Plus de quatre mois après l’immolation de Mohamed Bouazizi qui a donné le signal de départ à la révolution tunisienne, le RCD est toujours présent dans la vie politique, les structures d’auto-organisation peinent à exister. Malgré la prochaine élection d’une Assemblée constituante, le danger de contre-révolution n’est pas écarté.
C’est par le slogan « Un travail est un droit, bande de voleurs ! » que la révolution tunisienne a démarré le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid. S’il couple des revendications politiques et sociales, c’est parce qu’à un contexte de crise économique particulièrement dur dans ce « maillon faible » du système capitaliste mondialisé, s’ajoutait un contexte politique de répression, d’absence de libertés, de corruption généralisée et de népotisme. Avec ce mélange explosif, les premières expressions de colère populaire ont très vite pris des allures d’insurrection dans les régions les plus démunies avant de se généraliser et se transformer en authentique processus révolutionnaire.
La crise de plein fouet
L’économie de la Tunisie est presque entièrement tournée vers la sous-traitance en vue de l’exportation. Avec 1 250 entreprises françaises en Tunisie et près du tiers des échanges commerciaux effectués avec la France, la dépendance est extrêmement forte. Et, dans les pays du Sud, les conséquences de la crise économique mondiale ont été beaucoup plus graves que dans les grandes métropoles impérialistes : il est notamment plus facile de licencier des salariés et de fermer des usines là où l’État de droit est inexistant. La dictature est aussi un système politique qui aggrave l’exploitation des travailleurs.
Ainsi, la crise économique mondiale a été subie de plein fouet par les travailleurs en Tunisie, avec des fermetures d’usines dès 2008, des suppressions d’emplois et un durcissement des conditions de travail, déjà pénibles auparavant (jusqu’à 48 heures de travail hebdomadaire). Le chômage (jusqu’à 50 % dans la région de Sidi Bouzid) et la précarité expliquent le désespoir et l’absence de perspectives pour une jeunesse instruite à un niveau équivalent à celui des pays européens. S’y ajoutent les humiliations quotidiennes subies depuis des décennies, la corruption qui envahit toutes les couches de la société tel un cancer généralisé et un népotisme de plus en plus insupportable pour la population.
Au début, ce sont donc les travailleurs et chômeurs des villes pauvres qui se sont reconnus dans les premières manifestations de colère de Sidi Bouzid et s’y sont joints. Pendant les deux premières semaines, les limites géographiques de la révolte respectaient celles d’une Tunisie divisée par une ligne verticale en régions de « l’intérieur » dont l’unique lot est celui de la misère, du chômage et de la marginalisation, et régions côtières qui, pour des raisons historiques et des logiques claniques, s’en sortent moins mal.
L’organisation inégale de la classe ouvrière, la très faible mobilisation des habitants des grandes villes pendant ces deux premières semaines, ont maintenu la mobilisation au niveau d’émeutes ou de révoltes, même si l’implication des militants de la gauche de l’UGTT a préparé le terrain pour l’émergence d’un authentique processus révolutionnaire.
Répression et mobilisations
Face à cette colère sociale, le régime a dû faire des concessions et des promesses – que personne n’a crues. Mais sa principale réponse était la répression, qui s’est très vite amplifiée et durcie à mesure que la mobilisation se renforçait, aboutissant à un cycle de répression – radicalisation. Et c’est cette répression sanglante qui a déclenché la mobilisation dans les autres régions. Début janvier, la gauche de l’UGTT a réussi à ce que la centrale laisse aux unions régionales qui le souhaitaient la liberté d’appeler à la grève générale. Et une partie de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie y a vu l’occasion de se débarrasser de ce régime mafieux qui les rackettait systématiquement et a rejoint le mouvement.
À partir de là, la mobilisation générale avait pour objectif d’en finir avec le clan Ben Ali et les manifestations se sont amplifiées et étendues sur tout le territoire jusqu’à aboutir au départ étonnamment rapide du dictateur. Les revendications politiques – dénominateur commun – ont ainsi pris le dessus sur la dénonciation des injustices sociales.
Immédiatement après la chute du dictateur, l’aspect social a été occulté. Aujourd’hui, la bourgeoisie toujours au pouvoir ne souhaite évidemment pas l’approfondissement de la révolution, qui se ferait à ses dépens. Sur le plan des libertés et de la démocratie, l’approfondissement de la révolution signifierait le renforcement et la généralisation des formes d’auto-organisation (dont les comités locaux de protection de la révolution) très hétérogènes pour le moment mais qui avantageraient les couches populaires. Sur le plan social, le renforcement de ces formes d’auto-organisation signifierait aussi le retour au premier plan de la question des injustices sociales, c’est-à-dire le fond de cette révolution parfois présentée de manière réductrice comme uniquement démocratique. Et la bourgeoisie peut compter sur ses soutiens impérialistes, une partie de la petite bourgeoisie soucieuse de son confort et de sa sécurité, ainsi que les figures du régime de Ben Ali, toutes gagnantes au développement de la contre-révolution.
Ainsi, la dimension sociale de la révolution est, sous les deux gouvernements de Ghannouchi et sous celui de Béji Caïd Essebsi depuis le 27 février, totalement dénigrée par les ministres, les médias dominants et les opportunistes de tous bords, qui dénoncent des préoccupations « bassement matérielles qui nuisent à la stabilisation économique du pays ».
Une propagande anti-UGTT et anti-PCOT s’est alors développée dans la presse écrite et audiovisuelle ainsi que sur les réseaux sociaux ; le PCOT pour être le seul parti de la gauche radicale un peu connu de la population ; l’UGTT pour avoir joué un rôle hautement politique dans l’accompagnement et l’organisation de la révolte qui, grâce à ses militants les plus radicaux, s’est transformée en révolution. Il faut par ailleurs rappeler que le rôle de l’UGTT est complexe, entre la radicalité d’une partie importante de sa base et la sclérose de sa direction bureaucratique.
L’UGTT a par ailleurs été après la chute de Ben Ali la colonne vertébrale du « Conseil national de sauvegarde de la révolution », comprenant tous les partis n’ayant pas participé aux gouvernements Ghannouchi, différentes associations de chômeurs, de jeunes, de défense des droits humains. Ce conseil se voulait – et aurait pu être – un instrument de contrôle des activités du gouvernement provisoire. Mais son extrême hétérogénéité (depuis des organisations d’extrême gauche jusqu’aux très conservateurs islamistes d’Ennahdha) l’a empêché d’avoir un poids réel, et la défection – de fait – de la direction de l’UGTT l’a considérablement affaibli. De plus, ce Conseil étant un cartel d’organisations, il ne représente pas la réalité des mobilisations dont les structures d’auto-organisation à la base se multiplient.
Le RCD toujours présent
Les manœuvres du Premier ministre Béji Caïd Essebsi se sont multipliées pour tenter de se donner une façade acceptable pour la population mobilisée et hautement vigilante, tout en préservant les intérêts de l’État-Parti RCD toujours en place. Ainsi, sa décision de dissoudre le RCD et la police politique n’a été que symbolique, puisque la police politique est toujours présente sur le terrain et continue d’avoir les mêmes pratiques, et que les anciens dirigeants du RCD ont non seulement été autorisés à former de nouveaux partis mais conservent aussi leurs places dans les institutions de l’État et certaines grandes entreprises. Les forces contre-révolutionnaires tentent aussi – sans succès réel jusque-là – de diviser les travailleurs en ravivant des conflits tribaux ou des sentiments régionalistes.
L’offensive des forces pro-Kadhafi à la frontière tunisienne peut aussi inquiéter. Car mis à part un communiqué du gouvernement pour dénoncer la violation du territoire tunisien par les forces de Kadhafi, il n’y a eu aucune réaction officielle à l’autre violation possible que proposent les forces impérialistes pour s’implanter encore plus dans la région.
Par ailleurs, sur le plan institutionnel, pour vider le Conseil national de sauvegarde de la révolution de son intérêt, le gouvernement a mis en place une « Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution » chargée de proposer une loi électorale pour les élections de l’Assemblée constituante le 24 juillet. C’est une instance pléthorique, au rôle purement consultatif, à laquelle n’appartiennent pas formellement les partis les plus radicaux (la LGO et le PCOT) et certaines organisations ancrées dans les mouvements populaires (dont les structures d’auto-organisation des travailleurs et les associations de chômeurs). Néanmoins, les exigences de la rue et l’ampleur des mobilisations ont obligé cette « Haute Instance » à soumettre au gouvernement des propositions en phase avec le mouvement. Elle a ainsi proposé que les dirigeants du RCD (de tout le règne de Ben Ali) se voient interdire de participer aux élections. La fin de non-recevoir de la part du Premier ministre à cette proposition a été fortement contestée par les membres de cette « Haute Instance » dont le gouvernement tire le peu de légitimité dont il dispose.
Assemblée constituante
L’organisation de l’élection d’une Assemblée constituante est une victoire en soi vu l’histoire de la Tunisie. Mais plusieurs voix s’élèvent aujourd’hui en faveur de son report avec quatre arguments principaux :
- aujourd’hui, les seuls qui soient prêts, organisés et dotés des moyens nécessaires pour mener leur campagne électorale sont les forces contre-révolutionnaires (la bourgeoisie, les restes du RCD et les islamistes). Il faudrait donc résoudre d’abord la question de la participation des figures de l’ancien régime à ces élections.
- Il ne faudrait pas offrir sur un plateau une campagne électorale pour les islamistes (prêts à s’allier avec les anciens dirigeants du RCD), en organisant ces élections la veille du ramadan.
- De plus, les examens universitaires de fin d’année rendraient moins disponible pour la mobilisation une partie de la jeunesse, principale puissance de cette révolution.
- Enfin, il faudrait donner aux partis nouvellement constitués, ainsi qu’à ceux qui étaient contraints à la clandestinité sous Ben Ali, le temps de s’organiser et de se préparer à ces élections.
L’organisation et la coordination du mouvement ouvrier peuvent effectivement nécessiter plus de temps, surtout à cause de la méfiance qui règne aujourd’hui (et qui est alimentée par le gouvernement et les médias dominants) à l’égard de l’ensemble des partis politiques accusés d’opportunisme. Mais l’avenir de ce processus révolutionnaire est aussi et surtout dans les structures d’auto-organisation à la base. Ces structures sont aujourd’hui fragiles et leur rôle inégal selon les régions et les entreprises. Mais leur développement, leur généralisation et leur radicalisation sont des enjeux fondamentaux. C’est l’urgence – telle que l’expriment les militants révolutionnaires – afin que même les élections soient un rendez-vous s’inscrivant dans le processus révolutionnaire et pas simplement une échéance institutionnelle au résultat libéral prévisible. Et c’est la responsabilité des forces révolutionnaires de construire et renforcer ces mobilisations, donc d’être présentes parmi les travailleurs, sur les lieux de travail et dans les quartiers populaires, pour participer à la généralisation de ces structures d’auto-organisation. Enfin, la création d’un outil politique défendant les intérêts de la classe ouvrière au sens large sera la conséquence de cette généralisation et de cette radicalisation des structures d’auto-organisation. C’est ce qui donnera sa légitimité à cet outil et renforcera celle des organisations qui y auront contribué. Et c’est possible car, malgré l’omniprésence de la question des élections, les mobilisations sociales se poursuivent. Dans les régions de l’intérieur ainsi que dans les principaux quartiers populaires des grandes villes, la population exprime sa déception face à cette révolution qui n’a rien changé à sa situation économique et promet « une deuxième révolution ». Les mobilisations sociales reviennent donc au premier plan – même si elles peuvent connaître des moments de reflux. Grèves, manifestations et occupations d’usines se multiplient. Les principales revendications portent sur les créations d’emplois, les titularisations, les augmentations de salaires, l’amélioration des conditions de travail ainsi que l’exclusion des patrons corrompus et compromis avec le régime de Ben Ali. Les menaces de lock-out qui pèsent sur nombre de travailleurs expliquent en partie les moments de reflux que la mobilisation peut connaître. Mais l’exemple de la grève des éboueurs montre à lui seul le niveau de mobilisation : dix jours de grève finalement victorieuse, pour en finir avec le système de sous-traitance qui signifiait pour ces travailleurs précarité et discrimination salariale.
Mais malgré la combativité et la vigilance générales, le RCD est encore au pouvoir et la prise du pouvoir par les révolutionnaires n’est pas encore à l’ordre du jour. La contre-révolution s’organise, les ruines de l’ancien régime peuvent être ravalées, avec le concours de la petite bourgeoisie, de la bourgeoisie nationale et de ses soutiens impérialistes.
C’est donc au changement de ce rapport de forces que les révolutionnaires s’attèlent aujourd’hui, comme préalable incontournable au changement d’orientations dans les assemblées et les salons ! Ils sont conscients que les victoires partielles obtenues jusqu’ici (chute de Ben Ali, exclusion de ministres appartenant au RCD, dissolution du RCD et de la police politique, exclusion de gouverneurs, délégués, dirigeants d’entreprises publiques et privées) l’ont été grâce aux mobilisations, dans la rue et sur les lieux de travail. Et ce sera encore dans la rue, bien sûr, et par la grève, les manifestations, les occupations, que les opprimés changeront le rapport de forces et écriront – comme ils l’ont fait jusque-là – leur Constitution, et dessineront le profil de la société de demain : une société où le travail sera un droit fondamental et où la bande de voleurs n’aura plus pignon sur rue.