Publié le Samedi 9 octobre 2010 à 15h17.

Georges Charpak, un militant ami des sciences

Georges Charpak, prix Nobel de physique en 1992, est mort le 29 septembre dernier. Au-delà de sa carrière de physicien, il était resté fidèle à ses engagements de jeunesse et nous nous sommes souvent retrouvés côte à côte, notamment dans le soutien aux sans-papiers. Faut-il obtenir le prix Nobel pour qu’une vie devienne intéressante ? Charpak lui-même en doutait, étonné qu’il se trouve « sommé de s’exprimer sur tout ». « Sur tout » peut-être pas ; mais sur beaucoup de combats qui nous sont communs, oui. Et pas en tant que physicien, mais comme militant. Lorsqu’il a 7 ans, sa famille juive arrive en France de la lointaine Ukraine (une partie considérée comme polonaise à l’époque). Immigrée, et… clandestine ; sans papiers comme on dit maintenant. Monsieur Besson, c’eût été dommage d’expulser le petit Georges, vous ne trouvez pas ? Pas religieuse, un (tout petit) peu trotskiste, la famille éduque le futur Nobel. Puis viennent l’engagement dans la Résistance, les Jeunesses communistes. La prison d’Eysses où un aîné, là encore féru de Trotsky, mais surtout scientifique, l’initie aux « mathématiques modernes ». Et le camp de Dachau, d’où l’on revient difficilement. Lui en revient et, pas dupe, sait que c’est cette carte de résistant qui est pour beaucoup dans la possibilité qui lui est donnée de faire carrière dans les sciences. Une histoire proche d’un autre Nobel célèbre, le biologiste François Jacob. Puis vient 1956, les chars soviétiques qui écrasent la révolte ouvrière hongroise, et l’éloignement définitif du PCF. Comme d’autres, il a gardé de cette époque une saine horreur de l’embrigadement dans les partis. Mais contrairement à tant d’autres aussi, tous ces engagements de jeunesse fondamentaux sont restés intacts. Ni proche ni loin du NPA et du courant que nous représentons, il fut quand même lors de nombreux combats à nos côtés, contre l’agression américaine au Vietnam, pour les dissidents soviétiques et plus tard, pour les sans-papiers. Une trajectoire militante à saluer donc, déjà, en tant que telle. Mais qui se combine à la physique et au Nobel. Pas n’importe quelle physique. Celle, relativement peu valorisée, des instrumentistes. Bien sûr, quand il dit de lui-même qu’il fit « du bricolage », il faut en prendre et en laisser. Déjà parce qu’il précise qu’il était « incapable de réparer une prise électrique mais inégalable lorsqu’il s’agit d’échafauder une théorie pour dire pourquoi elle ne marche pas. » Et au niveau où il travaillait, de la théorie, il en faut pas mal. Je n’ai pas souvenir d’un autre Nobel attribué pour la seule résolution d’un problème pratique décisif. Étudier la structure élémentaire de la matière, c’est l’objet des grands accélérateurs où on envoie des particules se percuter à grande vitesse. Mais ensuite bonjour la difficulté pour recueillir et analyser les produits. Charpak imagine des systèmes de fils sous tension, qui récupèrent un nombre très élevé d’événements et rend possible un traitement informatique automatisé. Bingo pour ce « théoricien raté » comme il se présentait. Un combat pour rendre la science accessible au plus grand nombre Au croisement de cet esprit pragmatique et de l’engagement citoyen, il y a ensuite le combat entamé pour la propagation de l’esprit scientifique. Avec chez lui la certitude que « seule la science peut constituer l’outil indispensable pour déjouer les méfaits de la science ». D’où une lutte inlassable contre le « tout se vaut », les charlatans et l’irrationalité qui « empoisonnent la sérénité du jugement ». Ici, il faut bien sûr parler de son combat en faveur de l’énergie nucléaire civile, comme récemment dans Libération du 10 août 2010 (avec J. Treiner et S. Balibar) : « La seule source massive d’énergie ne dégageant pas de gaz carbonique est la fission à l’œuvre dans nos centrales nucléaires actuelles. On sait qu’elle deviendra durable lorsqu’on passera à la 4e génération de centrales (G-IV), laquelle transformera les déchets actuels en combustible et fournira ainsi de l’énergie propre pour au moins cinq mille ans. » On a le droit évidemment de ne pas partager cet enthousiasme prophétique, et le débat avec lui à ce sujet a toujours été vif. L’autre élément fondamental est qu’il ne considérait absolument pas que ce débat puisse rester entre spécialistes. Bien au contraire, toute la fin de sa vie fut consacrée à populariser « le doute, le scepticisme, la curiosité » dès l’école primaire, avec le programme « La main à la pâte ». Plutôt que de cultiver l’étrangeté de la science, en garder le mystère mais le mettre à la portée de la pratique et de la pensée des enfants. Importé des ghettos de Chicago, travaillé par Charpak et ses collègues, le projet touche maintenant près du tiers des écoles primaires du pays. Alors que la physique devient chaque jour plus ésotérique, presque impossible à expliquer et à partager ; qu’en conséquence les vocations scientifiques s’effondrent ; que le règne des « experts » peut s’imposer sans partage, il faut dit-il donner à tous la certitude de l’accessibilité des démarches scientifiques. Il en va, c’est vrai, de la possibilité du fonctionnement démocratique de nos sociétés. Samy JohsuaG. Charpak, Mémoires d’un déraciné, physicien et citoyen du monde (Odile Jacob).