Publié le Lundi 6 juillet 2015 à 10h50.

Les forces sociales dans les processus révolutionnaires

Les processus révolutionnaires dans la « région arabe » permettent de rediscuter des forces sociales motrices dans la contestation du système, en partant «du « mouvement réel » et des transformations des sociétés concernées. La mondialisation capitaliste, les politiques néolibérales ont reconfiguré les espaces et fronts de luttes, loin des schémas classiques de l’encerclement des villes par les campagnes ou à l’inverse de la centralité des bastions prolétariens situés dans les grandes villes.En témoigne la géographie des mobilisations qui ont connu leur première massification et éveil dans les régions périphériques « inutiles » du point de vue de la mondialisation et des politiques publiques. Là où se concentrent les excédents des migrations rurales que les grandes villes n’arrivent plus à absorber, le chômage de masse, l’absence d’infrastructures publiques ou de tissu économique diversifié mais aussi l’arbitraire policier : sidi Bouzid et Redeyef, Mukalla et Taez au Yémen, la cyrénaïque en Lybie, Derra en Syrie, Sohar à Oman, Tanger et le Rif au Maroc et même en Egypte, Alexandrie et Suez….A cette mobilisation du « peuple de l’intérieur » se sont identifiés les pauvres, la jeunesse « enchomagée », les ouvriers journaliers dans les grandes et moyennes villes. Plus précisément, le prolétariat immergé dans l’économie informelle de survie. Avec la même proximité sociale, il faut noter le poids des travailleurs précaires (surexploités dans les ateliers clandestins, le bâtiment, les transports, sans contrat de travail, ni droits élémentaires) et des travailleuses à domicile. Cet ensemble, aux mêmes conditions précaires de travail et de survie, concentré dans les quartiers populaires, a constitué le « levier le plus déterminé » du processus révolutionnaire. A noter aussi le poids de la jeunesse scolarisée qui connait un chômage de longue durée, formant un « prolétariat intellectuel ».

La campagne, même marginalisée, est intégrée à la modernité capitaliste et les aspirations paysannes ne se cristallisent pas nécessairement sur des revendications spécifiques (comme le droit à la terre, l’exigence d’une réforme agraire) mais sur le droit aux services publiques, à la santé, au travail, à un développement qui intègre les besoins fondamentaux. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de question paysanne mais elle s’intègre d’une manière plus forte et plus combinée à l’exigence plus générale d’une autre répartition des richesses et de l’affirmation de droits communs. Il faudrait aussi interroger le rôle particulier des couches qualifiées du secteur public et de certaines corporations professionnelles (avocats, juges, médecins par exemple) au carrefour des pressions sociales de l’agenda libérale et politiques de la dictature. Autrement dit, voir comment se sont combinées les résistances de ceux qui avait quelques droits/acquis (mêmes très limités) et ceux qui n’avaient rien ou si peu.

Les forces sociales de la rébellion, hétérogènes, sont le produit combiné du mode autoritaire et prédateur des politiques mises en œuvre sur la longue durée. Il y a d’une manière schématique trois piliers : le mouvement démocratique centré sur la défense des libertés, le mouvement du prolétariat informel urbain ou semi urbain, les couches de salariés de la fonction publique ou d’entreprises récemment privatisées. C’est leur jonction dans l’action qui a polarisé la grande majorité. Ces mouvements se rejoignent ou se séparent, se recomposent ou prennent une place plus importante à telle ou telle phase de la lutte, mais il y a une pluralité de forces révolutionnaires sans qu’existe d’une certaine manière une force centrale à « elle seule » décisive. Les grèves ont élargi la visibilité de la contestation, contribuer à la massification, mais n’ont pas abouti à un blocage économique ou sont restées à l’état de menace (comme celle par exemple concernant la fermeture du canal de Suez). Elément du renforcement des mobilisations démocratiques et populaires, elles n’ont pas joué un rôle spécifique dans le processus global. C’est l’occupation, adossée à des manifestations de masses, articulée à des mots d’ordre politique clairs (« le peuple veut la chute du régime ») qui a joué le rôle de centralisation de l’action de masse. Ce qui traduit le poids socio-politique grandissant des couches populaires non stabilisées dans les processus de production et l’épuisement des formes de luttes traditionnelles, qui par le passé, ont été dans l’incapacité de déplacer les rapports de forces.

Il faut aussi intégrer les différentes formes d’expression générationnelles et sociales qui traduisent dans la façon de faire la politique et de s’organiser en particulier au sein de la jeunesse ainsi que les modes de radicalisation qui ne se formulent pas en termes idéologiques et projets politiques et sociaux bien délimités et souvent à l’extérieur des grandes traditions historiques ( socialisme, panarabisme, islamisme ). Redéfinir la réalité concrète des sujets révolutionnaire, les visages nouveaux du prolétariat, le contenu particulier de la question démocratique au 21éme siécle ( qui ne se limite pas au schémas de la « révolution démocratique bourgeoise » ) et des formes de luttes de masses qui cristallisent un début de rupture avec l’ordre établi sont des pistes nécessaires pour la réflexion stratégique.

Chawqui Lotfi

D’une manière plus approfondie et sur d’autres aspects, voir aussi : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article31668