Par Yann Cézard
Le gouvernement Hollande-Ayrault la veut et le Medef l’exige, au nom de la « compétitivité » : la flexisécurité viendra ces prochains mois au premier plan de l’agenda politique et social. Pour les salariés, ce projet signifie une régression sans précédent. Pourtant les principales directions syndicales ont toutes accepté de participer aux négociations dans le cadre du « dialogue social ».
Quand l’agence de notation Moody’s a dégradé la note de la dette française, en novembre, elle a néanmoins félicité le gouvernement socialiste pour ses efforts de rigueur budgétaire, tout en s’inquiétant de la réforme du marché du travail. Or dès le 13 novembre, lors de sa conférence de presse, peu de jours avant l’annonce de Moody’s, Hollande avait demandé aux syndicats et au patronat d’aboutir à un « accord historique » pour donner « aux salariés et aux entreprises plus de souplesse et plus de protection face aux aléas de la conjoncture. » Et signalé que faute d’un accord avant la fin de l’année 2012, le gouvernement légiférerait lui-même. Puis c’était Moscovici le 20 novembre : « La réforme du marché du travail, nous la ferons. Mais pas parce que Moody’s le demande. Parce que la France en a besoin. (…) Mais attention (…) nous la ferons, mais avec une logique de gauche. »
« De gauche » ? Les patrons vont trembler alors ?
Mais que veut dire exactement « de gauche » ? Il fallait un grand homme, de gauche, comme François Chérèque pour nous l’expliquer, dans une interview au Nouvel Observateur du 21 novembre. Il se félicite d’abord du « pacte de compétitivité » (avec ses 20 milliards de cadeau au patronat) : « C’est un virage pragmatique, bienvenu. Il y a les promesses de campagne et la situation qu’on trouve quand on arrive au pouvoir. Mais nous voulons des contreparties. » Lesquelles ? Il faudrait « une modulation des cotisations chômage selon la durée des contrats » (c’est aussi une proposition de FO en échange d’un éventuel accord) et « l’amélioration des droits des salariés licenciés (formation, généralisation des complémentaires santé) ». Quant aux accords-compétitivité, il est pour, à condition que « les patrons acceptent d’anticiper les difficultés en discutant des stratégies avec les représentants du personnel » !
Un accord gagnant-gagnant donc, qu’il incombait au patronat de mettre en musique.
Les revendications du patronat
Le Medef (associé à l’UPA et à la CGPME représentant les petites entreprises) a d’abord présenté un texte purement provocateur, le 14 novembre, puis le 29 novembre, après protestations syndicales, un nouveau texte (plus « équilibré » comme diraient les socialistes), qui propose de se concentrer sur « deux points :
- sécuriser les parcours professionnels des salariés, en créant de nouveaux droits attachés non pas au statut mais à la personne (…)
- donner aux entreprises la flexibilité nécessaire pour réagir efficacement aux fluctuations conjoncturelles et développer l’emploi. »
Flexibilité pour le patron, sécurité pour le travailleur… sauf qu’il s’agit en fait de « sécuriser » la « personne » plutôt que « le statut », c’est-à-dire détruire les statuts et donner des miettes en échange aux salariés précarisés, réduits au rôle d’auto-entrepreneurs d’eux-mêmes. Le patronat propose donc d’accélérer le démantèlement du CDI :
- En développant par exemple la mise en œuvre du « contrat de travail intermittent » (alternant périodes travaillées et non travaillées), notamment dans les entreprises de moins de cinquante salariés, et le « contrat de projet à durée indéterminée », un contrat de mission ou de chantier qui se termine avec la fin de celui-ci, avec licenciement « pour motif personnel » et non pour « cause économique » (plus favorable au salarié) ;
- En facilitant les reclassements autoritaires. Le chapitre « gestion active des emplois et des compétences » demande la possibilité pour un patron d’imposer à sa guise un changement de poste ou de lieu de travail, pourvu que le trajet domicile-travail ne nécessite pas plus de 1h30 de transport ! Or « le refus par le salarié de changer de poste ou de lieu de travail n’entraîne pas son licenciement pour motif économique. Il s’agit d’un licenciement pour motif personnel ouvrant droit à un accompagnement renforcé. »
La « sécurisation juridique » des licenciements
Car, on l’ignore trop souvent, les patrons vivent dans la peur… des lois, des statuts, des juges. Et comme ils ont peur de licencier, alors ils ont peur d’embaucher. « L’insécurité juridique qui entoure les procédures liées aux licenciements économiques est néfaste aux entreprises mais aussi aux salariés, car elle concentre l’énergie des acteurs sur le contentieux, au lieu de la diriger vers le reclassement et l’emploi. » Il faudrait « favoriser l’embauche des salariés [leur licenciement en fait] en rationalisant les procédures du contentieux judiciaire », car celui-ci (« irrationnel » donc) a un « effet dissuasif sur les entreprises, notamment les PME. »
Le texte patronal (intitulé « pour la sécurisation de l’emploi ») propose donc :
- De « sécuriser » les plans sociaux (PSE, plans de sauvegarde de l’emploi), c’est-à-dire les verrouiller en les mettant hors de portée de la justice. Ils seraient proposés à « l’homologation par l’administration » sous 15 jours, son silence valant consentement. Le salarié ne pourrait exercer de recours que devant la justice administrative et sa capacité de contestation serait limitée à
3 mois au lieu de 12. En cas d’accord avec des syndicats majoritaires, le PSE serait « réputé valide » et les licenciements « réputés avoir une cause réelle et sérieuse ».
- De sécuriser les licenciements : il ne serait plus possible à un juge d’annuler « un licenciement pour vice de forme ou de procédure » et pour « imprécision de la lettre de licenciement ». Le délai de prescription passerait à 12 mois au lieu de
5 ans (pour qu’un salarié puisse réclamer aux prud’hommes des « rémunérations non versées, comme les congés payés et les heures supplémentaires »), et les indemnités que peut décider un juge en cas de licenciement jugé abusif seraient plafonnées.
La généralisation des accords-compétitivité
Les « accords compétitivité », rebaptisés ici « accords de maintien dans l’emploi », « se développent sur le territoire national. Ceci étant, malgré leur utilité reconnue par les IRP [institutions représentatives du personnel] dans les entreprises – ce dont témoigne un certain nombre d’accords récents – ces accords ne bénéficient pas, en l’état actuel du droit, de sécurité juridique suffisante pour les salariés et les entreprises. »
Pour les multiplier, le Medef propose donc de les rendre intouchables en justice, en échange d’un très modeste encadrement. Ils devraient être liés à des « difficultés conjoncturelles » (ça ne mange pas de pain) et à des accords majoritaires valables deux ans. Mais sans aucun engagement réel du patron en matière d’emploi : « En contrepartie des efforts demandés, il faut examiner les garanties telles que le partage du bénéfice économique de l’accord arrivé à échéance »…
Pire encore : « En cas de refus du salarié des mesures prévues par l’accord, la rupture du contrat de travail qui en résulte s’analyse en un licenciement économique dont la cause réelle et sérieuse est attestée par l’accord précité. L’entreprise est exonérée de l’ensemble des obligations légales et conventionnelles qui auraient résulté d’un licenciement pour motif économique. »
L’objectif est de généraliser les chantages à l’emploi. Avec les résultats qu’on connaît déjà. A Continental Compiègne, les salariés avaient consenti à travailler quatre heures de plus par semaine pour 90 euros mensuels, et l’usine a été fermée. A General Motors, soumise à un accord de même type, l’usine est menacée. En ce moment même, la direction de Renault essaie d’imposer aux salariés une nouvelle organisation et une augmentation du temps de travail et une baisse de fait des salaires. Pour « convaincre » les syndicats de consentir à de tels accords pour obtenir un « bon arbitrage » dans la répartition de la production entre les différentes usines, elle invite les Français à se comparer à leurs « concurrents » espagnols, les Espagnols aux Roumains, et les Roumains aux Marocains de Tanger !
Et en échange de telles régressions ?
Des « droits nouveaux » pour des précaires… plus précaires et plus nombreux. Selon la généreuse logique « Donne-moi ta montre et je te donnerai l’heure », le patronat propose de « créer des nouveaux droits pour les salariés afin de sécuriser les parcours professionnels ». L’idée est d’ailleurs introduite par cette saillie significative : « Si seulement 10 % des salariés en France sont en contrat à durée déterminée, ceux-ci alternent périodes de travail et de chômage dans des conditions insatisfaisantes. » « Seulement 10 % » ? On pourrait donc aller beaucoup plus loin si on leur accordait quelques droits nouveaux… Comme par exemple :
- « développer la couverture santé complémentaire », « renforcer l’efficacité de la portabilité des droits en santé et prévoyance en mutualisant son financement », inciter toutes les branches à entamer des négociations pour une « couverture collective à adhésion et cotisation employeur et salarié obligatoires » ;
- « créer des droits rechargeables à l’assurance-chômage (…), le système d’assurance-chômage peut être davantage mobilisé pour inciter à la reprise d’emploi et mieux sécuriser les parcours professionnels ». Mais : « la création de droits rechargeables » serait « compensée financièrement » par un allongement de la durée de cotisation nécessaire. Histoire que ça ne coûte rien au patronat quand même !
- « créer un compte individuel de formation, universel et transférable quel que soit le parcours du salarié », en fait surtout assouplir les conditions d’accès au CIF (compte individuel formation) pour les salariés de moins de 30 ans.
Enfin, il y a un petit cadeau pour les directions des grandes organisations syndicales elles-mêmes : « Renforcer l’information des salariés sur les perspectives et les choix stratégiques de l’entreprise pour renforcer la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences ». Un chapitre encore flou, destiné à satisfaire tous les petits et grands Chérèque.
L’offensive libérale du gouvernement
Sous le masque hypocrite du « dialogue social », le gouvernement socialiste a sciemment ouvert la boîte de Pandore d’une négociation qui se fait d’emblée sur les revendications du Medef, parce que chacun sait que c’est dans son dos que souffle le pouvoir. D’autant plus que Hollande n’a même pas fait mine de demander au patronat des contreparties formelles en échange de son pacte de compétitivité à 20 milliards d’euros. Le Medef aurait tort de se gêner quand il adresse sa nouvelle liste de Noël aux socialistes.
Le patronat et le gouvernement sont d’accord pour juger stratégique cette réforme du marché du travail, c’est-à-dire de précarisation accrue des salariés. Car il s’agit non seulement d’imposer des régressions sociales, mais de changer le rapport de forces encore un peu plus en faveur du patronat : précariser les travailleurs et aggraver la concurrence entre eux pour l’emploi, c’est les rendre moins capables de se battre pour leurs intérêts. C’est un levier essentiel pour baisser les salaires et aggraver l’exploitation.
Partout en Europe, c’est le même triptyque que les gouvernements cherchent à imposer : la baisse des dépenses publiques, la baisse des salaires, et la « réforme du marché du travail ». C’est leur « solution » (violemment libérale) à la crise. Les socialistes s’y sont complètement ralliés.
Un accord peut-il être signé ?
Au vu de l’incroyable liste au Père Noël que le patronat adresse, à travers cette négociation, à François Hollande, il semble peu imaginable qu’un syndicat puisse signer un tel accord. Et pourtant…
Le 14 novembre, quand le Medef a proposé son premier texte, vide de « contreparties », certains syndicats se sont exprimés avec modération. Pour le négociateur CFDT Patrick Pierron, « ce texte, assez éloigné de ce que l’on veut, ouvre de petites portes. Il a au moins le mérite d’ouvrir la négociation. » Depuis, comme l’a dit Le Figaro, « le patronat a lâché du lest ». Et commencé à évoquer des « avancées » demandées par la CFDT, comme ces droits élargis pour les précaires et des droits étendus, au moins à l’information, pour les représentants syndicaux.
Ce que demandait explicitement François Chérèque dans Le Nouvel Observateur du 21 novembre : il faudrait « donner de réels pouvoirs aux instances de représentation du personnel, quelle que soit la taille de l’entreprise, sur l’anticipation des évolutions économiques des entreprises et le partage de la valeur ajoutée. (…) Le patronat doit sortir de ses vieux schémas et intégrer un élément essentiel du rapport Gallois : le dialogue social et le par-tage des informations sont des facteurs de compétitivité. » Le rapport Gallois a préconisé en effet d’accorder quatre places aux syndicats dans les conseils d’administration des entreprises de plus de 5 000 salariés, à l’exemple de ce qui se fait en Allemagne. Le Medef et la CFDT se font des clins d’œil dans un menuet arrangé à l’avance.
Force Ouvrière s’est dit disponible pour un accord, avec une condition : la taxation des contrats courts. Pour l’instant le Medef refuse… au nom des petites entreprises, dont les organisations (CGPME et upA) ont crié à leur assassinat à l’évocation d’une telle réforme. A suivre…
Enfin, il semble fort peu probable que la CGT signe quoi que ce soit. Cependant, dans un communiqué virulent (« Le Medef veut imposer une régression historique ! »), sa direction a glissé : « Le Medef refuse de discuter de mutualisation des moyens entre entreprises pour permettre la continuité de l’emploi, de la portabilité ou de la transférabilité des droits. » La CGT imagine elle aussi ses « petites portes »... Une façon de justifier sa place dans cette galère du « dialogue social ».