La grève générale de 1968, sa puissance, permettent de réactualiser les débats sur la place de la grève générale dans la perspective du renversement du capitalisme, de la transformation révolutionnaire de la société. En quoi mai-juin 1968 alimente-t-il cette réflexion ?
a grève générale de mai-juin 1968 est la plus grande grève générale de l’histoire des luttes de classes en France. Partie des établissements industriels, la grève gagne tout le pays en une semaine, les établissements de toutes tailles dans tous les secteurs économiques. Toutes les catégories sont concernées, les ouvriers, les employés, les cols blancs, les cadres, mais aussi les footballeurs, les comédiens, la presse, la justice : c’est un mouvement social généralisé.
Le pays est paralysé près de deux semaines à partir du 20 mai 1968. Il y a entre 7 et 9 millions de grévistes, plus de la moitié des 15millions de salariés de l’époque : 150 millions de journées de grèves dans les statistiques. Plus de 4 millions de travailleurs seront en grève trois semaines, plus de 2 millions durant un mois. Que peut-on faire de plus ?
Sur l’absence de crise révolutionnaire en mai-juin 1968
Ceux d’en hautont eu peur, les ministères étaient en grève, rien ne fonctionnait normalement, mais ce qui est remarquable, c’est la force et la lucidité des acteurs centraux de l’appareil d’État, leur capacité à ne pas perdre le contrôle des secteurs décisifs, à apprécier assez précisément les rapports de forces, par rapport à la faiblesse des politiques.
Pour ceux d’en bas, cette grève n’était pas la lutte de chacun contre son patron, elle ouvrait des perspectives pour toute la société. Les millions de grévistes voulaient bien plus que les revendications économiques, ils clamaient leur refus du régime gaulliste, de la société : les problèmes des exploités et des opprimés étaient au centre de la situation.
Toutes les possibilités de dépassement de la grève en situation révolutionnaire, posant la question du pouvoir dans la société, étaient ouvertes. Mais le mouvement n’a pas évolué vers ces remises en cause fondamentales.
Entre le 27 et le 30 mai, après les négociations de Grenelle dont le résultat est dérisoire au regard de la puissance du mouvement, la question du maintien du régime gaulliste se pose. C’est le point culminant du processus d’isolement du régime, de la crise politique.
Durant ces quelques jours, peu de choses du côté du mouvement gréviste : un meeting à Charlety sans perspective, des manifestations de la CGT qui avancent le mot d’ordre du gouvernement populaire (c’est-à-dire avec le Parti communiste).
Pour le pouvoir en place, une rencontre De Gaulle-Massu à Baden Baden, et une contre-offensive rapide avec la manifestation du 30 mai qui, en l’absence de toute perspective politique, est le début du reflux.
On peut donc simplement constater qu’une grève générale s’est déroulée dans une société capitaliste développée, contrairement à tout ce qui se disait sur l’embourgeoisement de la société. Mais il est tout aussi vrai que cette grève générale n’a pu à elle seule, par sa force pourtant colossale, se dépasser en ouvrant une crise révolutionnaire.
S’il est indispensable d’expliquer en quoi ce type de mouvement bouleverse les rapports de forces, l’état d’esprit, la conscience de millions de travailleurs, de jeunes, d’opprimés, et permet de dire que tout est possible, il faut quand mêmerépondre à deux questions :
- en quoi cette grève générale n’est pas une exception ?
- que faut-il pour qu’une grève générale de ce type permettre une victoire pour les exploités et les opprimés ?
Une situation exceptionnelle ?
En 1968, le chômage est marginal. C’est la période de l’histoire au cours de laquelle la classe ouvrière industrielle est la plus importante, la plus concentrée. Le nombre d’ouvriers augmente, il atteint 8,3 millions en 1974 avant de commencer sa décrue continue jusqu’à aujourd’hui1. Dans cette décennie 1965/1974, la proportion d’ouvriers dans la population active dépasse 37 %. C’est aussi la décennie où la proportion de l’emploi dans l’industrie et le bâtiment est la plus élevée, de 37,5 à 38,5 %. C’est enfin celle où l’emploi dans les gros établissements, les grosses usines est le plus développé : plus de 20 % des salariés travaillent dans des établissements de plus de 1 000 salariés2. Les jeunes ouvriers récemment embauchés dans ces grosses entreprises industrielles jouent un rôle décisif dans le déclenchement de la grève.
En 1968, la classe ouvrière se reconnaît encore massivement dans le PCF et la CGT que le PCF dirige sans partage. Ce sont les forces hégémoniques dans les entreprises, éléments d’unification politique et syndicale de la classe ouvrière industrielle.
Aux législatives de 1967, 22,5 % des voix exprimées se portent sur les candidats du PCF.
Dans les années 1965-1967, aux élections des comité d’entreprise, la CGT recueille 49 % des voix. Elle a 2,3 millions d’adhérents sur 15 millions de salariés : 15 % des salariés en sont membres. Il faut ajouter que la loi sur les sections syndicales, les délégués syndicaux n’a pas encore été adoptée. Si les syndicats sont présents au sein des entreprises par leurs élus, sauf exception, il n’y a pas de locaux syndicaux. Les réunions syndicales se déroulent dans les locaux des unions locales, unions départementales, en soirée. Ces locaux sont en conséquence des lieux de rencontre « naturels » et réguliers entre syndicalistes, militants des diverses entreprises.
On le voit, les conditions de 1968 sont bien loin de celles qu’on connaît aujourd’hui dans les grands pays industrialisés, tant du point de vue de la structure de la classe des salariés (place de l’industrie, du tertiaire, des gros établissements, des zones industrielles…) que de son expression politique et syndicale. Un mouvement de grève générale aujourd’hui ne pourrait avoir les mêmes secteurs moteurs, prendre les mêmes formes. Mais le débat récurrent dans les mobilisations de ces quinze dernières années autour de la perspective de la grève générale, montre que la volonté de se battre tous ensemble pour être efficaces est bien présente.
Une crise politique qui se déplace sur le terrain économique
C’est un fait politique qui provoque le déclenchement de la grève générale : le refus des étudiants de céder face à De Gaulle, face à la répression, alors que le PCF et la CGT refusaient tout affrontement. Ils montrent qu’on peut faire céder le pouvoir.
Il faut dire que la société était bien bloquée. La guerre d’Algérie n’est pas si loin : entre novembre 1961 et février 1962, pas moins de 450 attentats de l’OAS dans l’hexagone, en octobre 1961 à Paris, plusieurs centaines d’algériens en manifestation sont tués par la police, en février 1962, la répression à Charonne fait neufmorts. Les manifestations sont interdites.
Le gouvernement échoue dans la réquisition des mineurs en grève en 1963, c’est le début d’un changement lent, mais les attaques continuent sur la sécurité sociale par les ordonnances de 19673. Très lent : tout est bloqué dans cet État fort, l’avortement est interdit, l’homosexualité est un délit, les médias sont sous le contrôle direct du régime4, l’ordre moral règne partout.
Ces blocages expliquent aussi pourquoi tous les exploités et les opprimés se sont engouffrés dans un mouvement pour changer la société dans son ensemble.
L’aspiration à une autre société ne se traduit pas par une perspective politique clairement définie. Si les pancartes « 10ans ça suffit » fleurissent, si le régime gaulliste est honni, à aucun moment le mouvement ne se centralise autour d’un mot d’ordre unificateur simple, du genre « dehors De Gaulle », « qu’il dégage » etc.
La grève ne s’arrête pas après les négociations de Grenelle, parce que les avancées obtenues sont ridicules au regard des aspirations de millions de salariés.
Mais dans ce mouvement d’une puissance sans pareil, il n’y a pas d’objectif commun qui sédimente ces aspirations, qui centralise la mobilisation, lui donne une perspective. C’est dans l’action pour obtenir satisfaction qu’un mouvement de cette ampleur peut s’organiser pour gagner, comprendre les obstacles à franchir, bref se politiser, prendre conscience de sa force collective, ouvrir une crise révolutionnaire qui pose la question du pouvoir en place.
Évidemment, ce n’est pas un hasard si la CGT et le PCF refusent absolument toute idée de centralisation des comités de grève existants5, centralisation qui par son existence aurait posé de fait la question d’unifier le mouvement autour de perspectives politiques.
La seule direction existant en fait pour le mouvement étudiant à Paris était un front des révolutionnaires qui a pris toutes les initiatives d’action : les grandes manifestations, les meetings, etc. c’était utile et il fallait le faire, mais cela ne peut pas remplacer une direction démocratique du mouvement.
À part Nantes, il n’y a pas d’occupation de locaux institutionnels, de mise en place d’un autre pouvoir de fait pour l’organisation de la cité.
La CGT y est minoritaire, FO est animée par des anarcho-syndicalistes et des militants révolutionnaires. Très rapidement un Comité central de grève composé de responsables syndicaux se met en place. Il s’installe à l’hôtel de ville. Il est relayé par des comités dans les quartiers, organise le ravitaillement, la distribution de l’essence, des consultations gratuites dans les dispensaires, les actes d’état civil. Le préfet se barricade dans la préfecture, la police ne se montre plus. Du 24 au 31 mai, il était permis, àNantes, de croire que tout était possible.
C’est le retournement national avec la manifestation gaulliste du 30 mai qui fait réapparaître le maire, et oblige le comité central de grève à évacuer l’hôtel de ville.
Il est évident que la multiplication de situations de cette nature aurait posé autrement la question du pouvoir politique : les grévistes auraient alors représenté une alternative concrète pour la gestion de la cité, de la société.
Lorsque les barricades étudiantes enclenchent la grève générale, tout devient possible… mais la grève s’ancre alors entreprise par entreprise, et les cahiers de revendications locales sont élaborés. Bien sûr, il y a des discussions politiques, voire des motions pour un gouvernement populaire, en partie en référence au front populaire6, une volonté de changer tout, mais ce qui est organisé par les syndicats, et principalement la CGT, c’est une grève boîte par boîte, avec des revendications spécifiques pour chaque entreprise : le rattrapage. C’est l’émiettement organisé du mouvement.
L’occupation, une solution ?
Si l’occupation enracine la grève, fixe les travailleurs, isole les non-grévistes, elle est aussi organisée de sorte qu’elle ne permet pas les échanges entre les entreprises. Les usines occupées sont fermées aux étudiants, mais aussi aux autres travailleurs. Chacun reste chez soi : il n’y a pas unification des grévistes, pas organisation de discussions entre eux sur les modalités de luttes efficaces. Au bout du compte, le principal effetest l’éclatement des travailleurs entreprise par entreprise, et le renforcement de la délégation de pouvoir aux responsables syndicaux.
L’occupation aurait pu être un cadre de remise en cause du pouvoir patronal par la prise de contrôle des entreprises par les travailleurs. Mais globalement elle n’a pas été l’occasion de la mise en place d’un « double pouvoir » local.
Les comités de grève, quand ils existent, sont composés de syndicalistes, avec parfois des non-syndiqués, ils sont rarement élus, presque jamais révocables en assemblée générale7.
Toutes les tentatives d’élection se heurtent à un échec, même au niveau étudiant.
Les assemblées générales servent plus d’instance d’information que d’instance de décision.
Il n’y a quasiment pas eu d’exemples de remise en marche de la production, du travail par les travailleurs eux-mêmes. Les hôpitaux, la presse sont souvent sous le contrôle des grévistes, mais dans la production il n’y a qu’un exemple limité, une fabrique de biscottes.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu des milliers de discussions sur ce que pourrait être l’entreprise avec la remise en cause du pouvoir patronal, le contrôle des cadences, l’interdiction des déclassements, d’autres critères de fonctionnement, etc.
Des lieux de réflexion, de prise de parole existent, des commissions, ou encore des comités d’action qui regroupent les plus combatifs. Mais ces discussions ne se sont pas traduites par la prise du pouvoir, même partielle, des travailleurs dans l’entreprise, qui pouvait permettre de poser la question du pouvoir des patrons dans la société, même si la seule prise de pouvoir dans les entreprises ne remet pas en cause le pouvoir de l’État central, ses capacités politiques et répressives.
Entretenir l’usine occupée, en interdire l’accès au patron est bien mince : cela ne change pas qui décide après la reprise. Bien sûr la puissance de la grève a limité les prétentions patronales, a changé de fait certaines conditions de l’exploitation, mais rien de décisif : le patronat a su attendre des jours meilleurs.
L’enjeu, c’est la centralisation de l’énergie des exploités et des opprimés
La grève générale de 1968 a créé une crise politique majeure, qui a fait tomber De Gaulle par la suite. Mais sa force de blocage de l’économie n’a pas déclenché une crise révolutionnaire !
Il y a eu durant ces semaines en France une énergie colossale, mais qui s’est dispersée, ne s’est jamais concentrée en un point pour créer une crise révolutionnaire. Pour reprendre l’image de Trotsky, il y a eu beaucoup de vapeur, mais pas de piston pour la rendre efficace.
Pas de structures de grève assumant d’autres tâches que la gestion de la grève, pas d’organes de pouvoir ouvrier naissant, pas d’objectifs politiques centralisateurs.
Le pouvoir de la bourgeoisie, organisé dans l’État, n’a pas été directement attaqué, concurrencé par un pouvoir alternatif, celui des grévistes, des millions de travailleurs mobilisés.
La grève générale est la forme de mobilisation nécessaire pour faire céder les patrons et leur gouvernement dans la phase actuelle d’attaques redoublées. Mais pour permettre une véritable victoire des travailleurs, elle doit centraliser les efforts vers des objectifs unificateurs remettant en cause le pouvoir tel qu’il existe aujourd’hui, et être le cadre permettant la naissance de ces organes de pouvoir des exploités et des opprimés, qui peuvent seuls être à même de remplacer les institutions bourgeoises.
Patrick Le Moal
1. Deux siècles de travail en France, Marchand et Thélot.
2. Avant de diminuer dès le début des années 1970, on retrouve 21 % de salariés dans les établissements de plus de 500en 1976, 12 % en 2009, (source Unistatis).
3. Elles retiraient de fait la gestion de la Sécurité sociale aux organisations syndicales
4. Un tiers des postes de journalistes est supprimé le 2 août, 102 journalistes de radio et TV sont licenciés à la suite du mouvement de contestation dans les médias.
5. Dès le 17 mai, Georges Seguy, secrétaire général de la CGT, confirme à la radio le refus de coordonner les comités de grève existants.
6. 32 ans avant : moins qu’entre 1968 et aujourd’hui.
7. Cf. une étude dans le Nord-Pas-de-Calais : 70 % comités de grève, 14 % élus, 2 % révocables par AG.
8. « Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient pas du cylindre ni du piston mais de la vapeur ». Histoire de la révolution russe