En 1968 la société apparaît bloquée, alors qu’elle ne demande qu’à évoluer. La nuit des barricades étudiantes du 10 mai va mettre le feu aux poudres. Les organisations syndicales sont obligées de réagir et d’organiser le 13 mai une journée de grève et de manifestations dans tout le pays afin de protester contre les violences policières. Le succès est considérable : des centaines de milliers de personnes à Paris, 450 manifestations en France. Des mots d’ordre hostiles à De Gaulle fleurissent : « De Gaulle aux archives » « Dix ans ça suffit ».
« Ce qui intéresse encore, ce ne sont pas les cendres de Mai 68, mais ses braises, les résurgences des possibles vaincus et refoulés. »
Daniel Bensaïd
Sans consignes syndicales, des grèves spontanées éclatent à l’initiative de jeunes ouvriers, dès les 14 et 15 mai :
- grève et occupation à Sud Aviation Nantes avec séquestration des cadres et du patron,
- grève avec occupation à Renault Cléon, « consignation » de la direction,
- grève aux chantiers navals de Bordeaux, NMPP, Claas, Filatures dans le Nord…
Le 16, quand Renault Billancourt se met en grève, 200 000 travailleurs sont en grève, une cinquantaine d’usines sont déjà occupées, surtout en province.
À partir du 16 mai, la CGT engage à l’action « responsable » : « les comptes en retard doivent être réglés », tout en prenant rapidement le virage qui s’impose pour contrôler le mouvement.
La progression de la grève dans le pays est très rapide. 200 000 grévistes le 17,2 millions le 18 mai, entre 6 et 9 millions le 22 mai (il y a 15 millions de salariés). C’est deux ou trois fois plus qu’en 1936, un chiffre jamais atteint. Plus de 4 millions seront en grève, trois semaines, plus de 2 millions en grève, un mois : 150 millions de journées de grève dans les statistiques.
Un mouvement clef dans l’histoire des luttes de classe.
Cette grève générale est bien plus qu’une journée d’action qui dure. Plus de pointeuse, plus de chefs, plus de travail abrutissant : l’oppression quotidienne disparaît. Le rapport entre les hommes prend le dessus, la parole se libère. On discute partout de tout avec tout le monde, dans l’usine occupée, bien sûr, mais aussi dans son quartier, dans la rue.
Cette grève touche tous les salariéEs. La France de 1968 est majoritairement urbaine (ce qui n’était pas encore le cas en 1936), et le salariat représente plus de 75 % de la population active. Toutes les catégories sont concernées, les ouvriers, les employés, les cols blancs, les cadres, mais aussi les footballeurs, les comédiens, la justice… c’est un mouvement social généralisé.
Les jeunes ouvriers jouent un rôle décisif dans le déclenchement de la grève. A contrario, plus elle est tardive, plus le poids syndical est déterminant.
Les revendications formulées, parfois anciennes, visent le plus souvent à « solder les comptes », mais l’organisation du travail aussi est mise en cause.
L’occupation est généralisée, moins joyeuse qu’en 1936, plus active.
Les plus nombreuses sont celles organisées par la CGT avec le maintien en état de l’outil de travail, des AG, des bals populaires, et la solidarité qui s’organise avec les commerçants ou les paysans pour le ravitaillement. C’est aussi le moyen de garder le contrôle sur les grévistes, contre les « étudiants gauchistes» et d’éviter les échanges en dehors de structures syndicales. C’est ainsi que la délégation intersyndicale de Renault Flins a dû négocier plusieurs jours pour entrer à Renault Billancourt et rencontrer ses camarades !
D’autres, plus rares, sont organisées sur le modèle étudiant, avec des commissions pour discuter ensemble, réfléchir à comment travailler autrement (LIP par exemple). C’est alors un lieu de parole fructueux.
L’occupation, si elle a une dimension symbolique de prise de pouvoir sur l’outil de travail, si elle maintient la mobilisation et permet de lutter efficacement contre les jaunes, a comme défaut majeur, en fixant les grévistes, d’être un obstacle pour les échanges avec les jeunes, les autres secteurs en lutte.
Les comités de grèves, quand ils existent, sont composés de syndicalistes et rarement de non-syndiqués. Ce sont le plus souvent des intersyndicales, des réunions de responsables sans mandat des salariés. Une étude dans le Nord-Pas-de-Calais indique que s’ils ont existé dans 70 % des cas, ils n’ont été élus que dans 14% des situations et n’étaient révocables par l’assemblée des grévistes que dans… 2 % des cas seulement. Malgré cela, dès le 17 mai, Séguy2 confirme le refus de coordonner les comités de grève existants, et toutes les tentatives se heurteront à un échec. Sauf à Nantes où des syndicalistes créent un comité central de grève afin d’assurer le fonctionnement de certains services indispensables : distribution de fioul ou de bons d’essence, ramassage des ordures ou organisation de points de vente de produits de première nécessité pour les grévistes et leur famille.
Il existe dans un certain nombre d’endroits des comités d’action, regroupant les travailleurs les plus combatifs, les salariés les plus sensibles au modèle étudiant… qui ont souvent une dynamique antisyndicale.
Il n’y a pas ou très peu d’exemples de contrôle ouvrier, à part celui du CEA à Saclay, les plus fréquents concernent des secteurs particuliers, la presse, les hôpitaux.
Les assemblées générales sont des lieux d’information plus que de discussion.
Par son ampleur et sa durée, la grève provoque une véritable crise politique
Lorsque les syndicats acceptent le 25 mai la négociation de Grenelle sous l’arbitrage du gouvernement, ce qui permettait à De Gaulle de sortir de l’impasse, en lui redonnant une légitimité au moment où il était le plus contesté, il n’y pas d’opposition aux négociations.
C’est dans la volonté de ne pas arrêter la grève que va se manifester l’opposition des ouvriers au marchandage routinier de la négociation.
La reprise est difficile. L’État fait un effort pour remettre en marche les entreprises qui dépendent de lui, les charbonnages, EDF, la RATP ou la SNCF. La décrue est lente : il y a encore 6 millions de grévistes le 5 juin, 3 millions le 10, plus d’un million le 15 juin. À Renault Billancourt le travail ne reprend que le 17 juin.
Le conflit devenu minoritaire, est aussi plus dur face à la résistance des patrons. Du 7 au 10 juin, ouvriers et étudiants se retrouvent au coude à coude à Flins. Il y a un mort, un jeune qui se noie en essayant d’échapper aux flics. Le lendemain, de véritables émeutes éclatent à Sochaux autour des usines Peugeot. Deux ouvriers trouvent aussi la mort. La CGT ferme les yeux, pressée d’en finir…
Tout était-il possible ?
Mai-juin 1968 n’était pas une situation révolutionnaire : même si le gouvernement a vacillé, ceux d’en haut ont gardé le pouvoir et ceux d’en bas, même très mobilisés, étaient loin de le leur arracher et surtout de le remplacer par quelque chose d’autre.
Pour autant, ne peut-on pas affirmer que la grève générale de 1968 est sous certains aspects la première grève générale du xxie siècle ?
Elle montre que dans un pays capitaliste avancé, un mouvement qui touche toutes les couches des salariés, qui atteint l’autorité, l’État, qui déborde la légalité bourgeoise est possible.
C’est aussi une leçon : à elle seule, la grève générale, même d’une puissance colossale, ne peut offrir un débouché susceptible de changer durablement la situation.
Comme le disait Ernest Mandel quelques temps après : « Pour qu’une grève de 10 millions d’ouvriers en France puisse vraiment réussir, il ne suffit pas qu’il y ait un état-major de 15, 20 dirigeants géniaux au sommet, il faut aussi qu’il y ait une association maximum du plus grand nombre de combattants à la direction de cette grève, et ce à tous les niveaux ; c’est comme cela que nous voyons surgir des organismes de dualité de pouvoir et aussi la possibilité d’une victoire de la révolution socialiste [...] à savoir une organisation à laquelle le maximum de travailleurs, de gens du peuple est associé immédiatement, directement, sans division du travail, à la gestion quotidienne de leurs affaires. »
Patrick Le Moal
1. 1968, fins et suites Daniel Bensaid et Alain Krivine éditions La Brèche
2. En 1968, Georges Séguy était secrétaire général de la CGT et membre du bureau politique du PCF.