Publié le Jeudi 24 décembre 2009 à 19h05.

17 octobre 1961 : de la mémoire antiraciste à l’histoire de la colonisation, de la police et des Algériens…

La répression de la manifestation des Algériens à Paris, le 17 octobre 1961, est aujourd’hui sortie de l’oubli, au moins dans les milieux politiques qui en ont porté le souvenir depuis les années 1960, extrême gauche au premier chef. Ce jour-là, des milliers d’Algériens sortirent dans les rues de Paris et de sa banlieue, à l’appel du FLN, boycottant le couvre-feu décidé quelques jours plus tôt par le préfet de police, Maurice Papon. La répression policière, d’une extrême violence, fit des dizaines de morts, des centaines de blessés tandis que plus de 10 000 Algériens, arrêtés, furent conduits dans divers centres de détention, dont le Centre d’identification de Vincennes. Le scandale de la répression gagna l’ensemble de la presse – en particulier parce qu’elle touchait les travailleurs algériens perçus comme de pauvres hères innocents manipulés par le FLN – et la protestation retentit jusqu’au Sénat et au Conseil municipal de Paris. L’événement allait relancer un cycle de manifestations favorables à la paix, jusqu’à celle de Charonne, le 8 février 1962. Par la suite, Charonne allait recouvrir le 17 octobre dans la mémoire de la gauche et devenir le symbole de la répression policière en cette fin de guerre d’Algérie.

17 octobre et antiracisme

Ce n’est pas la mémoire familiale qui fut le vecteur du souvenir de l’événement, les pères– et les mères – parlant peu à leurs enfants. Le 17 octobre 1961 connut une période souterraine de silence dans les familles où le souvenir se perdait, tandis qu’il s’imprimait dans la mémoire des militants d’extrême gauche entrés en politique à cette époque, pour qui il allait rester le symbole du racisme et du pouvoir gaulliste honni. Et c’est à la faveur du regain de l’antiracisme des années 1980 que le 17 octobre intégra les discours militants au-delà de la seule extrême gauche. Sa connaissance progressait à la faveur d’une mobilisation qui allait croissante et épousait, d’année en année, les différentes formes des usages du passé à l’œuvre dans la société française : dans le sillage du souvenir du passé vichyste, mais avec moins d’ampleur et de succès, la guerre d’Algérie était redécouverte à la faveur de livres, de témoignages, de documentaires, de manifestations de commémoration – non officielles – et elle motivait demandes de reconnaissance voire de réparations. La justice, aussi, était saisie, le procès intenté à Maurice Papon pour son rôle dans la déportation des juifs sous Vichy créant l’opportunité de porter le 17 octobre devant les tribunaux, jusqu’à ce que la justice, dans une affaire de plainte en diffamation de l’ancien préfet de police contre Jean-Luc Einaudi, reconnaisse l’existence d’un « massacre ».

La commémoration du 17 octobre fut alors l’objet d’âpres débats entre les partisans d’une reconnaissance symbolique et ceux qui cherchaient à mettre l’état en cause pour ce crime. La première interprétation, portée par le collectif « Au nom de la mémoire » autour de Medhi Lallaoui, insistait sur la nécessité de panser les plaies du passé pour légitimer la présence des immigrés et de leur descendance sur le sol français ; les seconds, dont le point de vue était porté par Olivier Le Cour Grandmaison, forgeaient la notion de « crime d’état », face à l’impasse que constituait la qualification de crime contre l’humanité, alors réservée aux seuls crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale, au profit des puissances de l’Axe, et visant plus spécifiquement la déportation et l’extermination.

La pose d’une plaque au pont Saint-Michel, en 2001, mit un terme à la controverse. L’interprétation de l’événement, toutefois, continua de suivre les variations du mouvement antiraciste. La formation du mouvement des Indigènes de la République, en 2005, alla alors de pair avec la promotion d’une nouvelle grille de lecture, insistant sur le caractère « colonial » de la répression, en raison du statut de sujets coloniaux des victimes, mais aussi de la carrière maghrébine de Maurice Papon. Qu’en est-il ?

Une répression « coloniale » ?

Affecté à Paris en mars 1958, au lendemain d’une manifestation policière menant ses troupes jusque devant l’Assemblée nationale, Maurice Papon – c’est connu – arrivait de Constantine où, en tant que préfet chargé du maintien de l’ordre, il avait contribué à la lutte contre le FLN, deux années durant. Ce n’était cependant pas là sa première affectation en terre coloniale française, ni ses premiers contacts avec l’Algérie. Dès 1945, en effet, il était à la tête de la Direction de l’Algérie au ministère de l’Intérieur, et suivit, à ce titre, le déroulement des massacres sanglants du Nord Constantinois – dans les régions de Sétif et de Guelma – et leurs suites. Puis il dirigea la préfecture de Constantine de 1949 à 1951, avant de devenir secrétaire général de la Résidence française au Maroc en 1954-1956. Il y pilota la lutte contre le climat insurrectionnel qui s’y développait, les forces françaises recourant alors au tir à vue sur les émeutiers, aux ratissages et aux opérations punitives. C’est donc un habitué du milieu colonial et de la répression des insurrections nationalistes qui est de nouveau envoyé à Constantine en 1956 puis appelé à Paris en 1958.

D’une telle carrière, que déduire ? Il est évident que Maurice Papon y acquit une connaissance, des représentations, une expérience du traitement spécifique des sujets coloniaux et de la répression du nationalisme en développement ou en action ; il est évident, aussi, qu’il reproduisit à Paris un dispositif répressif inspiré de celui qui était en vigueur dans le Constantinois en guerre. Est-ce à dire, pour autant, que la répression du nationalisme algérien à Paris ne fit que reproduire ce qui se faisait de l’autre côté de la Méditerranée ?

Ce serait négliger l’antériorité de la répression policière parisienne, familière de longue date des rafles d’Algériens, du contrôle de leur identité et de leur fichage, y compris avant le déclenchement de la guerre. Le 14juillet 1953, en outre, alors que les Algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) défilaient en cortège séparé des organisations françaises, lors d’une manifestation appelée par le Mouvement de la paix, six d’entre eux – ainsi qu’un Français de la CGT – furent tués par balles au moment de la dispersion. Or, les carrières des policiers parisiens ne portent pas la marque d’expériences coloniales particulières qui seraient à la source du traitement qu’ils réservèrent aux Algériens de France. Le cloisonnement des corps professionnels n’autorisait pas les va-et-vient entre la métropole et les colonies. Les seuls d’entre eux – minoritaires – qui avaient séjourné aux colonies l’avaient fait à l’occasion de leur service militaire. Plus généralement, c’est la culture professionnelle des policiers qui est à interroger, une culture qui avait inscrit les travailleurs algériens au rang des « indésirables » comme les vagabonds ou les prostituées ; une culture, aussi, de la répression des manifestations qui n’écartait pas la violence jusqu’à la mort, Charonne venant le prouver quelques mois plus tard.

En outre, c’est d’eux-mêmes que des policiers formèrent, en 1961, des groupes agissant en dehors du service, et qui tuèrent, sans ordre et en dehors de toute répression, des Algériens à l’automne 1961, alourdissant le bilan des victimes. S’il est aujourd’hui admis que la répression, le soir même du 17 octobre 1961, fit des dizaines de morts, il est aussi démontré que plusieurs dizaines d’autres Algériens moururent du fait de la police, dès septembre et encore après le 17 octobre. De la sorte, le bilan dépasse la centaine de tués, sans qu’il soit possible de l’évaluer de façon absolument rigoureuse.

Dès lors, le couvre-feu annoncé par Maurice Papon le 5 octobre visait plus à répondre au mécontentement des policiers parisiens qu’à anéantir le terrorisme du FLN. Maurice Papon estimait, d’ailleurs, la mesure inefficace con–tre le terrorisme, au vu de son expérience à Constantine. En revanche, le couvre-feu figurait au rang des revendications des syndicats de police réunis en « Comité permanent de protection et de défense de la police », depuis que le FLN s’était lancé dans les attentats aveugles, à l’été. Ce regain de violence déplaisait à la direction de la Fédération de France qui prônait les assassinats ciblés, mais les groupes armés, sur le terrain, résistaient aux rappels à l’ordre. Côté policier, le couvre-feu était conçu comme une mesure-phare de leur protection. Or, il fallait calmer la base en accédant à ses vœux, surtout au moment où l’OAS, formée quelques mois plus tôt, atteignait son apogée. Il fallait, pour les autorités politiques, jusqu’au plus haut niveau, éviter que l’OAS ne prospère sur le terreau d’une police parisienne dont le profil, façonné depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale par un recrutement orienté par la lutte contre le communisme, semblait particulièrement propice. Le couvre-feu semblait être le prix à payer.

Des enjeux au présent et pour l’avenir

événement central de la mémoire et des discours du mouvement antiraciste français, le 17 octobre recèle donc encore bien des ressources. L’évaluation du poids de la colonisation au sein de l’appareil d’état français et l’appréhension de la culture policière de ces années-là constituent des enjeux d’histoire, de mémoire et d’argumentation politique à creuser et discuter. Et le chantier est immense : si la connaissance du 17 octobre a progressé, force est de constater que les représentations de la guerre d’indépendance algérienne, dans la société française, restent dominées par celles des anciens combattants et des Français d’Algérie qui ont comme double point commun de situer la guerre en Algérie et d’oublier ses acteurs algériens.

N’est-il pas temps, alors, de dire que la guerre eut aussi lieu en France ? Entre le FLN et la police, mais pas seulement : cette guerre fut aussi celle des Algériens et de ceux, venus du Maghreb, que les policiers confondaient avec eux. à la revendication légitime du développement de l’enseignement de l’histoire de la colonisation, ne pourrait-on pas ajouter celle du développement de l’histoire de l’immigration ? Le 17 octobre nous y invite et s’y prêterait opportunément. Car outre Maurice Papon, les policiers et le FLN, les Algériens de la région parisienne en furent bien les acteurs.

La question de leur politisation, en particulier, reste entière : certes, le FLN l’emporta dans leurs rangs sur son concurrent, le MNA, sauf dans le Nord. Mais suivant quelles modalités ? La coercition exercée par le FLN, tant invoquée pour contester la légitimité de l’organisation indépendantiste, s’explique par la nature de la Fédération de France. Loin d’être un parti, même si les mots de « militant », « adhérent » et « sympathisant » étaient utilisés en interne pour traduire divers degrés d’engagement au sein de la Fédération, celle-ci était avant tout une structure de mobilisation de cette ressource que représentait l’émigration pour la lutte d’indépendance. De là son rôle essentiel : prélever des cotisations, surtout qu’elle échoua à déployer d’autres activités et notamment à ouvrir en France un « second front » . Que le FLN use de la coercition, cependant, n’élude pas la question de la mobilisation des Algériens le soir du 17octobre. Son ampleur frappa les contemporains, y compris les plus hostiles au nationalisme algérien, et les conduisit à s’interroger sur les motivations que les Algériens de France pouvaient avoir, pour sortir dans la rue ce soir-là, nombreux, dignes et endimanchés : qu’ils aient tous cédé à la menace ne semblait guère plausible et qu’ils aient leurs propres motifs de mobilisation, au contraire, paraissait évident. Mais lesquels ? Boycotter le couvre-feu qui venait s’ajouter à leurs conditions de vie déplorables et à un harcèlement policier déjà très pesant ? Exprimer leur volonté d’indépendance ? Manifester leur adhésion au FLN pour renforcer sa légitimité auprès du gouvernement français en tant qu’interlocuteur valable ? Aborder le 17 octobre par ce biais renouvellerait les perspectives.

Sylvie Thénault

La guerre en France :

1954

- Été : scission du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) entre messalistes (partisans de Messali Hadj) et centralistes (partisans du Comité central). Des activistes décident de passer à la lutte armée.

- Nuit du 31 octobre au 1er novembre : série d’attentats en Algérie, commis par le Front de libération nationale (FLN).

- Décembre : création du Mouvement national algérien (MNA) par Messali Hadj.

1955

- Janvier : première réunion constitutive de la Fédération de France du FLN.

- 20 et 21 août 1955 : massacres du Constantinois.

1956

- 9 mars : manifestation du MNA contre le projet des « pouvoirs spéciaux ».

- 16 mars : vote des pouvoirs spéciaux pour l’Algérie.

1957

- 28 janvier-4 février : grève des huit jours lancée par le FLN, très suivie en France.

- Février : la DST démantèle la direction de la Fédération de France.

- Juin : réorganisation de la Fédération, avec un Comité fédéral de cinq membres.

- 26 juillet : extension des pouvoirs spéciaux à la France. Ouverture des premiers camps d’internement.

- Automne : apogée des attentats du FLN contre le MNA.

1958

- Janvier : multiplication des attentats du FLN contre les forces de l’ordre.

- 13 mars : manifestation des policiers parisiens.

- 14 mars : nomination de Maurice Papon à la préfecture de police de Paris.

- 13 mai : manifestation insurrectionnelle à Alger.

- Nuit du 24 au 25 août 1958 : série d’attentats du FLN pour ouvrir en France un « second front ». Répression massive.

1959

- Janvier : ouverture du Centre d’identification de Vincennes (CIV).

1960

- Juin : premiers pourparlers franco-algériens, à Melun.

- Septembre-octobre : procès du réseau Jeanson

- Septembre : Manifeste des 121 prônant le droit à l’insoumission.

- Octobre : premières grandes manifestations pour la paix en Algérie, lancées par l’Unef.

1961

- Février : création de l’Organisation armée secrète (OAS) à Madrid.

- 22 avril : putsch des généraux en Algérie ; déclaration de l’état d’urgence en France.

- 24 avril : série de décisions prises en vertu de l’article 16 de la Constitution : prorogation de l’état d’urgence, allongement de la garde à vue à deux semaines en cas d’atteinte à la sûreté de l’état, extension de l’internement (possible envers les nationalistes algériens depuis 1957) à toute personne suspecte d’une « entreprise de subversion ».

- 8 septembre : attentat de l’OAS contre le général de Gaulle à Pont-Sur-Seine.

- 17 octobre : plusieurs dizaines de morts dans la répression du boycott du couvre-feu par les Algériens.

- 23 octobre : première d’une longue série de manifestation contre la guerre.

- 19 décembre : grande manifestation – interdite – contre l’OAS à Paris. La répression fait une centaine de blessés.

1962

- 8 février : manifestation contre l’OAS et pour la paix en Algérie. Neuf morts dans la répression.

- 13 février : obsèques des victimes de Charonne suivies par 500 000 personnes.

- 14 mars : attentat de l’OAS au congrès du Mouvement de la paix, à Issy-les-Moulineaux. Deux morts.

- 18 mars : signature des accords d’Evian.

- 19 mars : cessez-le-feu en Algérie.

- 1er juillet : référendum sur l’indépendance en Algérie.

- 3 juillet : reconnaissance de l’indépendance par le général de Gaulle.

- 22 août : attentat de l’OAS contre de Gaulle au Petit-Clamart.

1963

- 1er juin : levée de l’état d’urgence et des mesures d’exception décidées le 24 avril 1961.

Un peu de lecture...

- Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’état et la mémoire, Tallandier, 2008. Consacré à l’événement autant qu’à sa mémoire, tant en France qu’en Algérie, ce livre est la meilleure mise au point, parfaitement actualisée, des progrès de l’historiographie depuis la sortie du livre de Jean-Luc Einaudi en 1991 (La bataille de Paris, Seuil).

Et pour aller plus loin :

- Linda Amiri, La bataille de France. La guerre d’Algérie en métropole, Robert Laffont, 2004.

- Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault (dir.), La France en guerre (1954-1962). Expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne, Autrement, 2008.

- Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Gallimard, 2006.

- Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 8 mai 1945. Une subversion française dans l’Algérie coloniale, La Découverte, 2009.