Par Régis Louail
Si l’industrie automobile en France et en Europe connaît une crise de surproduction, les restructurations en cours dans le secteur répondent avant tout à une stratégie du patronat visant à liquider les droits des salariés pour accroître ses profits. Une offensive menée à l’échelle mondiale qui nécessiterait une riposte internationale.
Depuis l’annonce par PSA de la fermeture de son site d’Aulnay-sous-Bois, en juillet dernier, les médias se font régulièrement l’écho de la crise que traverserait le secteur automobile. Le rapport commandité par le gouvernement, suite à cette annonce, et rendu par Emmanuel Sartorius en septembre a validé le projet de fermeture et les arguments avancés par la direction de PSA pour le justifier. Depuis, d’autres constructeurs ont annoncé des projets similaires. Le déclin de l’industrie automobile en Europe semble donc inéluctable, de même que les licenciements qui l’accompagnent. C’est du moins ce que veulent faire croire le gouvernement et la plupart des médias, qui reprennent à leur compte les arguments du patronat. Qu’en est-il vraiment ?
Avant de détailler les caractéristiques de la crise actuelle de l’industrie automobile et les restructurations auxquelles elle conduit, quelques chiffres permettent de se faire une idée du poids social de ce secteur de l’économie :
- 8 millions d’ouvriers et de salariés sont employés aujourd’hui dans le monde par la construction automobile et la fabrication de pièces ;
- en 2007, le chiffre d’affaires de cette industrie représentait près de 2 000 milliards d’euros ;
- en Europe, l’automobile emploie encore 3,5 millions de travailleurs, soit un dixième des effectifs de toute l’industrie manufacturière européenne.
Ainsi, malgré les restructurations et les destructions d’emplois, l’industrie automobile, même en Europe, n’est pas un secteur en voie d’extinction. Par voie de conséquence, tout ce qui impacte les rapports de forces entre les travailleurs et le patronat de ce secteur – par le biais des salaires, du niveau et des conditions d’emploi, des conditions de travail et donc des accords de compétitivité qui se négocient actuellement – continue à être un enjeu décisif, aussi bien pour la bourgeoisie que pour les travailleurs.
A ce titre, il est utile de rappeler que, dès les premières étapes de son développement, l’industrie automobile a été un des moteurs de l’industrialisation, avec ses méthodes de travail (fordisme à l’origine, toyotisme aujourd’hui), et que ses usines ont souvent été le creuset du mouvement ouvrier organisé. Cela s’est vérifié en Europe occidentale, aux Etats-Unis avec la région de Détroit, en Amérique latine avec les usines du cordon industriel de São Paulo, plus récemment en Roumanie avec l’usine Dacia de Pitesti et aujourd’hui en Asie (Corée, Chine) ou en Inde.
Un secteur-clef de l’offensive patronale
Le fait nouveau, en revanche, c’est que sous le prétexte de la crise, le patronat veut faire de l’industrie automobile le vecteur de ses contre-réformes. Le patronat y teste ses offensives, en termes de nouvelles formes d’organisation du travail, de tentatives de liquidation des conventions collectives existantes, de remise en cause du droit du travail et de recours à la précarisation systématisée. Cela se vérifie avec la mise en place des premiers accords de compétitivité.
Pour comprendre l’impact médiatique et social qu’a eu l’annonce de la fermeture du site PSA d’Aulnay, il faut souligner que dans le cadre des crises à répétition qui ont frappé l’automobile, il s’agit de la première fermeture d’une usine de ce secteur en France depuis vingt ans, la dernière ayant été celle de Billancourt en 1992. Il faut comprendre à la fois ce que cela signifie et surtout ce que cela inaugure du point de vue de la politique qui va être déployée par tous les constructeurs automobiles implantés en Europe.
Cela signifie tout d’abord que la récession de 2008-2009, qui a touché l’ensemble de l’industrie automobile mondiale, n’a pas fini de produire ses effets. La récession de 2008-2009 s’est étendue de façon simultanée à tous les continents, en raison de la mondialisation de la production automobile, provoquant la chute la plus importante de cette dernière depuis la Seconde Guerre mondiale : 61 millions de véhicules vendus en 2008, contre plus de 73 millions l’année précédente.
Pourtant, dès 2010, la plupart des groupes mondialisés de l’automobile ont connu le retour aux profits, y compris General Motors. Le chiffre de la production automobile mondiale a alors retrouvé et même dépassé le niveau de 2007 avec plus de 77 millions de véhicules produits. Et, en 2011, on a produit plus de véhicules automobiles dans le monde que jamais : 81 millions. Mais ce rattrapage très rapide n’a été obtenu que par la croissance de la production et des ventes en Chine, au Brésil et en Russie.
Une réorganisation mondiale
Cela signifie donc que la récession de 2008-2009 a aussi été le moment d’un basculement géographique de la production et des ventes mondiales d’automobiles, même si ce sont encore aujourd’hui les mêmes firmes capitalistes occidentales qui contrôlent le marché international. De ce point de vue, cette récession aura eu trois types de conséquences, selon les continents.
Aux Etats-Unis et en Amérique du Nord, où General Motors et Chrysler se sont retrouvés en faillite et au bord de la liquidation, la crise a entraîné une restructuration violente du secteur et a servi à imposer des reculs sociaux importants : 18 usines ont été fermées, dont 13 sites sur 47 pour le seul constructeur General Motors ; 200 000 emplois directs ont été liquidés. Cette restructuration a aussi été pour les directions de General Motors, de Chrysler et de Ford le moyen d’attaques sans précédent contre les droits collectifs des salariés.
Le syndicat UAW (United Automobile Workers), qui représente la majorité des travailleurs de l’automobile, a accepté de négocier des accords entérinant des reculs sociaux importants :
- la baisse du coût salarial horaire des ouvriers nouvellement embauchés ;
- la modification du financement des retraites, placé dans un fonds approvisionné seulement en partie par le constructeur ;
- l’introduction de clauses dans les accords prévoyant le gel et même la diminution des salaires ;
- l’accroissement de la flexibilité ;
- la renonciation au droit de grève jusqu’à 2015.
D’autre part, en application des accords de renflouement signés en 2009 entre l’administration Obama, d’une part, et General Motors et Chrysler, d’autre part, les salaires et les avantages sociaux des travailleurs de l’automobile ont été bloqués au niveau moyen de ceux accordés aux travailleurs non syndiqués. Mais cette offensive contre les garanties collectives des travailleurs de l’automobile avait déjà débuté avant 2007. De 1979 à 2007, le nombre des salariés dépendant des conventions collectives était déjà passé de 1 500 000 à 500 000.
En Chine, mais aussi en Inde, au Brésil, en Russie, la croissance de l’industrie automobile se poursuit. En termes de production et de ventes de voitures neuves, la croissance est devenue le fait exclusif des pays dits émergents. En 2011, la Chine a produit 18,5 millions de véhicules (23 % de la production mondiale), contre seulement un peu plus de 2 millions il y a dix ans. Dès 2008, la Chine est devenu le premier producteur mondial d’automobiles pour des véhicules encore principalement destinés au marché chinois, avec très peu d’exportations vers l’Europe ou l’Amérique du Nord. En 2010, les marchés indien, brésilien et russe étaient quant à eux au niveau des principaux marchés ouest-européens, soit une production oscillant entre 2 et 3 millions de véhicules.
La conséquence directe de cette croissance, c’est que les nouveaux lieux de production massive d’automobiles sont devenus le lieu de nouvelles confrontations sociales. Des confrontations qui témoignent de la permanence de la lutte des classes.
En Europe de l’Ouest, la crise persiste et s’aggrave sous la pression de cinq facteurs :
- la tendance à long terme à la stabilisation des ventes en raison des taux de
motorisation qui ont atteint des niveaux qui ne seront plus dépassés ;
- l’aggravation de l’austérité qui va peser sur les possibilités d’achat de voitures neuves par les salariés, et cela d’autant plus que, sur les marchés traditionnels des pays développés, tous les constructeurs ont eu une politique délibérée de renchérissement du prix des voitures, en fabriquant des modèles de plus en plus sophistiqués, afin de récupérer par l’augmentation des prix, par la marge par voiture ce qui était perdu du fait de l’impossibilité d’augmenter le nombre des ventes ;
- la recherche de débouchés pour les productions européennes ailleurs qu’en Europe a été bloquée, puisque les mêmes groupes contrôlent la production sur les autres continents et utilisent de ce fait de moins en moins la plate-forme européenne pour exporter des voitures finies vers d’autres parties du monde ;
- l’Europe est la zone géographique où la concurrence est la plus aiguë, tous les groupes mondialisés (nord-américains, européens, japonais et coréens) y étant présents pour produire et vendre des véhicules ;
- il n’y a pas enfin de réponse sérieuse en termes de nouveaux débouchés techniques à l’horizon des dix prochaines années, même du côté du véhicule électrique, contrairement à ce que voudrait nous faire croire Arnaud Montebourg et au discours tenu par le mouvement syndical, qui explique que la sortie de crise est à chercher du côté de l’innovation technologique.
L’argument biaisé des surcapacités
D’un point de vue capitaliste, il en résulte une crise durable de surproduction en Europe. Les constructeurs européens affirment que leurs usines ont un taux d’utilisation égal à 60 %, alors qu’ils ont fixé leur seuil de rentabilité à 75 %. 40 % des installations seraient en dessous. Ce qui conduit les constructeurs produisant en Europe à envisager d’appliquer aux usines de ce continent le traitement appliqué par les constructeurs américains aux leurs en 2008-2009 : la fermeture d’une partie d’entre elles. Suite à la restructuration qu’ils ont imposée, les constructeurs nord-américains affirment être parvenus à un taux d’utilisation de 90 % de leurs installations.
Pour éviter tout malentendu, il faut bien sûr préciser que le taux d’utilisation des machines à partir duquel un constructeur estime avoir une « surcapacité » – et donc une sous-utilisation de ses infrastructures – est un taux très politique, puisqu’il dépend également des rapports de forces entre les classes et de ce qu’ils autorisent en terme d’organisation du travail. Ainsi, le taux d’utilisation des capacités des usines automobiles est mesuré par un indice international, appelé « indice Harbour », valable pour tous les constructeurs. Celui-ci détermine qu’une usine tourne à 100 % de sa capacité à partir du moment où elle a besoin de deux équipes de travail, 16 heures par jour sur 235 jours par an, soit 3 760 heures par an. Il est alors évident que le taux d’utilisation, ou d’engagement, ne sera pas le même si un constructeur estime pouvoir « engager » ses moyens de fabrication 5, 6 ou 7 jours par semaine, en une, deux ou trois équipes successives.
Sur ce terrain des restructurations qu’on nous présente désormais comme « nécessaires » en Europe, Sergio Marchionne, le PDG de Fiat, a lancé le premier la campagne, dès janvier 2012, en déclarant que l’Europe avait besoin de supprimer 10 à 20 % de ses capacités automobiles. Soit la fermeture d’une dizaine d’usines, à un moment où les constructeurs ne voyaient pas de reprise possible pour le marché européen avant 2014. Aujourd’hui, les mêmes constructeurs estiment qu’une
reprise n’est pas envisageable avant 2018, voir 2020 ! Ces objectifs ont été repris par Dan Ammann, le directeur financier de General Motors, le 17 septembre dernier, lorsqu’il a expliqué à des analystes financiers que « les gens commencent à réaliser qu’il devra y avoir sur un certain temps un ajustement fondamental des capacités de production ». Des analystes expliquent, dans une étude publiée le 5 septembre, que dix usines pourraient disparaître en Europe et avec elles 80 000 emplois dans les deux à trois ans à venir.
C’est bien ce processus qui s’engage avec l’annonce de la fermeture de PSA Aulnay en France à compter de 2014 et les menaces sur l’usine de Rennes, la disparition programmée de Ford Genk en Belgique à compter de 2014, celle d’Opel Bochum en Allemagne à compter de 2016 et les menaces pesant sur la pérennité de l’usine Fiat de Mirafiori, à Turin, en Italie. En dehors des fermetures déjà annoncées ou réalisées, il y a aussi les menaces à peine voilées de Renault, lorsque son PDG, Carlos Ghosn, déclarait au printemps dernier : « Nous pouvons arriver à gérer nos surcapacités européennes à moyen et long terme, si et seulement si aucun constructeur ne se lance dans une restructuration. Si un le fait, il forcera les autres à le faire. »
La mondialisation du moins-disant social
En réalité, le premier moteur des restructurations en cours réside dans la mondialisation croissante de tous les constructeurs. Pour ne prendre qu’un exemple, il y a dix ans, l’internationalisation de Renault et PSA se mesurait à la part de leur activité hors de France. Aujourd’hui, leur objectif est d’atteindre, d’ici à 2015, la moitié de leur activité hors d’Europe. Certes, cette mondialisation reste inégale selon les pays et les constructeurs, qui ne disposent pas tous des mêmes moyens d’investir de nouveaux marchés dans le cadre d’une nouvelle répartition des zones de production et de vente. Chaque firme s’internationalise aussi selon des modalités qui lui sont propres : les choix de l’alliance Renault-Nissan ne sont pas ceux de l’alliance Fiat-Chrysler, qui ne sont pas non plus ceux de Volkswagen ou de PSA.
Cette mondialisation de la production automobile a néanmoins une conséquence très concrète et immédiate pour les travailleurs de l’automobile. L’industrie automobile n’est pas dans la situation d’autres secteurs industriels, comme le textile, où la production a été massivement délocalisée vers des pays où les salaires sont bas. L’Europe, par exemple, continue d’être un continent où les voitures sont fabriquées et exportées. Dans le secteur automobile, la mondialisation a permis en revanche de mettre en concurrence les travailleurs de divers sites de fabrication au niveau continental, voire au niveau mondial, pour parvenir partout au moins-disant social. C’est précisément l’enjeu des négociations autour des accords de compétitivité, à l’image de celles conclues à Sevelnord, filiale de PSA, ou de celles menées chez Renault, quasi simultanément en France et en Espagne.
Sous la pression du chômage et/ou du chantage à la fermeture de sites, les syndicats de Renault, en Espagne et en France, sont mis ou ont été mis en demeure de signer des accords de compétitivité. Le constructeur affirme aux syndicats des sites français que ces derniers sont en concurrence directe avec les sites espagnols. Juste après avoir expliqué aux mêmes sites espagnols qu’ils sont en concurrence avec le site roumain de Pitesti. A Pitesti, le même chantage a été mené en affirmant aux travailleurs roumains qu’ils sont en concurrence directe avec les ouvriers du site marocain de Tanger, où Renault compte assembler, à terme, 400 000 véhicules par an. Le même type de chantage est utilisé par la direction de l’alliance Fiat-Chrysler, en mettant les salariés de Fiat en concurrence avec ceux de ses usines polonaises ou avec ceux des sites américains de Chrysler.
A tout cela, s’est ajouté le démembrement des processus de production du fait de la politique d’externalisation menée par tous les constructeurs, et ce pour toutes les activités considérées comme n’étant pas le « cœur du métier ». Y compris lorsqu’elles concernent directement la fabrication et l’assemblage des moteurs, des boîtes de vitesses et des véhicules. Au travers de cette politique, les constructeurs ont poursuivi un double objectif. D’une part, créer les conditions d’une mise en concurrence de leurs fournisseurs pour abaisser le coût de leurs pièces ouvrées à l’extérieur (POE), tout en atomisant les travailleurs de l’automobile. D’autre part, démanteler les grandes concentrations ouvrières et les rapports de forces qui en résultaient pour le mouvement ouvrier. Aujourd’hui, un constructeur ne produit plus réellement que 20 % environ de la voiture, les 80 % restants étant constitués de pièces utilisées pour la fabrication du véhicule, mais fabriquées à l’extérieur par des équipementiers et des sous-traitants.
Coordonner les luttes en France et en Europe
De toutes ces évolutions, il découle un certain nombre de conséquences pour l’organisation des luttes dans le secteur automobile et les revendications à y porter. La première, c’est que le « tous ensemble » dans l’automobile ne peut plus se concevoir sans la mobilisation coordonnée de tous les secteurs, en recherchant l’action commune des travailleurs salariés des constructeurs, des équipementiers et des sous-traitants. La deuxième, c’est que les réponses du mouvement ouvrier se condamneraient à l’inefficacité si elles devaient rester enfermées à l’intérieur des frontières nationales. Il en résulte la nécessité de chercher à construire des ripostes organisées au moins à l’échelle européenne. C’est l’enjeu des initiatives à prendre ou auxquelles il faut participer pour multiplier les échanges et mettre en place des réseaux entre les équipes militantes à l’échelle internationale. La troisième, c’est la place centrale que doit prendre la réduction massive du temps de travail dans les revendications. La dernière, enfin, c’est la nécessité de poser à nouveau face aux restructurations en cours ou annoncées la question de la remise en cause des rapports de production capitalistes et de l’expropriation des moyens de production.