Publié le Vendredi 1 juin 2012 à 18h46.

Soixante-quatre jours de grève à La Poste 92

 

La récente vague de suicides à La Poste a poussé le PDG Jean-Paul Bailly à annoncer dans la presse un « grand dialogue » concernant les restructurations. Même si elles ont été beaucoup moins médiatisées, une série de grèves localisées contre ces restructurations (Sarthe, Alpes-Maritimes, Loire, Martinique...) ont également constitué un élément de pression sur la direction de l’entreprise. L’une de ces grèves avait débuté dès la mi-janvier, bien avant le début de la polémique sur la souffrance au travail à La Poste.

Le 16 janvier, la direction de La Poste met en place une restructuration de la distribution du courrier à Nanterre : 4 tournées de facteurs (qui équivalent à six emplois) sur 52 sont supprimées. Tout le monde anticipe un conflit, mais personne ne s’attendait à une épreuve de force de 64 jours.

Contre toute attente, partent en grève ce 16 janvier non seulement 90 % des facteurs mais aussi – fait exceptionnel – une écrasante majorité des agents du Cedex (distribution aux entreprises), qui ne sont pas touchés par la réorganisation. Ils resteront en grève deux semaines. Dès le deuxième jour du mouvement, les grévistes sont prêts à reprendre le travail si une des quatre suppressions de tournées est annulée, ou bien si la direction accepte l’intervention d’un cabinet d’expertise concernant la réorganisation. Les grévistes étaient donc prêts au compromis, mais la direction de son côté envoie des cohortes d’huissiers et de vigiles pour leur faire face.

Nanterre était quasiment le seul bureau des Hauts-de-Seine (92) à passer en réorganisation début 2012. Leur bagarre était donc initialement isolée : il existait au début du conflit peu de possibilités d’extension de la grève sur d’autres bureaux. Mais les Nanterriens disposent d’un avantage stratégique : leur lieu de travail se situe dans le même bâtiment que les locaux de la direction départementale. Face à l’enlisement du conflit, au bout de deux semaines, les grévistes décident donc d’occuper la direction départementale de La Poste. La victoire semble à portée de main, mais treize fourgons de CRS les expulsent et le juge qui ordonne l’expulsion leur interdit l’accès à leur lieu de travail pour un mois.

Dans cette situation, étendre la grève devient la seule solution. L’extension n’était pas un gadget, mais une politique qui découlait de la situation des postiers.

Face à la fragmentation du salariat : regrouper les forces

Les centres de distribution du courrier sont en effet des concentrations relativement faibles de salariés : concernant les bureaux touchés par la grève, on a affairefaire à des concentrations comprises entre 40 et 120 salariés... sachant qu’une difficulté supplémentaire existe : la direction mène ses « réorganisations » (plans de suppression d’emplois) non pas seulement centre par centre mais aussi service par service au sein d’un même centre. Concernant les centres en grève, c’était les facteurs vélos qui étaient visés, avec des effectifs compris entre 20 et 60. Les salaires des facteurs sont particulièrement faibles (moins de 1 100 euros en début de carrière). La répression est assez forte : les procédures de licenciement deviennent courantes, et de plus en plus de postiers syndicalistes sont traînés devant les tribunaux. En somme, les conditions de travail à La Poste sont assez comparables à ce que connaissent bon nombre de salariés du privé.

Les facteurs de Nanterre sont allés voir leurs collègues des bureaux qui devaient subir des réorganisations dans le courant du premier semestre. Plutôt que d’attendre de se faire restructurer chacun son tour, les Nanterriens proposent à leurs collègues d’anticiper et d’additionner les forces. Anticiper : ne pas attendre le moment où la direction a déjà mis en place les suppressions de postes pour réagir. Et additionner les forces : il ne s’agissait pas simplement de faire grève au même moment, mais de faire grève ensemble, en faisant des AG communes chaque jour pour décider de manière commune de la conduite du mouvement.

Malakoff/Vanves, Montrouge et Fontenay rejoignent la grève... L’ensemble des centres touchés par cette grève (à l’exception de Fontenay) ne s’était pas mobilisé depuis plus de dix ans. Cette grève est une preuve que ce qu’on nomme parfois le « nouveau prolétariat », relativement moins concentré, plus fragmenté, moins industriel que par le passé, peut parfaitement se mobiliser et gagner. Il est à noter que les femmes, minoritaires numériquement parmi les grévistes, étaient majoritaires dans l’animation du conflit.

Le « nouveau prolétariat » peut se mobiliser et gagner

Au final, la direction s’est vue obligée de concéder pour Nanterre l’intervention d’un cabinet d’expertise dont les conclusions seront contraignantes y compris en termes d’emploi, ce qui crée un précédent à La Poste. Ce cabinet désigné par les représentants du personnel va donc mener une enquête sur les conditions de travail, et s’il préconise d’annuler les suppressions d’emplois, la Poste devra obtempérer... C’est un vrai point d’appui pour les grévistes, même si le résultat n’est pas encore acquis.

Pour les autres bureaux touchés par le conflit (Malakoff/Vanves, Montrouge, Fon-tenay) un report des réorganisations d’au moins six mois a été obtenu. De plus, plusieurs collègues ont obtenu un CDI (dont un qui enchaînait les CDD depuis huit ans....) et les conditions de travail des facteurs remplaçants ont été améliorées. Les chiffres de neutralisation (caisse de grève comprise) sont assez élevés : 50 à 60 % des jours de grève ont été payés. Au vu des obstacles, c’est un bon résultat.

La grève du 92 a pu faire céder la Poste en mettant tout d’abord en œuvre une stratégie d’extension de la grève qui a permis de regrouper plusieurs centres. Fédérer plusieurs centres devient indispensable pour donner suffisamment de courage aux salariés de petites concentrations de se mettre en bagarre. Et de toutes façons, si on ne regroupe pas suffisamment de grévistes, il est tout simplement impossible de faire céder un patronat qui frappe plus fort qu’auparavant. La réponse face à la division du prolétariat, c’est donc de commencer par regrouper les forces, de surmonter les barrières entre sites, entre métiers, donneurs d’ordre et sous-traitants, etc.

Une mobilisation qui déborde le cadre de l’entreprise

Pour obtenir ce résultat, la stratégie du regroupement des forces des différents bureaux s’est combinée avec une volonté de mener des actions en dehors des centres : les actions coup de poing et le soutien de la part d’un certain nombre d’élus et de comités de soutien ont joué un rôle décisif.

Pour avoir un impact, les travailleurs doivent mener des bagarres qui débordent du cadre de l’entreprise : c’est ce qui permet de gagner un large soutien extérieur en posant les questions politiques qui concernent toute la population. Un peu à l’image de la lutte de Ford à Blanquefort par exemple, dont les manifs et actions menées en dehors de la boîte avaient à la fois donné du courage aux salariés et permis de poser la question de la sauvegarde de l’emploi à l’échelle de toute la région. Mobilisations hors lieu de travail et à l’intérieur se nourrissent... Encore faut-il se donner les moyens de mener la bagarre à l’intérieur !

La polémique concernant les suicides et la souffrance au travail à La Poste a évidemment favorisé les grévistes. Ce n’est pas un hasard si le 92 est un des endroits où les réorganisations ont été repoussées de plusieurs mois : les 64 jours de grève sont passés par là. Comme quoi, il ne suffit pas d’un contexte extérieur favorable pour gagner : au moment du référendum contre la privatisation de La Poste, fin 2009, la mobilisation avait été particulièrement forte, mais celle des postiers avait manqué.

Reconstruire un mouvement ouvrier « lutte de classes »

La crise signifie plus de souffrances, plus de pression sur les travailleurs mais elle provoque aussi plus de colère. Cependant, pour que cette colère s’exprime contre les vrais ennemis, et de manière organisée et victorieuse, il faut mettre la barre plus haut qu’auparavant, construire des outils adaptés aux nouvelles conditions de lutte. Concrètement, cela signifie que gagner une grève est plus difficile qu’il y a dix ou vingt ans, la routine revendicative qui pouvait fonctionner alors ne suffit plus. à La Poste, quelques jours de grève dans un seul centre pouvaient suffire à obliger la direction à négocier et à céder du terrain, ce n’est absolument plus le cas aujourd’hui.

Dans la plupart des secteurs, les salaires sont faibles et les conflits ont tendance à devenir longs et durs. Quand un conflit commence à se prolonger, il devient difficile de tenir sans que les grévistes affrontent collectivement la question financière. Pour gagner dans les conflits à venir, nous aurons de moins en moins le choix : il faut organiser des caisses de grève. Certains grévistes du 92 ont eu des paies à 0 euro pendant le conflit : dans ces conditions, la grève n’aurait pas tenu sans les quelques 40 000 euros récoltés par la caisse de grève. Dans nos organisations, il faut mettre en place des caisses de grève avant les conflits pour être prêts le moment venu.

Trop souvent, les organisations syndicales limitent leur horizon à un métier ou à un secteur. Nous devons remettre à l’honneur le syndicalisme « d’industrie », c’est-à-dire un syndicalisme qui regroupe tous les salariés d’une branche d’activité, indépendamment de leur métier. Qu’on soit facteur, guichetier, pilote machine... Ou dans une école, qu’on soit prof, surveillant ou personnel ouvrier ou de nettoyage. C’est en ayant l’habitude de discuter de ce qu’il y a de commun entre plusieurs catégories professionnelles qu’on apprend à considérer les choses sous un angle de classe.

Nous avons besoin de développer la présence des militants politiques dans les entreprises. Pour rappel, l’entreprise est le seul cadre où il est strictement interdit de faire de la politique. On a le droit de distribuer un tract politique ou de vendre le journal de son organisation politique dans la rue, à l’université, et même en salle des profs... mais pas à l’atelier ou au bureau. Ce n’est pas un hasard. Se battre pour le droit à faire de la politique en entreprise est une question démocratique essentielle. Et surtout, la présence de militants anti-capitalistes et révolutionnaires, qui cherchent à remettre en cause le pouvoir du patronat dans le « cœur de la bête » est dangereuse pour la classe dirigeante : l’unité d’action, l’auto-organisation dans les luttes, la capacité à lier les différents combats sont des questions décisives dans les grèves (et entre les conflits aussi). Gagner sur ces points n’est pas automatique, ce sont des combats politiques, nos adversaires (patrons et bureaucrates) sont bien organisés, à nous de l’être aussi.

Au moment où le rouleau compresseur des réorganisations brise des vies, il y en a assez du « tournez-manèges » des grèves, chacun dans son coin, les uns après les autres. Les directions syndicales n’ont évidemment pas toutes la même orientation (de la contestation des réorganisations à la politique ouverte d’accompagnement), mais au niveau national aucune fédération ne prend d’initiative pour regrouper les luttes relativement nombreuses qui ont lieu à La Poste.

La grève du 92 a débouché sur un appel des grévistes à une réunion nationale en juin des postiers ayant participé à des conflits ces dernières années, pour discuter de la perspective d’un « tous ensemble » contre les suppressions d’emplois et pour l’augmentation des salaires. C’est ce type de réseaux militants, qui regroupent des salariés syndiqués dans différentes organisations ou non syndiqués, qui permettront de préparer méthodiquement les bagarres afin que quand les conditions sont réunies, elles ne se mènent pas de manière isolée.

Pedro Cine, Ned Cobb