Publié le Lundi 23 novembre 2009 à 11h24.

Sciences : vers un darwinisme en biologie ? Interview de Guillaume Lecointre

Guillaume Lecointre est chercheur au Muséum d’histoire naturelle. Il travaille en particulier sur la classification des espèces. Nous l’avons interrogé sur l’importance des découvertes de Darwin et leurs possibles applications à la biologie. En quoi « L’Origine des espèces » de Darwin est-il toujours d’actualité, 150 ans après sa parution ?Le xxie siècle débute avec une théorie de l’évolution qui est toujours darwinienne. Cependant, toute la biologie n’est pas encore darwinienne, notamment en génétique moléculaire, biologie cellulaire et biochimie. Depuis la découverte de la structure biochimique de l’ADN, en 1953, ces disciplines se sont développées sur des schémas de pensée non darwiniens pour deux raisons : leurs progrès ont été stimulés par une puissante recherche biomédicale où sont étudiés les processus du vivant dans le temps présent ; leurs objets d’étude sont si petits que les variations qui les affectent sont restées longtemps quasi indétectables, et donc considérées comme non signifiantes. Pour comprendre où est le problème, on peut tenter un parallèle entre la génétique d’aujourd’hui et les sciences naturelles d’avant Darwin. Avant Darwin, la Nature est l’œuvre d’un créateur dont les créatures se manifestent invariablement devant nous. L’idée de chat préexiste aux chats réels, elle est l’intention du créateur. Un chat ne peut être que chat, toute variation est tenue pour accidentelle. Les individus réunis sous le nom de « chat » ne sont pas considérés pour eux-mêmes, mais comme porteurs d’un absolu, de quelque chose d’universel qui tient du chat : son essence. C’était la pensée essentialiste du grand naturaliste Carl Linné. Le génie de Darwin est d’avoir porté son attention sur la variation des individus (la diversité des chats). Le mot chat ne désigne pas une idée (l’essence) mais un ensemble d’objets matériels. C’est le nominalisme. La biologie moderne est donc toujours essentialiste ?La génétique moléculaire l’est largement restée : ses objets (gènes, protéines, cellules) et leurs propriétés sont définis a priori, les interactions sont mécaniques et les variations individuelles négligées. Tous les micro-organismes, toutes les molécules identiques sont ainsi présumés interchangeables et les variations de leurs propriétés ne sont pas envisagées. En conséquence, jusqu’à la fin des années 1970, on a cru que si le chat était chat, c’est parce qu’un « programme » génétique le contrôlait et fixait une fois pour toutes le trajet des événements qui vont du génome à sa manifestation physique en trois dimensions, le chat. Quel est l’apport de la théorie de Darwin ?Intégrer le darwinisme aux échelles cellulaires, moléculaires et génétiques est le véritable défi de la biologie de ce xxie siècle. En pensant les cellules, les gènes, les enzymes, en termes populationnels, on se donne les moyens de s’apercevoir que des cellules présumées identiques ne font pas toutes exactement la même chose, ce qui promet de belles découvertes pour demain. Déjà, les modèles et les expériences d’une génétique réellement darwinienne fleurissent. La variation contenue dans les populations d’enzymes et de cellules permet un tri et donc une évolution. Ces modèles aléatoires s’avèrent d’ailleurs plus efficaces pour prévoir le comportement des cellules. La biologie moderne est-elle déterministe ?Ce changement d’approche remet en cause l’idée du « programme génétique » qui prédominait par exemple pour expliquer pourquoi un chat est un chat. Permettons-nous ici une analogie, celle d’une expérience de chimie : en mélangeant tant de grammes d’un réactif X et tant de grammes du réactif Y, dans certaines conditions, on obtient une réaction chimique qui conduit à tant de grammes de produit final. Pour expliquer pourquoi on obtient cette quantité de produit final, on n’a pas besoin de décrire la trajectoire de chaque molécule dans un mouvement aléatoire et surtout, de penser que celles-ci sont « programmées ». Pourtant, l’expérience est reproductible : on obtiendra toujours la même masse de produit final à Amsterdam ou à Quimper. De même, le développement d’un organisme est un phénomène aléatoire, impliquant des myriades d’acteurs, qui manifeste une moyenne et une variance reproductibles. L’abandon de cette idée de « programme » aura des répercussions, notamment dans notre compréhension des mécanismes du cancer ou du contrôle du développement embryonnaire.

Par Antoine Boulangé et Sarah Samadi À lire. Le Hasard au cœur de la cellule : probabilités, déterminisme, génétique. Kupiec, Gandrillon, Morange, Silberstein. Éditions Syllepse.