Publié le Dimanche 23 janvier 2011 à 16h43.

1848, au commencement était l’espoir… (par Maurizio Gribaudi et Michèle Riot-Sarcey, Contretemps n°6)

Après la publication de notre ouvrage 1848, La Révolution oubliée 1, certains critiques se sont étonnés de son titre: les historiens n’auraient aucunement oublié 1848. Effectivement la Deuxième République a fait l’objet de nombreux récits et commentaires. Mais, en l’absence d’une inscription des rêves et des expériences populaires, la mémoire ouvrière fut enfouie sous les décombres de la république tout court, dont l’histoire écarta le foisonnement des significations inédites issues de la révolution. Dans un livre fameux, dont l’influence a marqué plusieurs générations, Maurice Agulhon a pensé la Révolution de 1848 comme un moment d’apprentissage d’une république dans l’univocité de sa réalisation. Incontestablement, du point de vue de la représentation politique, il s’agit d’une période d’apprentissage du gouvernement des hommes. Ce faisant, l’ouvrage inscrit un moment glorieux et tragique de l’histoire française dans un processus de développement d’un modèle unique de république concrètement réalisable. Or, de notre point de vue, la Révolution de 1848 et l’ensemble d’expériences accumulées – entre l’élan d’enthousiasme de février et la répression de juin –, sont irréductibles au dispositif républicain qui triomphe à la fin du siècle. La pertinence de l’histoire républicaine traditionnelle repose sur la certitude de rendre compte de la volonté d’une majorité d’électeurs. En effet, pour la première fois dans l’histoire de France, par l’exercice d’un suffrage dit universel (les femmes n’ont pas accès aux droits politiques), les citoyens ont élu, à près de 80%, une chambre de représentants modérée et conservatrice, conformément aux souhaits apparents d’une population rurale très largement majoritaire et tenue sous influence par les notables de province. Mais, outre la nécessité d’analyser les conditions d’adhésion à une république dépourvue de ses «oripeaux révolutionnaires», et à rebours de cette vision téléologique de l’histoire, nous avons souhaité, à la manière de Benjamin, reconstituer des fragments d’expériences qui, ponctuellement, ressurgissent dans l’histoire conflictuelle de notre temps. Les déchets amoncelés sur la scène de 1848 – dont les archives ne conservent qu’une faible partie – nous donnent à voir des éléments de la mémoire ouvrière dont les aspérités ont été subsumées par l’histoire socialiste, autre forme d’histoire téléologique. En écartant de son récit tout ce qui était le réel de l’utopie 2, où s’entremêlent communisme, christianisme, féminisme avant la lettre, et aspiration à l’autonomie ouvrière, cette histoire n’est parvenue qu’à transmettre des schémas idéologiques véhiculés par les seuls porte-parole des classes ouvrières. Et, du même coup, la diversité des visions du monde est restée longtemps non identifiée.

1848, avant d’être une période d’apprentissage d’une certaine forme de république, est d’abord la fin d’un rêve sociétaire. Ou plutôt la fin de rêves multiples. Ce qui fut une véritable catastrophe pour tous les acteurs qui, un temps, ont cru possible la transformation de leur vie au quotidien, et dont les héritiers assistent, impuissants, à l’ensevelissement des espoirs mûris au cours de la première moitié du siècle. Comme rarement dans l’histoire, les premières décennies du XIXe siècle ont été des années de conflits et d’inventions au cours desquelles l’esprit de la liberté a fait face à la censure et à la répression. Les violentes secousses, provoquées par la Révolution et l’Empire, se propagent jusqu’à la monarchie de Juillet, en innervant de tensions l’ensemble de la société française. Loin des catégories aisément identifiables, la multiplicité d’expériences, de pratiques et d’images touche tous les niveaux de l’espace social. Imaginations et pratiques, riches de nouveautés, dialoguent entre elles et dessinent, malgré les crises, des projets inédits, aujourd’hui oubliés.

Déclenchée par hasard, la révolution de février semble autoriser l’épanouissement des idées les plus inventives. La perspective d’une république «démocratique et sociale» s’impose sur les barricades et sous la pression des foules ouvrières qui encerclent l’Hôtel de Ville. Mais l’idée ne résiste pas aux peurs et aux provocations violentes des hommes d’ordre, devenus farouchement réactionnaires, mais engoncés dans des accoutrements républicains tant ils étaient assurés du vote de la population rurale.

La répression sanglante de juin non seulement clôt à jamais l’expérience révolutionnaire, mais entraîne dans l’oubli les pensées les plus novatrices d’un socialisme et d’un communisme fondus dans la république au sein de laquelle la liberté individuelle se conjuguait avec l’organisation collective.

L’éclosion des rêves

Pourtant au commencement était l’espoir. Malgré la réaction, et peut-être à cause de sa présence, sous l’impulsion d’un besoin vital, les années de la Restauration s’étaient ouvertes à l’expérimentation et à l’imagination. Sur le front de la science et de la culture, un questionnement aussi vaste qu’inédit cherche à saisir le réel dans sa complexité. Les mêmes interrogations se retrouvent dans le champ de la médecine, de la physique, de la chimie, comme de la philosophie. Dans ce dialogue, se croisent au moins deux générations. Celle de la Révolution qui a participé activement aux débats sur la réforme de l’enseignement, à l’éphémère Ecole normale de l’an III, à l’expédition scientifique d’Egypte: Pierre-Simon Laplace, Charles Fourier, Geoffroy de Saint-Hilaire, François Broussais. Et la génération née sous la Révolution, dont l’appréhension du réel passe par l’expérience romantique et le rapport à la nature, vue comme un tout organique et vital, un ensemble plein dont il importe de dévoiler les règles et les mécanismes. Des trajectoires aussi éloignées que celles de Victor Cousin, Auguste Comte, Le Play, Pierre Leroux trouvent leur origine et s’inscrivent dans cette ouverture théorique et méthodologique. L’ensemble rencontre les artistes et les poètes réunis dans les cénacles de Nodier, d’abord, puis de Hugo, ensuite. Chez les Nodier, dès 1824, à l’Arsenal et à partir de 1827, chez les Hugo, rue Notre-Dame-des-Champs, on remarque Alexandre Dumas, Alphonse de Lamartine, Charles-Augustin de Sainte-Beuve, Alfred de Musset, Emile et Antony Deschamps, Prosper Mérimée, Honoré de Balzac, Eugène Delacroix. L’ouverture semble infinie dans ces années d’exception et d’instabilité politique. En 1824, Paul Dubois et Pierre Leroux lancent Le Globe. Patronné par des personnages tels que Royer-Collard, Guizot, Cousin et Villemain, l’hebdomadaire littéraire devient immédiatement un carrefour des confrontations, des débats philosophiques et politiques de la jeunesse libérale. Parmi les collaborateurs, on retrouve Sainte-Beuve, Ampère, Thiers, Rémusat, Duvergier de Hauranne, Tanneguy-Duchatel.

Les perspectives apparaissent d’autant plus vastes que les réformateurs, utopistes malgré eux, envisagent l’amélioration de l’humanité tout entière. Saint-Simon entrevoit la révolution industrielle à travers le progrès technique, comptant sur l’alliance des artistes et autres ingénieurs avec le monde ouvrier. Fourier, surtout, dont la pensée, plus foisonnante, semble incarner les désirs les plus fous du moment, projette une société radicalement nouvelle, fondée sur l’attraction et non plus sur les contraintes. Dans ce bruissement d’imagination, où se mêlent les souvenirs des vétérans de l’armée napoléonienne, l’admiration des poètes, les passions romantiques, se déploie l’esprit de liberté que le congrès de Vienne, en 1816, n’est pas parvenu à tarir. Du soutien aux libéraux espagnols à la lutte d’indépendance grecque, les Byron anonymes se retrouvent aux côtés des combattants pour la liberté. C’est dans ce creuset que l’expérience sociale des ouvriers se développe. Elle porte en elle le souvenir de 1789, et aussi les récits des champs de bataille et des routes empruntées par la Grande Armée. Pour la première fois, en effet, le peuple accède au statut d’acteur de l’histoire.

Peu à peu les têtes se redressent. La prise de conscience de la valeur réelle du travail effectué s’empare des esprits. Cette conscience s’exprime quotidiennement dans les rapports avec les maîtres et les fabricants, dans des organismes comme les prud’hommes, demandés par les patrons mais progressivement occupés par la parole ouvrière. «La classe la plus nombreuse et la plus pauvre», selon l’expression de Saint-Simon (1822), fait son entrée dans l’histoire. Liberté de travail, juste prix et droit d’association sont les demandes qui ressortent, notamment, dans le récit légué par Jacques Etienne Bedé, ouvrier tabletier parisien, du long conflit qui l’oppose, avec ses camarades, aux nouveaux maîtres qui contrôlent la production de chaises dans la fabrique parisienne. Nous ne sommes qu’en 1820, tout au début de la Restauration. Mais Bedé et ses camarades annoncent déjà – comme le rappelle si justement Remi Gossez –, «un type de militant ouvrier développé dès 1830 par le mouvement présyndical – avant que celui-ci ne s’épanouisse entre février et juin 1848» 3.

L’inscription des rêves

La ville de Paris semble être le berceau naturel de ces rêves. Elle les porte dans ses formes et contribue à les structurer.

Les grands boulevards dessinés sous l’Ancien Régime sur l’emplacement des anciens murs d’enceinte, sont devenus depuis la Restauration le centre incontesté de la vie mondaine et culturelle des élites. L’image de la nouvelle modernité parisienne s’esquisse dans ses rues. Les cafés, les théâtres, les passages regorgent d’une foule qui regarde et se regarde… Ces images iconiques, traduites dans des fantasmagories pour touristes, recèlent pourtant une partie de la réalité. En ces lieux se retrouvent la jeunesse saint-simonienne, les rédacteurs du Globe à la rencontre d’écrivains et artistes connus. Bourgeoisie et nouvelle aristocratie flânent sur les boulevards en étant installées, en retrait des bruits de la foule, dans les nouveaux quartiers de l’Ouestet du Nord-Ouest : Vendôme, la Chaussée d’Antin, Saint George, la Nouvelle Athènes et Poissonnière. Dans tous ces quartiers se côtoie une population de hauts fonctionnaires, de banquiers et d’entrepreneurs, mais aussi de journalistes, d’artistes et de courtisanes dont la vie n’est pas toujours joyeuse.

Au-delà de la perception des contemporains, le grand chamboulement se manifeste dans l’ancien centre de la ville. Entre 1801 et 1837, le vieux centre de la rive droite voit sa population croître d’un tiers: de 200000 à 300000 habitants. Cette augmentation spectaculaire est due aux grands mouvements de mobilité, favorisés, sinon permis, par la vente aux enchères des biens de l’église et des émigrés. Entre 1789 et 1818, au solde des dernières transactions, près d’un tiers des biens immobiliers parisiens a été vendu. Plusieurs immeubles, des églises, couvents et jardins font partie du lot. Tous ces biens, objet de la spéculation immobilière, sont progressivement reconvertis. En moins d’une vingtaine d’années, l’espace se transforme. Entre bricolage et construction planifiée, tout un maillage d’îlots se densifie et s’entremêle. Jardins, cours et poulaillers laissent la place à un lacis de maisons dans lesquelles s’installe une foule de plus en plus dense de fabricants, d’artisans, d’ouvriers et de commerçants en tout genre 4. Dans ces quartiers précisément – lieux de production et centres de sociabilité – s’éveillent les premières associations ouvrières. Pour qui sait voir, tous ces éléments dessinent les traits d’une modernité rêvée, bien différente de celle étalée sur les grands boulevards et dans les beaux quartiers. Par sa seule présence, un autre monde anime les tensions de la ville.

L’évolution des rêves

La Révolution de 1830 apparaît comme un premier moment d’épanouissement de toutes ces forces accumulées. «L’espèce de désordre anarchique qui suivit immédiatement la Restauration avait quelque chose qui ressemblait à la liberté»: c’est ainsi que George Sand évoque l’esprit du début des années 1830 5. Mais cette liberté entraîne avec elle, et très tôt, l’accroissement des tensions perceptibles dans la société française au cours des décennies précédentes. En 1831 la première révolte des canuts lyonnais – traumatique à bien des égards –, inaugure un cycle d’insurrections interrompu par les lois répressives de septembre 1835. Moins dramatique, mais significatif de l’état d’esprit du moment, le sac de l’Archevêché de Paris a fait craindre le pire. En 1832, l’insurrection, dite républicaine, autour de Saint Merry, apparaît terrible aux yeux de George Sand, effrayée par le sang qui coulait des portes de la morgue, tout près de son logement parisien. Enfin en 1834, la deuxième révolte des canuts lyonnais, violemment réprimée, dont les immeubles du quartier de Vaise ont longtemps gardé les traces, suivie de l’émeute parisienne marquée par le massacre de la rue Transnonain, persuade les gens d’ordre de devoir faire taire, en le poliçant, le peuple insurgé, décidément immoral: il a été apparenté aux anciens barbares parvenus à la destruction de la Rome antique. Pendant ce temps, les grèves se succèdent dans le centre de Paris, dont la population doit affronter, en 1832, un fléau dont elle se croyait indemne : le choléra, qui n’épargne aucune couche sociale. Casimir Perrier, président du Conseil, en meurt, en mai 1832. Plus de 18000 personnes sont décédées en six mois d’épidémie 6. Des mois durant lesquels d'interminables cortèges de charrettes chargées de cadavres traversaient la ville pour déverser leur chargement funèbre dans les cimetières de la périphérie. Le souvenir du choléra avec ses peurs, ses découvertes – de l’insalubrité à l’hygiène publique –, et surtout ses morts amoncelés contribuent à charger les mémoires d’images d’une ville inquiète, et dont les quartiers populaires trouveront peu à peu des mots pour dire cette diversité de craintes dont les romans-feuilletons se feront l’écho. Pour l’heure Balzac et Sand placent ces premières années de la monarchie de Juillet sous le signe d’un vent de folie qui traverse la ville. Une folie qui devient délire dans les jours du Carnaval:

«Depuis 1830 le carnaval a pris à Paris un développement prodigieux qui le rend européen et bien autrement burlesque, bien autrement animé que feu le carnaval de Venise. […] Quoi qu'il en soit, le mois de mars prodiguait alors ces bals où la danse, la farce, la grosse joie, le délire, les images grotesques et les railleries aiguisées par l'esprit parisien arrivent à des effets gigantesques» 7.

Peu à peu le vent s’apaise et la monarchie trouve ses marques à l’ombre des lois de septembre. Les rêves utopistes s’estompent: les saint-simoniens se sont débarrassés du fardeau de la «femme libre» pour se consacrer à la révolution des chemins de fer. Après juillet, l’espace saint- simonien se fragmente. Une partie de ses adeptes collabore avec le nouveau pouvoir, ouvert à l’entreprise et aux grands capitaux, les autres, après l’expérience de l’Orient et l’aventure égyptienne, se dispersent ou se tournent vers le mouvement fouriériste, tout en gardant un réseau efficace au service de la communauté tout au long du XIXe siècle. Du côté fouriériste, sous la direction de Victor Considerant, le réalisme politique l’emporte sur les folies du maître, l’illitéré, comme il lui plaisait de se nommer lui-même. Mais l’esprit du fondateur d’une société organisée en fonction des passions humaines n’est plus. Dans la traduction du disciple, la pensée de Fourier s’assèche. Réduite à la dimension de modèle sociétaire fonctionnel, elle perd son souffle vital et sa puissance volcanique qui retiendront plus tard l’attention de Walter Benjamin, mais gagne en crédibilité auprès des contemporains. Dans la perspective scientifique, la configuration a aussi changé: la fissure entre adeptes du complexe et empirisme de la réduction s’élargit davantage. La fameuse controverse, qui opposa en 1830 le dynamisme de Geoffroy de Saint-Hilaire au fixisme de Cuvier, en avait dévoilé l’existence 8. Elle s’amplifie au cours des années. Malgré la présence de projets importants, tels ceux de Le Play (premières monographies) ou de Pierre Leroux et Jean Reynaud (Encyclopédie nouvelle), le champ institutionnel efface peu à peu les complexités d’une science en pleine évolution. L’élan créateur et critique se retrouve cependant dans les travaux des peintres, des écrivains et des artistes en général: de George Sand aux petits romantiques, de Balzac au jeune Courbet. Les années 1840 marquent un véritable tournant. Tandis qu’Adolphe Thiers entoure Paris d’un mur d’enceinte, les travaux des républicains socialistes sont accueillis avec enthousiasme, respect ou méfiance selon les milieux sociaux, tous suscitent commentaires et débats. Parmi eux, L’Organisation du travail de Louis Blanc, le Voyage en Icarie d’Etienne Cabet, et Qu’est ce que la propriété? de Pierre Joseph Proudhon. Enfin le grand mouvement de grèves, qui mobilisent tous les corps de métiers, engendre davantage la peur des nantis que le premier banquet communiste de Belleville. N’empêche que cette nouvelle perspective sociale, novatrice, utopique s’il en est, focalise les peurs d’une partie des classes aisées. Heinrich Heine, observateur critique des frilosités des Français, s’en fait l’écho:

«[…] Comme toujours la révolution attend une initiative parlementaire. La roue effroyable se mettrait alors de nouveau en mouvement, et nous verrions cette fois s'avancer un antagoniste qui pourrait bien se montrer comme le plus redoutable de tous ceux qui sont jusqu'ici entrés en lice avec l'ordre existant. Cet antagoniste garde encore son terrible incognito, et il réside comme un prétendant nécessiteux dans ces sous-sols de la société officielle, dans ces catacombes où, au milieu de la mort et de la décomposition, germe et bourgeonne la vie nouvelle. Communisme est le nom secret de cet adversaire formidable qui oppose le règne des prolétaires dans toutes ses conséquences au régime actuel de la bourgeoisie. Ce sera un épouvantable duel. Comment se terminera-t-il? C'est ce que savent les dieux et les déesses dont la main pétrit l'avenir. Pour notre part, nous savons seulement que le communisme, bien qu'il soit peu discuté à présent, et qu'il traîne son existence souffreteuse dans des mansardes cachées sur sa couche de paille misérable, est pourtant le sombre héros, à qui est réservé un rôle énorme, quoique passager, dans la tragédie moderne, et qui n'attend que la réplique pour entrer en scène 9

«La bourgeoisie de France elle-même est possédée du démon de la destruction, et bien qu'elle ne redoute pas précisément la république, elle a cependant une peur instinctive du communisme, de ces sombres compagnons qui, semblables à des rats, sortiraient en foule envahissante des débris du régime actuel. Oui, d'une république dans l'ancien genre, même d'un peu de terrorisme à la Robespierre, la bourgeoisie française n'aurait pas grand'peur […]. Mais ces boutiquiers pressentent d'instinct, comme je l'ai dit, que la république ne serait plus de nos jours l'expression des principes de 89, mais seulement la forme sous laquelle s'établirait un nouveau et insolite régime de prolétaires, avec tous les dogmes de la communauté des biens 10

Ainsi, le regard porté sur la société par les observateurs bourgeois se transforme. Un bon indice en est donné par l’abondante littérature hygiéniste qui devient progressivement littérature morale. Car ce ne sont plus seulement les maisons et les quartiers populaires qui semblent malsains, mais aussi, progressivement, leurs habitants: la maladie n’est plus dans les immeubles, mais dans la population. Dans Paris, le fossé entre les classes s’élargit. Le centre ouvrier commence à faire peur. La modernité est circonscrite aux nouveaux quartiers de l’Ouest, où les dames paradent sur les grands boulevards, entre la Madeleine et Bonnes Nouvelles. Rien, cependant, n’est stabilisé. L’espace des possibles n’est pas borné par l’horizon des bien-pensants. Si la ville bourgeoise et la ville ouvrière se séparent sous l’œil des observateurs et des savants conservateurs, les points de rencontre restent nombreux. Même physiquement, les différentes couches sociales continuent à se croiser et à se toiser. Les mésalliances et la mobilité sociale, si désirées par George Sand, semblent accessibles.

Février 1848 et le rêve d’une république démocratique et sociale

Soudainement, les journées de février 1848 libèrent les germes de contestation disséminés au cours des décennies précédentes. Tous les témoignages propagent les mêmes images d’émotions, de bruits et de rumeurs, mais aussi d’angoisses. L’enivrement des émeutes, la couleur du sang, l’odeur des cadavres, le fracas des canonnades: les enthousiasmes et les représentations étonnantes de promiscuité sociale s’étalent au grand jour. Lors de ces journées de combat, Paris se retrouve face à des perspectives de bouleversements, tout juste imaginées jusqu’alors. Tout éclate, on le sait, presque par hasard. Le 22 février, après l’interdiction d’un banquet de l’opposition, une foule dense et bariolée se concentre autour de la Concorde, lieu fixé par la convocation. La troupe est partout et plusieurs échauffourées éclatent. On dresse, ici et là, des barricades. Mais rien ne laisse encore présager ce qui va arriver. Le 23, Paris s’éveille dans une atmosphère électrique. Plusieurs cortèges sillonnent la ville. Des accrochages ont lieu tandis que s’élèvent de nouvelles barricades. Petit à petit, apparaissent les acteurs du drame. Les ouvriers et les artisans, ceux du centre et ceux des faubourgs; la jeunesse des écoles, présente dès le 22, avec les polytechniciens au premier rang; les bourgeois en redingote ou sous l’uniforme de la garde nationale, laquelle passe, progressivement et massivement, à l’opposition. Rien, cependant, n’est encore décidé. Le roi a congédié son ministère et se voit rassuré. Tout bascule le soir même à 21h30, boulevard de Capucine. Une foule énorme et presque festive se presse face au ministère des Affaires étrangères. Il y a bousculade et la troupe tire faisant plusieurs dizaines de morts que la foule hissera sur un char pour les promener, la nuit venue, tout au long des boulevards, sous la pluie et à la lueur des torches.

Les sources iconographiques et les récits sont impressionnants 11. Comme si plusieurs décennies d’histoire se condensaient dans les évocations de cette promenade nocturne dont les lacis de la ville se font l’écho. Deux jours d’intenses combats suffisent pour assister à l’effondrement du règne de Louis-Philippe. Pour la première fois, l’ensemble de la population parisienne s’est engagé et peut revendiquer la victoire. Le soir du 24 février, après le départ du roi et la déclaration du gouvernement provisoire, la multitude se presse devant l’Hôtel de Ville. L’espace républicain est instable, fragmenté. La presse d’abord s’active. Au centre, les hommes du National entrés en force dans le gouvernement provisoire. A gauche, les représentants de La Réforme imposent un gouvernement républicain après avoir écarté les propositions d’une régence. L’intervention énergique de Ledru-Rollin à l’Assemblée nationale a été décisive. Entouré d’artistes, d’intellectuels et de citoyens ouverts à la question sociale, Ledru-Rollin dispose, présentement, du soutien de nombreux ouvriers et artisans parisiens. A leurs côtés, mais en marge, les républicains des sociétés secrètes, actifs dans les principaux combats depuis la Restauration. Des hommes tels Caussidière et Lagrange ont acquis une grande réputation, à Lyon, avec les canuts. Raspail et Blanqui, hommes des conspirations, quant à eux, sont prêts au sacrifice, au service d’une république bien évidemment sociale. Fortement encadrés, peu nombreux, ces républicains, surnommés les «montagnards», occupent la préfecture en imposant à sa tête Caussidière. Au-dessus des partis, dans une position d’observateur lucide et conciliant, Lamartine, poète, historien, homme politique et aussi grand rhéteur, est l’homme du moment. Enraciné dans le courant romantique, son républicanisme est peut-être celui qui est le plus proche des rêves ébauchés au cours des années 1820. Derrière lui, toute la fraction modérée de la société parisienne qui ne parvient pas à s’identifier aux hommes du National, encore moins à ceux de La Réforme, et qui redoute avant tout les républicains des sociétés secrètes. Mais les protagonistes inattendus de 1848 sont les ouvriers et leurs associations. Sans organisation préalable, ils se retrouvent en masse dans les rues pour monter les barricades. Présents sur la place de Grève, dès le 24 février, face à l’Hôtel de Ville, ils contrôlent les événements. Ils ont déjà mesuré leur force. Avec les montagnards, ils exigent la proclamation immédiate de la république. Les mêmes reviennent, au même endroit, le jour d’après, pour réclamer la république démocratique et sociale et son corollaire immédiat: l’organisation du travail. Enfin, couverte de drapeaux rouges et noirs, la place de Grève, à nouveau, accueille les organisations ouvrières qui veulent rencontrer le gouvernement provisoire. Lagrange, depuis la veille gouverneur des lieux, tente de résister. Mais un groupe parvient à entrer et se présente devant le gouvernement provisoire. L’ouvrier mécanicien Marche énonce les revendications ouvrières. Elles sont très claires: «L’organisation du travail, le droit au travail garanti et le minimum assuré pour l’ouvrier et sa famille en cas de maladie».

Plus de trente ans d’expérience ouvrière sont concentrés dans ce moment historique de confrontation. Le premier résultat des combats de février est d’avoir sorti le mouvement ouvrier de la zone d’ombre dans laquelle il avait été jusqu’alors relégué, l’imposant au centre des débats.

L’aventure du gouvernement provisoire s’inscrit dans cette dynamique. Le temps des réformes s’accélère: les décrets, signés par le gouvernement, se succèdent à un rythme inaccoutumé. Sous le regard d’une ville en armes, en trois jours, on proclame une série de mesures. Le droit au travail et une «commission du gouvernement pour les travailleurs» (commission du Luxembourg) sont instaurés. Les ateliers nationaux sont ouverts d’abord aux ouvriers, puis en avril aux ouvrières. L’abolition de la peine de mort en matière politique répond aux attentes, de même que la création de la garde nationale mobile. Dix jours plus tard, les octrois sont abolis, la liberté de la presse et de réunion rétablie. Le principe de l’abolition de l’esclavage est acquis, tandis que l’abolition du marchandage comme la limitation de la journée de travail à dix heures sont décrétées. Enfin le suffrage universel 12 est proclamé et la garde nationale ouverte à tous les citoyens. Le Bulletin de la République peut, en toute bonne foi, écrire: «Avec le suffrage universel, désormais, il n’y a plus de prolétaires en France.» Comme si les droits politiques pouvaient abolir d’un trait de plume les inégalités sociales. Tout allait trop vite dans ce Paris embrasé qui semblait avoir oublié le reste de la population. Le souffle d’une nouvelle ère se répandait dans l’atmosphère et la ville s’en ressentait. Tous les témoignages, même les moins bien disposés, concordent dans la description d’un quotidien soudainement allégé: quelque chose avait changé. La République démocratique et sociale semble à portée de mains. Les femmes de 1848 elles-mêmes œuvrent pour leur entrée dans l’espace public, politique et social, réclamant l’abolition de tous les privilèges, y compris masculins.

L’histoire événementielle est connue. L’ampleur de la cassure tout au long des mois de février et mars s’élargit et rend la coexistence des intérêts contradictoires difficile, puis, très vite, impossible. Les premières semaines de consensus apparent avaient entraîné le soutien de l’Eglise, même la Bourse semblait appuyer la nouvelle République. Mais les dissensions deviennent de plus en plus visibles. La création de la commission du Luxembourg, substitut commode d’un ministère du Travail, est une manière de circonscrire le débat ouvrier dans les murs de l’ancienne Chambre des pairs, dont le Sénat qui lui a succédé s’est empressé d’effacer les traces de la présence de ces importuns. Quant aux Ateliers nationaux, ils sont organisés en brigades et les ouvriers mis sous contrôle des jeunes élites nationales. La garde mobile, enfin, censée contrôler les jeunes gamins de Paris dont on avait admiré avec effroi le courage et l’efficacité, est entraînée pour des combats plus redoutables encore. Reste que le Luxembourg, les ateliers nationaux, comme les décrets votés sur le droit du travail, la liberté de presse et d’association ont permis au mouvement ouvrier de se montrer publiquement et de mesurer sa propre force, dans les assemblées qui ont lieu à plusieurs reprises partout dans la ville, y compris dans les rues, pour élire les délégués ouvriers. L’expérience d’une forme de démocratie directe laissera des traces. Désirée Gay, déléguée du deuxième arrondissement, s’en souviendra comme la première expression d’une participation des femmes à la vie publique. A quatre-vingt-dix ans, retirée en Belgique, après avoir connu l’organisation internationale, presque aveugle, elle écrira à son vieil ami Victor Considerant une véritable profession de foi en faveur de l’utopie de ce temps-là. Dans ce Paris agité, «capitale du XIXe siècle», s’affrontent toutes les passions du moment, l’expérience des clubs marque les esprits. Se débattent les idées les plus incongrues aux yeux des tenants de l’ordre: de la candidature de George Sand au rétablissement du divorce, de l’égalité des salaires à la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme. Tous les esprits créatifs sont mobilisés. Un architecte prend le temps de dessiner les plans d’une maison commune. Elisa Lemonnier suggère à Louis Blanc d’en construire un prototype avec laverie, cuisines et bibliothèque collectives, sans oublier la crèche à deux pas de l’atelier… Avant même la pratique du suffrage universel, la jeune république dans les premiers mois de 1848 expérimente une dimension de démocratie directe et de gouvernement local. Les idées les plus novatrices sont reprises dans les milliers de lettres adressées au gouvernement provisoire et à la commission du Luxembourg (conservées aux archives nationales). L’histoire des quatre mois qui séparent la révolution de février du cataclysme de juin est marquée par ce foisonnement d’éléments contradictoires. Les faits sont connus. L’extrême tension se développe crescendo entre les demandes ouvrières et la partie la plus conservatrice de la bourgeoisie parisienne, celle-ci véhicule les rumeurs relatives au communisme républicain des partageux dont s’emparent les campagnes. Différentes manifestations en révèlent les dangers. Le point le plus sensible après la question de la survie des Ateliers nationaux se focalise sur la date et l’organisation des élections des députés au suffrage dit universel. Les Républicains de la veille souhaitent prendre le temps de l’apprentissage du vote, les conservateurs et Républicains du lendemain au contraire cherchent à en finir avec ce gouvernement provisoire trop sensible à leur goût à l’appel du peuple. La date est fixée au 27 avril 1848, un dimanche de Pâques. Comme le craignait le monde ouvrier, une majorité modérée et conservatrice l’emporte. L’échec de la gauche républicaine est patent, l’esprit de la Révolution est vaincu. Aux ouvriers de Rouen qui contestent les résultats, la troupe répond par le canon. Une commission exécutive est élue en vue de préparer les élections législatives. Le suffrage universel a tranché. Désormais la légitimité est du côté de la représentation des élus, aussi conservateurs soient-ils. Malgré tout, le 27 avril, la fête de la Fraternité se déroule pendant qu’on signe le décret définitif sur l’abolition de l’esclavage. La cérémonie est un succès. Elle donne aussi l’occasion à la commission exécutive de faire remonter les troupes sur Paris. Le 4 mai, en grande pompe, la République est proclamée. Mais le 15 mai, le bel ordonnancement se délite. Une manifestation populaire de soutien à la Pologne est suivie par l’invasion de l’Assemblée. Barbès, Albert, Sobrier, Blanqui, Raspail et Huber sont arrêtés. Le 16, la commission du Luxembourg est dissoute.

L’illusion d’un consensus tombe définitivement lors de la fête de la Concorde, organisée le 21 mai. Au cours de l’événement, qui devait unifier toutes les forces actives de la nation, les symboles s’effondrent, les liens, difficilement tissés entre les forces, se défont en se vidant soudainement de leurs contenus:

«C'était dans des circonstances pareilles, quand la discorde éclatait partout, que l'on imaginait de célébrer la fête de la Concorde. […] On n'épargna rien pour rendre cette solennité splendide. La saison la favorisait; le lieu était merveilleusement approprié au déploiement des pompes théâtrales. La pensée, le plan, la décoration, tout était bien conçu et fut bien exécuté. L'à-propos seul manquait. […] Dans la fête de la Concorde, chaque chose devint matière à raillerie. On rit du char de l'Agriculture […] ; on persifla les cinq cents jeunes filles couronnées de chêne qui suivaient le char ; on se moqua de la statue de la République […] ; on s'obstina, enfin, à ne voir dans la fête de la Concorde qu'un mauvais pastiche de la fête à l'Être suprême. Combien l'on était loin, en 1848, de cette disposition naïvement déclamatoire, qui permettait, en l'an III, au peintre David, de célébrer dans son programme, le peuple laborieux et sensible 13

«L’à-propos seul manquait», c’est la perçante observation de Daniel Stern (Marie d’Agoult). Consciencieusement organisées, les réjouissances auraient dû mettre en scène l’union de toutes les forces républicaines. Or, à cette occasion précise, tout bascule. Une nouvelle configuration de l’espace physique et social de la ville apparaît dans un drame inattendu. Tous les personnages, convoqués pour fêter l’entente nationale, loin de se caler aisément dans leurs rôles, sont perçus en creux. Imperceptiblement les regards glissent: à la place d’une joie spontanée, le ridicule grimaçant est lu sur les visages. En ce sens, le récit sarcastique et féroce d’Alexis de Tocqueville est éloquent. Observateur avisé, nouvel élu républicain, qui depuis plusieurs mois s’évertuait à définir ce que la République ne devait pas être – démocratique et sociale, c’est-à-dire trop proche de l’anarchie –, redevient lui-même: homme de son rang, avant d’être de son temps.

«Le programme avait dit qu'il devait régner une confusion fraternelle. Il y eut, en effet, une confusion extrême. (…) On fit d'abord défiler, devant nous, tous les différents emblèmes des nations, ce qui prit un temps énorme, à cause de la confusion fraternelle dont avait parlé le programme, puis vint le char et enfin les jeunes filles vêtues de blanc. Il y en avait là au moins trois cents qui portaient leur costume virginal d'une façon si virile qu'on eût pu les prendre pour des garçons habillés en filles. On leur avait mis chacune dans la main un gros bouquet qu'elles nous firent la galanterie de nous jeter en passant. Comme c'étaient des commères qui avaient des bras fort nerveux et qui étaient plus habituées, je pense, à pousser le battoir qu'à répandre des fleurs, ces bouquets tombaient sur nous comme une grêle fort drue et fort incommode. Une grande jeune fille se détacha de ses compagnes et, s'arrêtant devant Lamartine, récita un hymne à sa gloire; peu à peu, elle s'anima en parlant de telle sorte qu'elle prit une figure effrayante et se mit à faire des contorsions terribles. Jamais l'enthousiasme ne m'avait paru si près de l'épilepsie; quand elle eut fini, le peuple voulut néanmoins que Lamartine l'embrassât; elle lui présenta deux grosses joues ruisselantes de sueur qu'il baisa du bout des lèvres et d'assez mauvaise grâce 14

Le témoignage de la personnalité, placée sur l’estrade principale, est particulièrement navrant. Dans son discours se lit un déni des postures populaires, jugées inacceptables dans son espace social. On voit filtrer, à travers ses mots, une transformation de chaque geste et de chaque parole des intervenants en autant de grimaces et de ricanements horribles. La description de la figure de la jeune fille est particulièrement parlante. Elle nous rappelle les visions des observateurs des danseuses de bals et de guinguettes populaires des années 1830 15. Mais elle semble aussi anticiper l’identification progressive, au cours des années suivantes, du peuple et de la marginalité sociale à l’hystérie et à la folie 16.Tocqueville, encore, saisit le sens de cette rupture brutale quand, plus tard au cours de la journée, il voit défiler l’armée et les différents corps des gardes nationaux. Les uns après les autres, les gardes défilent des quartiers les plus riches aux quartiers les plus populaires.

«Le spectacle de ces deux cent mille baïonnettes ne sortira jamais de ma mémoire. […] Elles ne formaient à l'œil qu'une surface plane et légèrement ondoyante, qui miroitait au soleil, et faisait ressembler le Champ de Mars à un grand lac rempli d'acier liquide. […] J'assistai à ce long spectacle, le cœur rempli de tristesse; jamais, dans aucun temps, tant d'armes n'avaient été mises à la fois dans la main du peuple […] Je prévoyais […] que toutes ces baïonnettes que je voyais briller au soleil seraient bientôt levées les unes contre les autres et je sentais que c'était la revue des deux armées de la guerre civile que nous venions de faire 17

 

Juin 1848 et la fin des possibles

Après la dissolution des Ateliers nationaux, le 23 juin 1848, presque exactement un mois après la fête, les quartiers populaires s’insurgent. Encore une fois, les émeutes explosent dans le cœur du centre ancien et à la lisière des quartiers de la nouvelle modernité bourgeoise. On s’affronte d’abord dans les dédales de ruelles compris entre les boulevards, la Seine et les rues du Temple et Saint-Denis; mais aussi, très vite,sur les boulevards, entre la porte de Saint-Denis et le boulevard du Temple ; puis le mouvement s’étend aux faubourgs du Nord, vers le haut du quartier Poissonnière, et enfin dans les quartiers de l’Est et du Sud-Est de la ville. Comme dans la reprise d’un drame théâtral bien rôdé, l’affrontement se déroule au même rythme, à travers les mêmes lieux qu’en juillet 1830 et février 1848. Mais, cette fois-ci, les hommes et les femmes du peuple se retrouvent seuls face à leurs ex-alliés qui les chargent et les traquent avec l’aide de l’armée et, surtout, des jeunes de la Garde mobile, les premiers qui vont s’adonner, ivres d’un mélange de peur et d’excitation, au massacre quasi systématique des prisonniers. Dans les récits refoulés de la mémoire officielle de la République, nous découvrons des affrontements – le bilan officiel est de 1500 morts – et, surtout, un défoulement de violence inouïe. Même aux jours les plus sombres de la Première République, jamais un tel degré n’avait été atteint. On traque d’abord tous ceux qui semblent avoir participé à la révolte. Sans jugement, on fusille ou on tue à l’arme blanche. Les hommes de la Garde mobile et de la Garde républicaine sont les plus déchaînés. Ils vont jusqu’à disputer leurs prisonniers aux soldats de ligne pour passer par les armes des prisonniers. Et ceci pendant plusieurs jours. Manquent des chiffres précis 18. Les raisons sont multiples. D’une part, les plus grands personnages de la vie politique et intellectuelle, proches du peuple de février, restent silencieux quand ils ne parlent pas activement en faveur de la répression nécessaire. La douleur est sans doute trop forte, insoutenable: ils s’empressent de l’effacer de leurs souvenirs. George Sand se terre dans son Berry natal, Gustave Courbet peint des jardins, Flaubert, fera, plus tard, dans l’Education sentimentale, le récit de l’événement de Juin, dans une rétrospective de son héros, absent lors des affrontements. L’énormité du massacre engendre presque instantanément la volonté de tisser une couverture consensuelle scellée avec le ciment de la peur. Seuls les comptes-rendus succincts, bourrés de détails, émanant de jeunes militants comme Louis Ménard et François Pardigon, nous donnent à voir des fragments de ces journées terribles 19. Malgré le refoulement, ces événements dramatiques subsistent. La Seconde République cherche à engloutir la fracture sociale sous les tentures des monuments enveloppés d’un linceul lors des cérémonies baroques qu’elle organise quelques temps plus tard: fastes dérisoires qui anticipent les mises en scène impériales. Pourtant la vivacité des associations ouvrières, en 1849, montre combien l’expérience ouvrière fut ancrée dans une pratique bien réelle de gouvernement direct des travailleurs, conformément aux souhaits de la majorité absente de la représentation républicaine, laquelle avait été amputée de sa dimension démocratique et sociale. L’Association des associations, qui réunit bientôt plus de cent associations, et dont les statuts sont rédigés par Jeanne Deroin – ouvrière de l’aiguille, devenue institutrice, candidate aux élections législatives de 1849, en prise à l’hostilité de Proudhon –, développe un projet d’une modernité étonnante. L’expérience fut courte mais suffisante pour figurer, sinon dans l’histoire, au moins dans les mémoires ouvrières.

Maurizio Gribaudi et Michèle Riot-Sarcey. Pour s'abonner à la revue Contre temps : http://www.contretemps.eu/node/56

 

Notes

1 Maurizio Gribaudi, Michèle Riot-Sarcey, 1848 la révolution oubliée, livre illustré, Paris, La Découverte, octobre 2008; publication en édition de poche, Paris, 2009.

2 Michèle Riot-Sarcey, Le Réel de l’utopie, Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin-Michel, 1998.

3 Rémi Gossez, «Introduction» à Jacques-Etienne Bede, Un ouvrier en 1820 : manuscrit inédit de Jacques Etienne Bede, Paris, Presses universitaires de France, 1984, p.33. L’idée qu’on voit germer ici est celle d’un organisme associant des ouvriers en capacité de contrôler leur travail. En tant qu’ouvrier patron et non en tant que vendeur de force de travail. Sur la question de la discontinuité des formes d’organisation du mouvement ouvrier au cours du XIXe siècle, cf. Alain Cottereau, « Droit et bon droit. Un droit des ouvriers instauré, puis évincé́ par le droit du travail (France, XIXe siècle)», in Annales HSS, 2002, p.1521-1557.

4 Maurizio Gribaudi, «A l'échelle du quartier – Ruptures et continuités dans l'évolution de l'espace parisien. L'îlot de la Trinité entre les XVIIIe et XIXe siècles.», Histoire & mesure, n° 24, 2009.

5 George Sand, Histoire de ma vie, Paris, 1856, p. 454.

6 Plus exactement 18402 morts, selon les chiffres officiels. Sur ces données et sur l’impact de l’épidémie de choléra en Région parisienne, cf. Commission d’enquête, «Rapport sur la marche & les effets du choléra-morbus dans Paris & les communes rurales de la Seine», 1832, Paris, Imp. royale, 1834; cf. aussi René Le Mée, «Le choléra et la question des logements insalubres à Paris (1832-1849)», in Population, n° 2, 1998, p. 379; Patrice Bourdelais, Une peur bleue : histoire du choléra en France 1832-1854, Paris, Payot, 1987.

7 Honoré de Balzac, Etudes de mœurs – Premier livre. Scènes de la vie privée, tome 1, La fausse maîtresse, Paris, 1842.

8 Sur les termes de ce débat, qui eut un retentissement européen, cf. Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, Principes de philosophie zoologique, discutés en mars 1830, au sein de L'Académie Royale des sciences, Paris, Pichon et Didier, 1830; pour une analyse des implications théoriques du débat, cf. aussi Patrick Tort, La Querelle des analogues, Plan de la Tour, Ed. d'aujourd'hui, 1983.

9 Heinrich Heine, Lutèce : Lettres sur la vie politique, artistique et sociale de la France, Paris, La Fabrique, 2008 (première édition, Paris, Levy, 1855), p. 311-312.

10 Ibid., p. 324.

11 Malgré le refoulement dont a fait l’objet la Révolution de 1848, les sources et les témoignages directs abondent. Pour une premier approche, cf. Maurice Agulhon, 1848, ou l'apprentissage de la République : 1848-1852, Paris, Seuil, 1973; et Les Quarante-Huitards (documents présentés par Maurice Agulhon), Paris, Gallimard, 1975 ; pour un complément sur les sources disponibles et, notamment, pour les témoignages contemporains et la documentation iconographique, cf. aussi Maurizio Gribaudi, Michèle Riot-Sarcey, 1848, la révolution oubliée, op. cit.; et, pour les sources du mouvement ouvrier, cf. Rémi Gossez, Les Ouvriers de Paris, op. cit.

12 A partir de 1848, l’universel à la française de manière ouverte se conjugue au masculin, les femmes, malgré leur mobilisation et leurs demandes explicites, sont exclues des droits politiques.

13 Daniel Stern (Marie de Flavigny, comtesse d'Agoult), Histoire de la Révolution de 1848, Paris, Charpentier, 1862, p. 292-293. En rappelant la Fête de l’Etre Suprême, Daniel Stern se trompe d’année, car la fête fut célébrée le 20 prairial de l’an II du calendrier républicain, soit le 8 juin 1794.

14 Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Paris, Gallimard, 1964 (première édition 1864), p.172-173

15 Cf. notamment, les descriptions des danses populaires dans les guinguettes parisiennes des années 1830, restituées par le journaliste allemand Rellstab, citées par Sigmund Kracauer, Offenbach ou le secret du Second Empire, Paris, Grasset,1937.

16 Cf. Nicole Edelman, Les Métamorphoses de l’hystérique. Du début du XIXe siècle à la Grande guerre, Paris, La Découverte, 2003.

17 Alexis de Tocqueville, Souvenirs, op. cit., p. 173-175.

18 Il n’y a jamais eu une estimation précise de l’ampleur du massacre. La Commission d’enquête créée par l’Assemblée Nationale, dans la séance du 7 juillet 1848, parle de «7357 insurgés arrêtés, 1035 morts et 2000 blessés». Plus tard, en reprenant les chiffres de la préfecture de police, Daniel Stern parlera de 2529 blessés et d’un total de 1460 morts. Louis Ménard fait état de 400 à 500 insurgés tués sur les barricades et de 3000 prisonniers égorgés après les combats. Tout en évoquant la partialité des sources, la plupart des historiens se sont tenus prudemment aux données officielles. Les rares évaluations essayées par les historiens contemporains donnent toutes des chiffres beaucoup plus importants. Jacques Houdaille, en suivant Pierre Dominique, estime «le nombre des tués et des fusillés à 12000 du côté des rebelles et à 1460 chez les forces de l’ordre». Plus récemment Francis Démier, suivi par Patrice Gueniffey, parle de «plusieurs milliers d’insurgés [qui] sont tués, 1500 fusillés sans jugement, 11000 jetés en prison ou déportés». Michèle Perrot, enfin, estime quela répression sanglante «fait peut-être 30000 morts». Cf. Quentin Bauchart, «Rapport fait au nom de la Commission chargée de l’enquête sur l’insurrection qui a éclaté dans la journée du 23 Juin et sur les évènements du 15 Mai», Imprimerie de l’Assemblée Nationale, Paris, 1848, p. 363; Pierre Dominique, Les Journées de 48, Paris, Flammarion, 1948; Jacques Houdaille, «Les détenus de juin 1848», in Population, n° 1, 1981; Francis Démier, La France du XIXe siècle. 1814-1914, Paris, Seuil, 2000; Michelle Perrot, «1848 (mars) », in Alain Corbin (dir.) 1515 et les grandes dates de l’Histoire de France revisitées par les grands historiens d’aujourd’hui, Paris, Seuil, 2005 ; Patrice Gueniffey, «IIeRépublique, 1848-1852», Journal de la France et des Français. Chronologie politique, culturelle et religieuse, de Clovis à 2000, Paris, Gallimard, 2001.

19 Louis Ménard, Prologue d'une révolution : février-juin 1848, Paris, La Fabrique, 2007 (première édition 1849); François Pardigon, Episodes des journées de juin 1848, Paris, La Fabrique, 2008 (première édition 1849).