les rencontres avec les responsables d’Ennahdha, révélant l’hypocrisie des déclarations de Valls sur la montée d’un fascisme islamiste en Tunisie. Il faut dire qu’avec de telles garanties pour leurs intérêts, les impérialistes sont tranquilles.
On ne doit donc pas s’étonner du soutien apporté par les anciens dirigeants benalistes au mouvement islamiste Ennahdha. On retrouve à leur tête Béji Caïd Essebsi. Cet ancien ministre de l’intérieur de Bourguiba et ancien président de l’assemblée nationale sous Ben Ali a été premier ministre du 27 février au 23 octobre 2011. Il est aujourd’hui le chef de file des « modernistes » regroupés dans Nidaa Tounes (« Appel de la Tunisie ») et s’opposant à Ennahdha sur le thème de la laïcité. Mais quand il était au pouvoir courant 2011, et même après l’élection de l’assemblée constituante, il les a ouvertement soutenus par moments. La bourgeoisie était en fait à la recherche d’une organisation pour la représenter dans les institutions et les benalistes ont été un temps obligés de se faire discrets.
Le « modernisme » affiché par Essebsi n’est donc qu’un vernis publicitaire pour un contenu politique réactionnaire et ultralibéral. Au fond, il est aussi compatible avec l’islam politique qu’Ennahdha est soluble dans l’ordre mondial impérialiste. Les divergences affichées ne correspondent qu’à une compétition pour représenter la bourgeoisie et ses intérêts. Dans cette compétition, Ennahdha s’avère être une organisation politique efficace qui parvient à gérer les difficultés, réussit à maintenir son pouvoir et à bénéficier de la bienveillance des puissances impérialistes, à chaque fois que l’ennemi commun – la classe ouvrière – révèle son potentiel. De leur côté, les « modernistes » ont déjà fait la preuve, quand Essebsi était premier ministre, de leur détermination à réprimer le mouvement ouvrier. C’était ce qu’ils appelaient alors le maintien du « prestige de l’Etat ».
Les conséquences politiques de l’assassinat de Belaïd
C’est dans ce contexte que les attaques sont devenues de plus en plus fréquentes et violentes contre le mouvement ouvrier et ses représentants.
Chokri Belaïd recevait des menaces de mort – certaines publiques – depuis des mois, comme bien des militants politiques, syndicaux et associatifs. Les violences étaient devenues courantes, de même que les attaques de milices diverses contre les locaux des organisations, les meetings de l’opposition (même bourgeoise), les écoles, universités, hôpitaux, etc. Certaines de ces milices sont directement et ouvertement liées à Ennahdha, d’autres bénéficient au moins de la bienveillance du ministère de l’intérieur. Le contexte était donc tout à fait propice à un tel assassinat, dont les inconnues étaient la date et l’identité de la victime. Quand le 6 février au matin la nouvelle de la mort de Belaïd a commencé à se propager, des manifestations et rassemblements spontanés ont eu lieu dans plusieurs villes. Le jour de l’enterrement, la journée de grève-deuil d’abord appelée par le FP, puis approuvée par le syndicat patronal (UTICA) avant d’être confirmée par la direction de l’UGTT et protégée par l’armée, a été massivement suivie. Des centaines de milliers de personnes ont pris part à cette journée de deuil dans la capitale et un peu partout dans le pays, pour exprimer leur rejet de cette violence ultime contre les opposants politiques.
A ce moment-là, Ennahdha est apparue isolée mais n’était pas à terre. D’abord, elle a su gérer – notamment en tirant profit de sa diversité – les pressions internationales qui rappelaient que leur soutien était conditionné à une certaine respectabilité. Le premier ministre Hamadi Jebali s’est mis en avant comme un modéré opposé à l’extrémisme du chef d’Ennahdha Rached Ghannouchi. Beaucoup ont accepté d’oublier les crimes de Jebali, dont les tirs à la chevrotine contre les manifestants de Siliana (décembre 2012). Parmi les « modernistes », on a bien voulu voir en lui ce rassembleur qui allait sortir le pays de la crise par la composition d’un nouveau gouvernement de technocrates associant l’opposition. Mais après lui avoir tendu la main, l’opposition « moderniste » ne s’est finalement pas associée au gouvernement, entre autres à cause du rejet massif d’une fraction de son électorat potentiel (une partie de la petite-bourgeoisie).
La riposte des organisations ouvrières n’a pas été non plus d’une ampleur suffisante pour accentuer la crise politique. Au lendemain de l’enterrement, il n’y a pas eu d’appels à la grève, par exemple, qui auraient permis de maintenir un niveau de pression fort. Au contraire, la direction de l’UGTT a encore une fois ramené la centrale syndicale à un rôle de médiateur, en remettant aussitôt sur le tapis son initiative de dialogue national incluant les partis de gouvernement. Cela a contribué à redonner une légitimité à Ennahdha.
Les organisations du FP étaient quant à elles tiraillées entre une volonté d’indépendance vis-à-vis des partis bourgeois et la tentation d’un front large contre Ennahdha. Le Front populaire regroupe tous les partis de la gauche tunisienne, les partis nationalistes arabes, des associations et des indépendants. Il s’est constitué en octobre 2012 dans le but de représenter « une alternative pour un vrai gouvernement et dépasser par là la fausse dualité prétendant opposer ‘‘deux pôles’’ qui, en fait, se rencontrent autour du maintien des mêmes orientations économiques, acquises aux milieux libéraux et soumises aux sphères étrangères, même si l’un se drape de la couverture ‘‘religieuse’’ et l’autre d’une couverture ‘‘moderniste’’ ». Certains militants reprochent justement à leurs directions de ne pas avoir permis au FP d’apparaître à ce moment-là comme porteur de cette alternative nettement distincte et indépendante des « modernistes ».
Un nouveau gouvernement a finalement été constitué, avec l’ancien ministre de l’intérieur comme premier ministre et des « technocrates » dans certains ministères. Le nouveau ministre de l’intérieur, présenté comme un modéré, n’a pas tardé à ressortir la chevrotine (27 mars) contre les chômeurs de Mdhilla, pendant une manifestation contre les résultats de la dernière campagne de recrutement à la Compagnie des phosphates de Gafsa. En quelques semaines, Ennahdha a donc réaffirmé son pouvoir.
Des organisations ouvrières hésitantes
Sans spéculer sur les auteurs et les commanditaires du meurtre de Chokri Belaïd, on constate en tout cas que sa conséquence immédiate est un début de retour de la peur, un affaiblissement du front populaire (FP) et par extension du mouvement ouvrier, au moins sur le court terme.
Car si les luttes continuent, elles sont affaiblies. Les grèves sectorielles se poursuivent mais sont essentiellement défensives et rarement victorieuses. L’exemple le plus récent est celui de la grève de 80 % des 6 000 salariés de Téléperformance (TP) entre le 1er et le 3 avril, contre les licenciements abusifs, les conditions de travail inacceptables et le refus de la direction de tenir son engagement d’une augmentation des salaires de 4 %.
Cette grève est assez représentative de la situation actuelle. Elle a été la preuve de la capacité de mobilisation encore importante mais aussi du faible niveau d’auto-organisation. Elle a démarré par une grève de la faim, signe de démoralisation, et ne s’est transformée en mouvement organisé qu’avec l’intervention directe des directions syndicales qui ont réussi à négocier un accord avec la direction de TP. Celui-ci arrache les augmentations de salaires et la réintégration de salariés virés pour avoir participé à la grève. Mais le syndicat a fait une concession : il s’engage à « favoriser la paix sociale au sein de Téléperformance » et limite les possibilités de mobilisation des salariés.
Contre la politique hostile aux travailleurs menée par le gouvernement et le patronat, les militants du FP s’inscrivent dans les mobilisations existantes et les animent. Le FP met aussi en avant un plan d’urgence exigeant l’échelle mobile des salaires, la réduction du temps de travail, la suspension du paiement de la dette extérieure de l’Etat, contre les politiques d’austérité et les plans d’ajustement structurels imposés par le FMI.
Cependant, depuis l’assassinat de Belaïd, les discussions au sein de la direction du FP tournent autour de l’initiative de l’UGTT d’un dialogue national sur la non-violence, la mise en place d’une instance électorale indépendante, la finalisation de la Constitution et l’établissement d’un agenda électoral. Ce débat sur les rythmes institutionnels ne risque-t-il pas de profiter à Ennahdha qui pourrait ainsi gagner du temps pour installer encore plus ses serviteurs dans les rouages de l’Etat ? Et à l’autre face de la réaction, Nidaa Tounes, qui n’a aucune réponse crédible à apporter aux travailleurs ?
Certains militants du FP reprochent à leurs directions de ne pas discuter plutôt de la riposte à la violence politique et de comment l’organiser concrètement, puisque que les travailleurs et la population ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour se protéger. En effet, il ne semble pas encore envisagé de développer une politique de défense active du mouvement ouvrier. Des militants des différentes organisations du FP considèrent qu’il serait pourtant possible de mobiliser autour de cette question, vu la précédente expérience de comités de défense des quartiers fin janvier 2011, qui maintient présente dans les esprits l’idée de la possibilité d’une autodéfense.
Les militants qui ont cette préoccupation pointent une question importante de la situation. Si les organisations ouvrières arrivent à construire cette politique d’autodéfense active et assumée, y compris en la proposant aux autres composantes de l’opposition politique (les mettant ainsi face à leurs contradictions), si elles arrivent à remettre au cœur de leur intervention la défense des intérêts des travailleurs, elles n’en seront que plus crédibles aux yeux de ces derniers, représentant ainsi une alternative crédible, militante, concrète et révolutionnaire au système actuel. A ce moment là, même l’aile « moderniste » de la petite-bourgeoisie pourrait basculer. Mais on n’en est pas là. Les organisations ouvrières apparaissent plutôt comme des mouvements revendicatifs, pas assez indépendants des directions syndicales et de leurs inerties.
Si le mécontentement populaire reste aussi profond mais qu’en même temps le niveau d’auto-organisation des luttes reste aussi faible et les organisations ouvrières aussi hésitantes, cela profitera aux classes dirigeantes. L’alternative serait alors : la montée encore plus brutale de la réaction, ou la normalisation bourgeoise où islamistes et « modernistes » alterneraient au pouvoir avec la bénédiction des impérialistes, pour poursuivre les mêmes politiques hostiles aux travailleurs et maintenir voire amplifier le climat de terreur actuel. q
Par Sarah Bernard et Wafa Guiga