Nous publions des extraits de deux textes de Daniel Bensaïd et François Sabado, dans lesquels sont abordées la façon dont le parti doit nécessairement (se) poser la question du pouvoir, ainsi que la problématique « classique » du double pouvoir, élément central dans le processus de conquête du pouvoir et de destruction de l’État bourgeois.
Il est difficilement pensable de construire une organisation révolutionnaire sans la conviction partagée qu’une révolution est possible dans un pays capitaliste développé. Pas seulement des explosions sociales, qui, sous les coups de marteau de la crise, sont probables ou certaines ; mais une situation révolutionnaire débouchant sur une possibilité de victoire.
Fil à plomb stratégique
Si on ne pense pas, en effet, que la conquête du pouvoir par la classe travailleuse est possible, si on ne travaille pas patiemment dans cette perspective, alors il est inévitable de glisser en pratique vers la construction d’autre chose. Une organisation de résistance, utile au jour le jour, dans le meilleur des cas... Mais le renoncement au but final ne tardera pas à dicter des accommodements pseudo-réalistes dans la lutte quotidienne même... Ou encore une organisation pour les surlendemains, qui commence à se poser en championne du combat contre des dégénérescences bureaucratiques à venir, faute de pouvoir affronter les tâches du jour.
Dans ce type de situation difficile, les grandes lignes d’un accord stratégique sont vitales pour la construction de l’organisation. Sans ce fil à plomb, elle est tirée à hue et à dia sur des questions tactiques (dont il ne s’agit pas de minimiser l’importance) et il devient de plus en plus ardu de démêler le principal du secondaire.
Ce d’autant plus que la situation défensive des luttes tend à creuser la distance entre le programme maximum (l’horizon reculé du socialisme) et le programme minimum de la résistance quotidienne aux mauvais coups. Les fameux ponts entre les deux (revendications transitoires) deviennent de fragiles passerelles, et le pont central (la conquête du pouvoir politique) semble miné par la dégradation temporaire des rapports de forces. Alors qu’il paraissait naguère naturel de parler de contrôle ouvrier (en 1968, pendant la grève de Lip...), cela devient maximaliste ou parfois dangereux dans un contexte de moindre mobilisation.
Mais de quoi parle-t-on au juste, quand on affirme l’importance de maintenir un cap stratégique ? La notion de stratégie est elle-même variable.
D’un certain point de vue, la construction du socialisme, la république mondiale des conseils, le dépérissement de l’État et des classes sociales... C’est, disons, stratégique à long ou très long terme.
Mais le stratégique pour nous, ce qui définit la base sur laquelle rassembler, organiser, éduquer des militants, c’est un projet de renversement du pouvoir politique bourgeois. Car la révolution socialiste commence par cet acte politique.
Elle ne s’y réduit pas. La conquête du pouvoir politique inaugure un processus de transformations économiques, sociales, culturelles.
Des divergences importantes sur la façon de concevoir ces tâches (sur la révolution à l’échelle internationale, sur les alliances, sur le parti unique et la démocratie par exemple) peuvent certes avoir des conséquences pratiques sur l’intervention dans le mouvement de masse, sur le régime interne de l’organisation. […]
Si nous n’avons pas de projet qualitativement différent, si nous n’avons pas plus ou mieux à proposer en la matière, nous devons viser à construire la même organisation, avec un régime démocratique tel que les divergences qui subsistent puissent y être traitées, et éventuellement surmontées, à la lumière de l’expérience commune.
Le critère central, c’est la conquête du pouvoir politique.
Nouveauté radicale de la révolution prolétarienne
Cette notion est en effet centrale dans la révolution prolétarienne. Nous pouvons remarquer que l’idée de stratégie (et le terme même) n’était pas très développée dans la révolution bourgeoise. Pourquoi ? Il y aurait probablement de nombreuses raisons, dont l’état même de développement de la pensée militaire. Mais il y a une raison plus fondamentale. C’est que la révolution prolétarienne présente une nouveauté radicale par rapport à toutes les révolutions bourgeoises précédentes, dans le sens où la classe qui lutte pour son émancipation est une classe qui subit une domination sur tous les terrains.
– Une domination économique qui ne se réduit pas au fait de vendre sa force de travail : le fait même de vendre sa force de travail constitue un véritable cercle vicieux, qui dépossède le travailleur de son travail, du produit de son travail, et y compris, à la limite, du contenu de son travail. Il y a dans ce rapport du travail salarié au capital une mutilation permanente, physique et morale.
– Une domination politique, c’est-à-dire l’appropriation par la bourgeoisie de l’appareil de domination politique.
– Et même une domination culturelle, au sens où devenir prolétaire, c’est perdre le contrôle de son outil, de son travail, de son temps, du produit de son travail ; c’est subir une aliénation de plus en plus complète, sur tous les terrains de la vie sociale.
Comment une classe qui subit ce type de domination peut-elle renverser la situation et se porter candidate au pouvoir politique et à la réorganisation d’ensemble de la société ? C’est là le défi particulier à la révolution prolétarienne. Par l’extension des rapports marchands, le mode de production capitaliste se développe en quelque sorte dans les entrailles de la société féodale et gagne du terrain. La bourgeoisie remportait des positions de force économiques, politiques (franchises municipales), culturelles (le temps de produire ses « intellectuels organiques ») bien avant d’accéder au pouvoir politique. La conquête du pouvoir politique couronnait un rapport de forces déjà largement développé dans l’ensemble de la société.
La société capitaliste, elle, développe les préconditions du socialisme (un certain développement des forces productives, la concentration de la production, etc.) et engendre son propre fossoyeur (le prolétariat moderne), mais il n’existe pas de mode de production socialiste, qui se développerait et gagnerait du terrain dans les pores de la société capitaliste.
C’est là le gros problème. Et la seule issue à ce qui semblerait un cercle vicieux, c’est que la révolution socialiste est la première révolution dans l’histoire qui suppose un degré préalable d’organisation et de conscience du but, c’est-à-dire un véritable projet stratégique.
Quand Marx et Engels parlaient du passage de la préhistoire à l’histoire, ou du règne de la nécessité à celui de la liberté, il y avait de ça : pour la première fois, la libération sociale, de la conquête du pouvoir politique à l’édification d’une société maîtresse de ses choix par le biais d’une planification consciente.
C’est donc cet élément de conscience qui brise le cercle vicieux ; et, pour ce qui nous occupe (la conquête du pouvoir politique), un projet stratégique, une certaine organisation des forces en fonction d’un but, qui définit un parti révolutionnaire.
La conquête du pouvoir politique, répétons-le, inaugure une phase de transition et d’émancipation, économique, sociale, culturelle. Il faut bien saisir la nouveauté de ce problème, pour comprendre que ce n’est pas par hasard que le vocabulaire stratégique militaire pénètre le vocabulaire politique à l’heure de la révolution prolétarienne. C’est bien l’idée de la lutte consciente pour la conquête du pouvoir qui est le fil stratégique. […]
Une mentalité politique majoritaire
Sans tomber (ou retomber) dans de vieux démons gauchistes, il faut bien admettre que construire une organisation révolutionnaire, c’est avoir l’obsession de la lutte pour le pouvoir. Non au sens étroit et politicien, ni au sens psychologisant de la volonté de puissance, mais parce qu’il s’agit de la clef de l’émancipation sociale. Or, ce n’est pas notre tradition ni notre caractéristique dominante.
Pour des raisons historiques bien compréhensibles, nous sommes plutôt marqués par une défiance exacerbée envers le pouvoir. Nous nous vivons souvent comme une organisation de lutte antibureaucratique préventive plutôt que comme une organisation de lutte pour la conquête du pouvoir. C’est pourtant là le premier problème. S’y attaquer sérieusement implique une mentalité politique majoritaire (pas au sens électoral du terme) : une mentalité de rassemblement, et non seulement de différenciation. Il existe une seconde nature « minoritaire » qui a ses vertus, mais qui peut aussi devenir un obstacle.
Lénine était à n’en point douter un obsédé de la lutte pour le pouvoir. C’est ce qui guide son attention sur les questions de tactique et d’organisation, et qui fait à bien des égards sa supériorité. Avec un parti construit sur des bases solides on peut rectifier des erreurs tactiques, même corriger des orientations plus fondamentalement erronées. Le parti est la médiation entre la théorie et la pratique. Sans parti, on ne prouve ni ne corrige rien. À notre échelle, et au vu des échéances, se poser la question du pouvoir peut paraître un tantinet ridicule, voire lourd de dangers et d’illuminations mégalomaniaques. Mais c’est aussi une question fondamentale d’état d’esprit : se prendre soi-même au sérieux pour être pris au sérieux, se sentir responsable tout en restant modeste.
Extraits de Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, éditions la Brèche, 1987.