Publié le Vendredi 8 janvier 2010 à 15h15.

De la critique, interroger nos manières de penser

On attendait depuis longtemps que le sociologue Luc Boltanski nous donne un livre qui fasse la synthèse théorique de son parcours : c’est chose faite avec De la Critique. Précis de sociologie de l’émancipation qui vient de sortir en librairie.

Ce livre ne s’adresse peut-être pas tant aux collègues sociologues de Boltanski qu’à tous ceux qui cherchent les outils pour comprendre le monde actuel et les moyens de s’y opposer. La « sociologie pragmatique » que défend Luc Boltanski n’est pas indifférente aux combats contre l’ordre établi, que ce soit le capitalisme ou l’État. Comme celle de Pierre Bourdieu, avec qui Boltanski a fait son apprentissage de sociologue, il s’agit d’être aux côtés des acteurs en quête de justice. Mais c’est sur ce point aussi que les deux sociologues divergent profondément, et la lecture du livre peut être très utile aux militants anticapitalistes en les amenant à s’interroger sur certaines de leurs certitudes qu’ils croient bien établies.

Le livre démarre en interrogeant la notion de « domination », imposée par Bourdieu et largement reprise par les militants de tous les mouvements sociaux sans beaucoup de précautions (beaucoup ont ainsi eu tendance à substituer la notion de « domination » à celle d’« exploitation » comme s’il s’agissait de la même chose). Boltanski reproche à la sociologie critique de se situer en surplomb par rapport aux acteurs des différents mouvements sociaux. La « sociologie critique » de Bourdieu a prétendu avoir le monopole de l’expertise – du savoir scientifique –, alors que les malheureux acteurs seraient toujours dans les croyances. Grâce à Boltanski, le sociologue change de statut : il devient un producteur d’expertise parmi d’autres et il doit tenir compte de la capacité des acteurs (il préfère ce terme à celui d’agents, trop passifs à son goût) à penser intelligemment leur situation. Cette capacité devient même le principal ingrédient de sa sociologie. Cela ne veut pas dire que Boltanski refuse les notions de domination ou d’émancipation, mais il s’efforce de les reconstruire à partir du sens de la justice des acteurs. C’est ainsi que la sociologie peut être fidèle à sa vocation critique.

Des outils pour les militants

Du coup, c’est plus des outils d’analyse que des grosses notions passe-partout – ou des dispositifs d’explication très puissants mais qui ont le défaut d’être valables tout-terrain  – que nous propose Boltanski. Et c’est bien en ce sens qu’ils peuvent être mis au travail bien au-delà du petit monde des sociologues, et que la sociologie peut entrer en interaction avec les acteurs sociaux. La sociologie critique de Bourdieu inspirait les militants, renforçait leur conviction que le monde était injuste et inacceptable. Mais dans le même temps, elle les rendait impuissants car toujours condamnés à être dépendants d’une expertise qui ne pouvait se faire que dans des laboratoires universitaires auxquels ils n’avaient définitivement pas accès…

On pourra être amené à discuter les nombreuses propositions faites par Boltanski dans ce livre. Par exemple, de sa définition de la classe dominante comme l’ensemble des responsables : « ceux qui, premièrement, peuvent mettre en œuvre une large gamme d’actions concourant à modifier non seulement leur propre vie, mais également la vie d’un nombre plus ou moins élevé d’autres personnes et qui, deuxièmement, ont acquis une expérience particulière de la relation entre l’action sur la réalité et l’action sur les formes d’épreuves ». C’est-à-dire tous ceux qui savent « contourner ou transgresser les règles sans avoir le sentiment de les trahir. [...] Appartenir à la classe dominante c’est d’abord être convaincu que l’on peut transgresser la lettre de la règle, sans en trahir l’esprit. »

Le débat entre l’auteur et les militants (les acteurs) est facilité par le fait qu’il n’occupe pas ainsi la place d’un maître à penser. C’est toujours l’intelligence collective qui importe. Dans les dernières pages de son livre, il appelle de ses vœux un mouvement qui favoriserait le remplacement de l’État et du capitalisme « par des formes moins violentes d’utilisation des ressources terrestres et par des façons d’engendrer des relations entre les êtres humains qui ne seraient plus de l’ordre de l’exploitation. Il pourrait peut-être alors rendre au mot de communisme – devenu presque imprononçable – une orientation émancipatrice que lui ont fait perdre des décennies de capitalisme d’État et de violence totalitaire. »

Philippe Pignarre