Par S. Bernard
Dénaturer la Sécurité sociale, voire en finir avec elle, est un objectif poursuivi de longue date par le patronat et les gouvernements à son service. A la faveur de la crise, en invoquant les économies et les efforts de compétitivité indispensables, le gouvernement Hollande-Ayrault a engagé une nouvelle offensive contre cet acquis des travailleurs.
La peur du lendemain redevient la réalité pour un nombre croissant de travailleurs, avec ou sans emploi, et leurs familles. Cinq millions de personnes sont inscrites à Pôle emploi, deux millions ne sont pas indemnisées. Trois millions deux cents mille salariés ont des statuts précaires. Un tiers de la population renonce à des soins. Les deux tiers des jeunes de 18 à 24 ans pense que les régimes de retraite ne suffiront pas à financer leurs vieux jours.
L’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 portant sur la création de la Sécurité sociale indiquait qu’elle « est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère. »
La Sécu a largement facilité l’accès aux soins, toute la population a pu accéder à l’hôpital public. L’espérance de vie a beaucoup progressé, les travailleurs ont pu vivre de leur retraite, les allocations familiales ont aidé les familles, le taux de natalité est resté important en France. Jusque dans les années 1970, les prestations progressaient. Le patronat a alors décidé de passer à la contre-offensive. Il a créé « l'Association des grandes entreprises françaises faisant appel à l'épargne » (AGREF) qui a fixé le cap en 1971 : « En 1945, dans une situation et une économie de pénurie, la Sécurité sociale devait protéger les travailleurs. Mais en 1971, la situation des travailleurs est totalement modifiée du fait de l’élévation considérable de leur niveau de vie. Ils doivent prendre la responsabilité de se couvrir individuellement contre la maladie, les accidents, etc. Les compagnies d’assurance sont faites pour cela. »
Chaque année, les gouvernements instaureront désormais des plans de « maîtrise des dépenses ». Les prestations diminueront et les cotisations « salariales » augmenteront. Mais cela ne suffisait pas à démolir l’institution, il fallait s’attaquer à ses fondements : ses structures, sa gestion, son financement.
La prise en main de la Sécu
L’unité de la Sécu était un principe fondamental. Les caisses devaient couvrir tous les risques sociaux (y compris le chômage), la solidarité devait être indivisible. Un rapport de 1965 du CNPF (Conseil national du patronat français, prédécesseur du Medef) proposa donc d’éclater la Sécu en raison « de la spécialité irréductible de chacun des quatre grands risques ». Les ordonnances de 1967 la divisèrent en trois branches autonomes : la maladie à laquelle étaient rattachés les accidents de travail, la vieillesse et la famille. La trésorerie, chasse gardée du patronat, étant gérée à part. Elles supprimèrent aussi l’élection des administrateurs des caisses nationales et locales, où les représentants des salariés étaient majoritaires. Le paritarisme syndicat-patronat fut instauré, la CGT écartée. Par le jeu des alliances avec FO puis avec la CFDT, le patronat imposa sa loi.
En 1945, les représentants élus des salariés représentaient les trois quarts des administrateurs, le quart restant étant attribué aux patrons. Mais dès 1960, le gouvernement renforçait sa tutelle sur la Sécu, censée être indépendante et autonome. Son pouvoir sera constamment élargi. Il n’y a maintenant plus de conseil d’administration dans les caisses de base mais de simples « conseils », dont toutes les décisions, notamment le vote des budgets, peuvent être annulées par l’Etat.
Une rupture avec un principe majeur inscrit dans les ordonnances de 1945, « chacun doit payer selon ses moyens et chacun reçoit selon ses besoins », intervint à la suite du plan Juppé de 1995. Une révision de la constitution crée la Loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS). Chaque année, le parlement fixe désormais les objectifs de dépense, dans le cadre d’une enveloppe fermée, en fonction des prévisions de recettes. Selon les estimations du gouvernement, le maintien des moyens pour 2013 aurait nécessité une augmentation des dépenses de 4,1 %. La LFSS la limite à 2, 7 %.
L’attaque contre le salaire
A l’origine la Sécu était financée exclusivement par les cotisations sociales, proportionnelles au salaire. Le patronat n’a de cesse de le combattre ce salaire socialisé qui ampute ses profits. La CSG (contribution sociale généralisée) a été le premier instrument de fiscalisation du financement de la Sécu. Prélevée sur tous les revenus des ménages, elle transfert le financement sur les salariés, les chômeurs, les retraités, les malades en arrêt de travail. A sa création par Rocard en 1990, son taux était de 1,1 %. Il s’élève aujourd’hui à 7,5% des revenus d'activité. Ce transfert du financement vers l’impôt a été accentué par diverses taxes affectées à la Sécurité sociale.
Les exonérations des cotisations « patronales » ont commencé à la fin des années 1970. Depuis 1993, leur montant n’a cessé d’augmenter, pour atteindre maintenant plus de 30 milliards par an. Ce sont des trappes à bas salaires puisque les mécanismes d'exonération de cotisations sont d'autant plus forts que le salaire est faible. La commission des comptes de la Sécurité sociale note qu’« ainsi le taux de cotisations patronales de sécurité sociale passe de 34,62 % du salaire brut en 1980 à 4,38 % en 2008 au niveau du SMIC, et à 27,5 % au niveau de 1,5 SMIC ».
En 2013, une nouvelle offensive d’ampleur
Financement, retraite, maladie, allocations familiales : pour chacune de ces branches, ainsi que pour la dépendance, le gouvernement a demandé à des « experts » de préparer des rapports. Le cap a été fixé par Ayrault lors de la mise en place du « Haut conseil du financement de la Protection sociale » : la réforme doit « intégrer sans tabou la question de la compétitivité ».
L’offensive contre les régimes de retraite se poursuit et s’étend aux complémentaires. Le gouvernement emboîte le pas à Balladur, Juppé et Fillon. Il a présenté son « cahier des charges » : « trois leviers sont susceptibles de consolider notre système de retraite par répartition », la durée de cotisation, le niveau des prélèvements et le montant des retraites. Le report de l’âge du départ à 62 ans n’est pas à exclure. La réforme systémique (retraite calculée par points) demandée par la CFDT est, avec son accord, repoussée à plus tard.
Les retraités et les invalides imposables sont les seuls à être mis à contribution pour financer la dépendance, Depuis le 1er avril 2013, ils sont assujettis à une « contribution additionnelle de solidarité pour l’autonomie » de 0,3 %. Le gouvernement n’évoque plus la création de véritables prestations dépendance prises en charge par la Sécu.
La réforme du financement des allocations familiales est aussi à l’ordre du jour. Le patronat demande le basculement du financement vers la CSG.
Forfaits, franchises, dépassements d’honoraires, déremboursements, augmentation des restes à charge, le montant moyen des remboursements par la Sécu des soins de ville est réduit à 55 %. La Sécu recule, la part des complémentaires augmente. Les cotisations aux mutuelles et assurances, qui ont augmenté ces dernières années, sortent de la poche des assurés sociaux à la différence des cotisations Sécu. L’accord national interprofessionnel (ANI) généralise la complémentaire santé à tous les salariés (mais pas à leur famille) et restreint les remboursements à un panier de soins. Les employeurs paieront 50 % maximum de la cotisation. Le patronat ne se plaint pas d’être écrasé par de nouvelles charges, car il bénéficie ainsi de 2,5 milliards d’euros d’exonérations supplémentaires aux dépens de la Sécu et ne peut que se féliciter de ce nouvel instrument de démantèlement.
Casser la protection sociale pour imposer l’austérité
Les ressources de l’ensemble de la protection sociale se montaient en 2010 à 633,1 milliards d’euros, dont 63,9 % provenant des cotisations sociales. L’enjeu pour la bourgeoisie est de réduire cette part socialisée des salaires (404,55 milliards, bien plus que le budget de l’Etat) pour « accroître la compétitivité », c’est-à-dire les profits. Cela passe par une réduction de toutes les prestations notamment des revenus hors emplois (chômage, retraite, maladie…). Et de nouveaux espaces s’ouvrent aux capitaux pour s’investir et rapporter des profits (sociétés d’assurances, fonds de pension, hospitalisation privée…)
C’est une arme décisive aux mains des employeurs et des pouvoirs publics pour imposer aux salariés de travailler dans n’importe quelles conditions et pour renvoyer à la charité, publique ou privée, quiconque n’est pas « au travail ». L’attaque contre la protection sociale est le complément de la destruction du droit du travail en cours (ANI). Sous le prétexte de « donner à ceux qui en ont besoin », il s’agit en fait de revenir à une assistance minimale pour les plus pauvres et au recours à l’assurance privée pour les autres.
La tâche n’est certes pas facile, mais construire la résistance face à cette nouvelle offensive contre la Sécu est un élément essentiel de la lutte contre l’austérité. Au-delà, l’objectif est de reconquérir la Sécu, de revenir aux objectifs de 1945 et de les dépasser. La santé doit être gratuite, la retraite fixée dans la continuité du meilleur salaire, la charge des enfants réellement prise en compte. Le droit à un salaire doit être assuré quels que soient les aléas de la vie.