Par Henri Clément
En arrachant par la grève quatre embauches sur l’Île-de-France et un recul de la direction sur un projet d’organisation du travail augmentant les charges et la pénibilité, les salariés de l’entreprise d’ascenseurs Schindler ont remporté une première victoire.
Quatre jours de grève en Île-de-France, avec à la clé quatre embauches externes en CDI et un recul de la direction sur un projet qui conduisait à une dégradation des conditions de travail : l’atmosphère sociale s’est clairement réchauffée chez l’ascensoriste. D’autant qu’une semaine plus tard, les salariés de l’agence d’Annecy se sont mis eux aussi en grève et ont obtenu, en une journée, le passage en CDI de quatre salariés en CDD. Ce mouvement a été principalement mené par le personnel de terrain : les techniciens de maintenance et les réparateurs. C’est-à-dire ceux qui sont le plus directement confrontés à l’augmentation des charges de travail et aux risques du métier d’ascensoriste. Les accidents récents, d’usagers comme de techniciens, sont venus brutalement rappeler cette réalité. En effet, si la question des salaires reste centrale, la destruction des métiers comme l’accroissement de la pénibilité (physique et psychologique) prennent de plus en plus d’importance.
Un mouvement qui vient de loin
Avec environ 3 000 salariés, répartis sur l’ensemble du territoire, Schindler fait partie, avec Otis, Koné et Thyssenkrupp, des quatre entreprises qui se partagent le marché de l’ascenseur en France. Cet oligopole est marqué par une concurrence acharnée, qui se traduit depuis quelques années par la multiplication de projets visant à augmenter la productivité. Les nouvelles normes mises en place par la loi Urbanisme et Habitat, qui a imposé trois grandes tranches de travaux obligatoires pour assurer la sécurité des usagers et des techniciens, ont été l’occasion d’une relance de la course aux profits, même si une partie de ces travaux étaient justifiée. Avec l’effet d’aubaine qui a permis une surévaluation des chantiers et une surfacturation, le montant des travaux en 2012 s’élève à presque 8 milliards d’euros, pour un coût estimé à l’origine à 4 milliards.
Cette conjoncture a fortement bousculé les structures de la main d’œuvre, avec un turn-over plus important et un rajeunissement des employés. Par ailleurs, l’embauche accrue de cadres « extérieurs » (c’est-à-dire n’ayant pas été auparavant technicien Schindler) a introduit de nouvelles méthodes de management et permis de briser certaines habitudes de travail imposées antérieurement. Ce qu’a également permis l’introduction massive de technologies électroniques et de différents outils informatiques de suivi de l’activité.
Tout cela a créé une situation tendue dans l’entreprise, qui bénéficiait auparavant d’une double réputation : d’un côté une réputation de qualité, tenant à la fiabilité de son matériel et à la qualification de ses techniciens ; de l’autre une réputation « sociale », d’une entreprise dans laquelle il était relativement agréable de travailler par rapport au reste de la profession. Ceci créait un fort attachement de la majorité des salariés à l’image de marque de l’entreprise. Mais la course effrénée au profit, la baisse de qualité du matériel, le recours de plus en plus marqué à la sous-traitance et la multiplication des accidents ont largement érodé la confiance. Alors, lorsque l’entreprise a annoncé sa politique salariale pour l’année 2012, la situation était mûre pour exploser.
Unifier et étendre
Car avec 1 % d’augmentation générale au mois de juin et 1 % en individuel, mais au mois d’octobre, il ne pouvait y avoir de satisfaction. C’est en fait le report de l’augmentation individuelle en octobre qui a joué le rôle d’étincelle : les salariés l’ont interprété comme la preuve définitive de la mesquinerie de la direction. Comme cela arrive souvent, l’élément déclencheur de la grève s’est révélé, au départ, éloigné des bases revendicatives des équipes syndicales, qui combattent le principe même de l’augmentation individuelle « au mérite ». En fait, la perception des militants est souvent « décalée » par rapport au reste des collègues, un décalage produit par les « lunettes » militantes : ce qui est secondaire pour les uns, voire néfaste – prime au mérite, augmentation individuelle, intéressement –, est prioritaire pour les autres. Ce décalage résulte en grande partie des reculs sociaux et militants qui rendent accessibles, au mieux, des revendications partielles au détriment d’objectifs plus collectifs.
Cet aspect a cependant disparu lors des discussions aboutissant à une première plateforme de revendications : 170 euros pour tous, embauche de quatre techniciens, une charge de travail n’excédant pas 85 ascenseurs par technicien et le retour à l’organisation du travail antérieure au mois de mai. La dynamique de la mobilisation renforçait l’idée d’un cadre collectif dans lequel chacun pouvait se retrouver. Ces quatre revendications ont eu pour objectif de lier deux préoccupations centrales : l’augmentation des salaires, bien entendu, mais également la pression que crée en permanence l’augmentation des charges de travail. L’un ne peut aller sans l’autre. Gagner une augmentation de salaire, si la charge de boulot augmente en même temps, cela revient à ne rien gagner du tout !
A partir de ce moment, le principal effort des grévistes s’est concentré sur l’extension de la mobilisation. Comme de nombreux secteurs aujourd’hui, les collectifs de travail reposent sur de petites équipes, fortement déconcentrées. A fortiori dans les activités de maintenance et dépannage, dans lesquelles les salariés interviennent souvent seuls et ne voient au mieux leurs collègues qu’une fois par semaine. Si les collègues d’une même équipe se connaissent, il arrive fréquemment qu’ils n’aient pas de contact avec l’équipe d’à côté, une attitude encouragée selon le principe élémentaire : diviser pour mieux régner ! De son côté, la direction n’a pas lésiné sur les moyens pour maintenir la division entre grévistes et non grévistes et donc circonvenir la grève : mensonges, menaces, réunions de service… Un effort appliqué avec plus ou moins d’enthousiasme par les chefs, qui subissent eux-mêmes une pression accrue au rendement.
La grève, ça se prépare !
Dans une conjoncture « normale », la grève reste un phénomène exceptionnel et somme toute minoritaire dans le temps militant. La grève, c’est l’exception et non la règle. Mais les conditions dans lesquelles elle va se développer sont le produit de l’activité militante quotidienne. Il ne faut donc pas négliger l’ensemble des outils qui permettent de travailler dans ce sens : pétitions, lettre ouverte, « freinage » de l’activité… en lien avec une présence dans les institutions représentatives du personnel – en s’efforçant de ne pas s’y laisser enfermer.
Sur l’agence de Levallois, le mouvement a été aussi fort parce que le travail de terrain sur les conditions de travail avait commencé un an auparavant. Avec, notamment, une pétition contre la suppression d’une équipe, puis une lettre ouverte à la direction régionale, initiée localement et signée massivement par les salariés de Paris, des questions systématiques en DP, etc. La force d’un mouvement dépend donc de la capacité à articuler les différents niveaux et moyens de lutte sans les opposer. Mais la grève dépend également des équipes militantes existant dans l’entreprise. En effet, de multiples éléments entrent en ligne de compte : traditions de lutte, implantation syndicale, attitude de la hiérarchie, mémoire ou non des luttes antérieures…
Le contrôle démocratique, une question centrale
La dimension démocratique est quant à elle absolument décisive. Cela ne se résume pas à faire voter les revendications, les actions et à élire le comité de grève en assemblée générale. Bien plus, il s’agit du contrôle du mouvement, en particulier lors des négociations avec la direction. Dès le premier jour, les grévistes ont accompagné la délégation élue qui rencontrait la direction. Cela a permis à chacun de se faire sa propre idée quant aux propositions et arguments de la hiérarchie. Au cours d’un blocage de site, cela signifie que les grévistes doivent se répartir les tâches. Mais à l’heure des nouvelles technologies, compte tenu de la facilité avec laquelle on peut installer une webcam, il est de moins en moins excusable de ne pas mettre en place ce contrôle permanent par les grévistes de leur mouvement (dans les années 1980, en Pologne, Solidarnosc y est parvenu, avec du matériel de fortune !) Cet aspect est d’autant plus important qu’au cours de grèves d’ampleur, la direction engage presque toujours des négociations en « off », cherchant à trouver des interlocuteurs « raisonnables » et à les attirer sur son terrain. Un jeu auquel se prêtent assez facilement les bureaucrates patentés, mais qui constitue aussi un piège dans lequel on peut tomber facilement, malgré la meilleure volonté.
Toutefois, le respect de ce principe de fonctionnement démocratique pose de réels défis. Ainsi, au quatrième jour de grève, une partie des grévistes de Levallois a commencé à poser la question de la reprise, sans pour autant le faire en AG. Il a fallu organiser la discussion dans l’après-midi, avec finalement une décision : se retrouver tous ensemble à l’agence le vendredi matin, et organiser la reprise en bloc. Etait-ce le bon choix ? Car pour arriver à ce résultat, dans la pratique, cela revint à convaincre certains que la reprise allait avoir lieu. Les grévistes avaient une victoire – partielle certes, mais sur des embauches à l’heure des plans de suppressions de postes généralisés, ce n’est pas rien – et il s’agissait d’éviter une reprise en ordre dispersé qui aurait permis à de nombreux chefs de prendre les collègues un par un pour « débriefer » le mouvement.
De nombreuses questions restent encore à débattre si nous voulons pouvoir tirer les enseignements des mouvements de grève auxquels nous participons.