Publié le Lundi 5 avril 2010 à 12h57.

Moulinex : une victoire de la solidarité et de l’unité

Fin 2009, les salariés de Moulinex ont obtenu une victoire importante devant la cour d’appel de Caen, mais ce n’est qu’une étape dans cette affaire qui a commencé en 2001 par l’annonce de la fermeture du groupe. Créé en 1937, celui-ci exploite une main-d’œuvre féminine et rurale en lui imposant un pouvoir patronal absolu jusqu’en 1968, moment où les femmes se libèrent de Moulinex

Le 18 décembre 2009, la cour d’appel de Caen a statué en faveur de 573 employés de Moulinex, licenciés en 2001 à la suite du rachat de la société par le groupe SEB et de la fermeture de quatre usines en Basse-Normandie. Elle a jugé « sans cause réelle » les licenciements et a revu les montants des dommages et intérêts : entre 1 700 et 49 700 euros selon les salaires. Soit, au total, 11,6 millions d’euros d’indemnités…

En 2007, les prud’hommes de Caen avaient déjà considéré que le plan social n’avait pas été respecté et les plaignants avaient reçu entre 1 000 et 57 000 euros, pour un total de 10 millions.

En revanche, à l’époque, le tribunal avait estimé que les licenciements avaient une cause réelle. La décision de 2009 est donc une victoire importante pour les salariés.

Cependant, le combat judiciaire se poursuit puisqu’une plainte a été déposée en 2003 par le Sydis (syndicat de défense de l’intérêt des salariés, créé en 1992 par des militants venus de la CFDT) et la CGT auprès du parquet de Nanterre et huit dirigeants ont été mis en examen. L’affaire est en cours…

Les Moulinex avaient obtenu que les sites soient homologués amiantés en mai 2002. Des démarches avaient été entreprises, dès 1999, dans l’usine de Mayenne. Les salariés ont eu satisfaction. Cela a établi une jurisprudence pour les salariés des autres sites. Une allocation amiante a été versée, « salaire de la souffrance ». Plusieurs Moulinex sont décédés depuis, tués par les conditions de travail.

Les luttes des années 2000 s’appuient sur une tradition de solidarité ouvrière qui s’est construite depuis 1968.

Moulinex « libère la femme »

À l’origine du groupe, Jean Mantelet s’installe à Alençon en 1937 en délocalisant sa production de moulins à légumes. Il y trouve une main-d’œuvre abondante et bon marché, réputée docile parce que rurale et féminine. Il invente des produits nouveaux dans l’électroménager et devient leader dans cette branche. Par exemple, en 1954, Moulinex met sur le marché le premier moulin électrique.

L’implantation se développe dans le cadre de la décentralisation avec neuf usines dans les trois départements : Orne, Manche, Calvados. Le site d’Argentan est créé en 1958, celui de Falaise en 1959, Cormelles-le-Royal à partir de 1963 et Mamers en 1966. Les deux plus importants sont Alençon et Cormelles-le-Royal, avec près de 3 000 salariés, en majorité des femmes (80 %). « Moulinex libère la femme » : le fameux slogan sert de support à la campagne publicitaire que lance le groupe pour ses produits. La réalité est tout autre pour le personnel dans les ateliers….

Pouvoir absolu du patronat avant 1968

Les jeunes ouvrières viennent des campagnes et sont amenées dans un rayon de 50 km par les bus de Moulinex. Elles travaillent de 7h à 12h15 et de 13h45 à 17h, soit cinq heures et quart d’affilée, sans pause. Après 1971, une pause de cinq minutes est instaurée. La majorité des salariées sont des ouvrières spécialisées (OS). La production comprend principalement trois types de postes : la chaîne, la presse et l’encollage. Les cadences sont accélérées par la méthode du « nivellement », calculé sur le rendement le plus élevé. Les contremaîtres poussent les ouvrières à se « distinguer individuellement ». Ils contrôlent les compteurs, passent dans les rangs, mesurent les temps de fabrication. Les évanouissements sont fréquents ainsi que les dépressions nerveuses. Le bruit est permanent et l’odeur insupportable.1

Les ouvrières à la presse doivent porter 60 fois par jour 15 kg de tôle jusqu’à leur machine. Elles travaillent les mains dans l’huile ; les éclaboussures peuvent atteindre le visage. À l’encollage, les contacts avec les produits chimiques provoquent des intoxications. L’amiante est présente dans plusieurs produits. Sa toxicité ne sera reconnue que beaucoup plus tard. Maguy Lalizel2 raconte : « Quand je suis arrivée dans l’atelier presse, j’ai cru que je ne tiendrais pas huit jours ! » Les accidents étaient souvent liés aux cadences. « Ma main était retenue par une courroie. J’ai vite compris pourquoi ! Quand tu ne retires pas assez vite tes mains, une secousse brutale tire tes mains en arrière. Une copine a eu les doigts sectionnés. » Les salaires sont faibles : 500 francs en 1971. L’avancement se fait au mérite. La discipline est policière : interdiction de parler pendant le travail ; le temps passé aux toilettes est contrôlé, ce qui est très pénible pour les femmes à certaines périodes du mois. Quand il dépasse cinq minutes, l’ouvrière est appelée au « pigeonnier » un lieu surélevé et vitré d’où s’exerçait la surveillance des « blouses blanches », surnommées « les mouettes ». Il n’y avait aucune femme dans l’encadrement. Les ouvrières avaient des blouses bleues. En cas d’indiscipline, la direction envoyait une lettre d’avertissement aux parents si l’ouvrière était mineure ou au mari si elle était majeure ! Grâce à une action quotidienne dans les ateliers et à de grandes luttes, la situation change peu à peu.

Les Moulinex se libèrent  !

De 1968 jusqu’à la fermeture, les luttes vont se succéder, avec un contre-pouvoir syndical de plus en plus fort. En janvier 1968, les Moulinex participent au grand mouvement de grève qui secoue la région de Caen… et annonce Mai 683. Suivant l’exemple des travailleurs de la Saviem, sept ouvrières appellent à la grève. Elles mettent un vélomoteur devant l’entrée et improvisent un piquet de grève. La moitié du personnel les suit. Il n’existe pas encore vraiment de sections syndicales. La CFDT et la CGT des entreprises voisines viennent les soutenir. En mai, les ouvrières participent à la grève générale. Elles s’installent sur des chaises de camping, plantent une tente devant les grilles et font des feux de bois. Elles en sortent renforcées, avec un mouvement syndical structuré. Mai 68 sera suivi de nombreux conflits.

En 1969, le licenciement de 28 ouvriers des presses déclenche une grève. En 1971 et en 1972, salaires et conditions de travail mobilisent les salariés. En 1974, ce sont trois semaines de grève avec occupation sur les mêmes revendications, auxquelles s’ajoute le droit de s’exprimer : « Nous avions fait des abris de fortune avec des palettes et des bâches plastiques pour nous protéger du froid. Sur les 450 francs que nous demandions nous en avons obtenu 200, avec une revalorisation des primes d’équipe. »

En 1976, c’est la canicule, avec 40 degrés dans les ateliers. Devant la mobilisation, la direction doit apporter des frigos et accepter un allongement des temps de pause. Mais c’est surtout l’année 1978 qui est marquante. En effet, sur les douze sites existants, sept sont en grève avec occupation, deux autres en grève illimitée et le reste en chômage technique. Les revendications portent sur les salaires, la protection sociale et les conditions de travail : « À Alençon, l’usine était gardée toutes les nuits. Nous avons soudé toutes les portes pour empêcher les sabotages. Nous faisions des braseros et passions des nuits dans le hall de la direction. Nous chantions : nous voulons du pognon, nous voulons de véritables qualifications, nous voulons pouvoir nous exprimer ! »

Les revendications étaient les suivantes : cinquième semaine de congés payés, paiement des ponts, augmentations uniformes de 400 francs.

« La direction a employé des vigiles pour casser le mouvement. Une copine de FO, qui était enceinte, a été frappée violemment au ventre, puis poussée dans les escaliers. Les femmes en colère ont alors viré les vigiles ! » Le lendemain, les CRS sont intervenus pour chasser les grévistes. « Nous obtenons un peu. Mais, surtout, nous étions une identité. Nous étions le monde du travail, nous battant pour une juste cause ! »

Un syndicalisme de lutte, offensif

Depuis l’absence de section syndicale avant 1968 jusqu’aux grandes luttes, tout a changé. « Au début pour la collecte des timbres syndicaux, cela se passait dans les bus de ramassage ou dans les vestiaires. On se serrait la main pour donner le timbre ; le lendemain, on se la serrait à nouveau pour payer sa cotisation. » Sur les chaînes, un véritable contre-pouvoir s’organise. Quand un chef accélérait la cadence, une pièce sur deux était sautée ce qui désorganisait la production. C’était vite la panique dans l’encadrement. Un rapport de forces s’établit alors avec les « grandes gueules » de l’atelier, aidées des délégués syndicaux. La hiérarchie était mise en échec. « Des grèves perlées étaient fréquentes face à l’intensification des cadences, on ne faisait pas les rendements ».

Pendant cette période, les expériences de contrôle des cadences ont été fréquentes dans d’autres entreprises de la région : à la Saviem, chez Jaeger ou Blaupunkt. Certains syndicalistes et militants révolutionnaires s’inspiraient de ce qui se passait chez Lip, des idées d’autogestion et de contrôle ouvrier4. La pratique syndicale est alors une pratique de terrain, avec de nombreuses « tournées sur les chaînes ». Les délégués sont proches des adhérents qui donnent souvent leur avis, les bulletins et les tracts sont fréquents.

L’unité syndicale ne se dément pas, même si les divergences subsistent : sur la formulation des revendications salariales, par exemple. À l’époque, ce débat a eu lieu dans de nombreuses entreprises. La CGT défend les augmentations en pourcentage ; la CFDT défend des augmentations uniformes, égales pour tous, à l’instar de la Ligue communiste révolutionnaire et de l’Organisation communiste Révolution ! Les débats sur les revendications sont tranchés par des assemblées générales démocratiques et souveraines qui décident de la conduite du mouvement.

Les femmes sont très actives dans la lutte. Elles n’hésitent pas à manier le fer à souder pour bloquer les grilles. Elles ont parfois du mal à imposer leur parole en assemblée du personnel face aux hommes. Elles jouent un rôle déterminant dans la conduite de la lutte, en particulier à Argentan, avec Marie-Gisèle Chevalier (CFDT)5 ,

Maguy Lalizel s’investit à fond dans la commission femmes de la CFDT pour que les revendications de celles-ci soient pleinement prises en compte. Le travail à la maison, la garde des enfants, la contraception, les violences faites aux femmes sont autant de thèmes qui sont ensuite relayés en délégation du personnel... Maguy constitue une équipe avec Marie-Claude Prodhomme, Monique Liédot et Monique Guéranger. Des commissions syndicales femmes existent dans d’autres entreprises de la région, par exemple dans la santé. Des contacts sont établis avec les « groupes femmes » impulsés par la LCR ou l’OCR sur la région. L’influence du Parti communiste est marquée dans la CGT, tandis que dans la CFDT, la LCR a un écho sur Alençon et l’OCR sur Cormelles-le-Royal.

Le choc du 11 Septembre 2001

La fermeture du groupe a été annoncée le jour de l’attentat du 11 septembre contre Manhattan. « C’est comme si le ciel nous était tombé sur la tête ! Les 3 600 salariés dans les usines sont figés, horrifiés ». Les Moulinex développent alors la mobilisation sur chaque site. Grèves, défilés dans les villes, collectes, actions de popularisation se succèdent avec un soutien massif de la population bas-normande. Des opérations « escargot » ont lieu sur les périphériques. Des pièces de produits électroménagers sont jetées en ville, en particulier à la préfecture. Des repas solidaires sont organisés avec un « resto improvisé » surnommé par les grévistes « chez Mimile », autour des feux de la colère.

Pendant plusieurs semaines, la résis-tance s’organise. Mais la direction parvient à imposer sa décision de fermeture, provoquant un choc terrible dans toute la Basse-Normandie. Ce traumatisme s’ajoute à celui de la fin de l’usine sidérurgique de la SMN (Société métallurgique de Normandie) en 1993. « C’est une importante casse sociale, morale et humaine, dans une entreprise qui s’était modernisée et dans laquelle on demandait toujours plus d’efforts aux travailleurs. Les dirigeants, eux, s’en sont très bien sortis et ont été très bien recasés… » Pour autant, les liens tissés dans les mobilisations sont précieux pour continuer la lutte après la fermeture.

La lutte continue !

Après leur licenciement, les ex-Moulinex se mobilisent, sous l’impulsion de militants, comme Jean-Louis Jutant et Maguy Lalizel, du syndicat Sydis, ou de la CGT, comme Lionel Muller. Ils vont constituer une association: l’Association pour l’insertion des chômeurs de Moulinex (Apic mx). Puis : Accompagner, professionnaliser, insérer, créer. Avec, toujours, MX pour Moulinex ! Elle occupe une partie des anciens locaux de l’usine de Cormelles-le-Royal, le magasin de vente d’appareils, le site où travaillait Maguy avant la fermeture.

L’association compte 917 adhérents. Ceux qui ont retrouvé du travail continuent à en faire partie. Ils se retrouvent chaque jeudi et prennent des congés, comme au temps de l’usine, tous les mois d’août. Le lieu est devenu le centre de la solidarité ouvrière. Personne ne doit rester isolé. Il faut soutenir ceux qui ont été cassés psychologiquement par la fermeture ou physiquement par le travail à la chaîne et que l’on a jetés après 30 ans d’usine. On y aide les enfants du personnel. C’est aussi un lieu où l’on continue de lutter de plusieurs façons : en menant les batailles juridiques pour faire valoir ses droits et constituer des dossiers et ne rien lâcher ; en participant au mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP) ; en créant un projet de Scop6 pour le développement durable. Ou encore en développant une expression ouvrière au travers du théâtre et d’ateliers d’écriture qui ont donné naissance à un ouvrage collectif : Nous ne sommes pas une fiction7. Sur d’autres sites de Moulinex en Basse-Normandie, les ex-salariés ont également impulsé des associations.

La victoire de 2009 est le produit de tout ce travail collectif et solidaire. « Ne rien lâcher, continuer. » Les ex-Moulinex montrent qu’il est possible de gagner, d’opposer la solidarité des salariés à un système qui brise les individus au profit d’une infime minorité de profiteurs, actionnaires du CAC 40.

André Delorme

« Dernière minute : les administrateurs judiciaires de Moulinex se pourvoient en cassation contre la décision de la cour d’appel, ce qui relance, au moins pour un an, la procédure judiciaire au détriment des salariés dont certains sont en fin de droits.»

1. Description faite par une correspondante, parue dans le numéro 10 de Avant garde jeunesse organe de la Jeunesse communiste révolutionnaire, février-mars 1968.

2. Ancienne ouvrière et syndicaliste chez Moulinex à Cormelles-le-Royal, près de Caen (Calvados), elle anime aujourd’hui l’association Apic-MX. Les citations suivantes sont également de Maguy Lalizel.

3. Tout est à nous ! La revue mensuel n° 2 : « L’imagination au pouvoir, ton patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui ».

4. Lire dans Critique communiste n°186 sur Mai 68: « 68 à Caen, une radicalité d’avant-garde » par André Delorme.

5. Interview dans Rouge, hebdomadaire de la LCR, 17 septembre 2007.

6. Entreprise collective dont les associés sont majoritairement les salariés.

7. Nous ne sommes pas une fiction, Éditions La Mesure du possible, 2007.