Publié le Mardi 8 février 2011 à 18h58.

Du communisme enfin en question (par Bruno Bosteels, Contretemps n°4)

 

«... un communiste authentique c’est difficile à faire, ça se crée avec un énorme effort, ça se construit avec lenteur et ça se détruit en une seconde, avec un simple tir dans la tête.»

José Revueltas, dans son roman Los Errores (Les Erreurs)

Pour répondre à la question de ce numéro de ContreTemps, «De quoi le communisme peut-il être le nom?», je me demande si nous ne pouvons pas nous inspirer du titre d’un des Ecrits de Jacques Lacan, celui tout court dans lequel il parle «Du sujet enfin en question». Ainsi, ne pouvons-nous pas parler «Du communisme enfin en question»?

Le problème est que le communisme, s’il y en a un, n’a jamais cessé d’être en question. Aujourd’hui d’ailleurs plus que jamais. Face aux célébrations et aux commémorations sans doute excessives et symptomatiques de la chute du mur de Berlin, de quoi s’agit-il si nous voulons partir ou repartir du communisme enfin en question?

Un se divise en deux, donc en trois:

D’abord, que faire du passé? Question générationnelle, sans doute, quoique la notion de génération, trempée dans l’idéologie de la consommation de l’histoire sur le modèle de la genèse des individus et des âges, est une fausse fenêtre. Or, pouvons-nous par contre formuler un communisme – comme idée, comme pratique, comme théorie, peu importe –sans avoir automatiquement à faire face à l’archive? Question de transmission et de contestation intergénérationnelle, ensuite: Faut-il faire confiance aux vieux maîtres?

Plus franchement encore: Le communisme, même comme Idée, ou surtout comme Idée, ne devrait-il pas abandonner ce «poids le plus lourd» du passé qui est aussi le «il était une fois» (Es war disait Nietzsche-Zarathoustra, Wo es war semblait reprendre Freud) des leçons, des mémoires et des commémorations, des nostalgies et des beaux temps d’antan?Ne faut-il pas plutôt une certaine dose d’oubli actif pour faire face à la culture de la mémoire? D’autre part, pouvons-nous réellement ignorer la longue histoire du communisme, ou des communismes au pluriel – c’est-à-dire, du communisme qui n’en est pas un mais deux, trois ou transfini? Question, cette fois-ci, concernant le risque de tomber dans l’autre extrême, antihistoriciste, d’une simple morale – celle du communisme comme «belle âme» qui refuse de s’occuper de l’inscription, ici et maintenant, de sa noble idée dans un programme historique concret.

Puis, que faire du communisme par rapport au marxisme? Y a-t-il nécessairement un lien, qu’il soit de doctrine, d’histoire du mouvement ouvrier ou purement et simplement d’autorité scolastique des textes sacrés? Que faire, surtout, des communismes non-marxistes ou pré-marxistes, utopiques ou libertaires, communautaires ou artistiques? Que faire dans la tradition orthodoxe, par exemple, de la question du communisme et de l’Etat? Les vieux maîtres nous rappellent que toute cette histoire fait fausse piste, que l’Eurocommunisme et son échec ont fait pour l’Europe occidentale ce que la débâcle de l’Etat staliniste ou maoïste ont fait à l’Est. L’invocation de l’histoire, dans ce cas, servirait de mesure défensive – excluant que l’on prenne en compte d’autres expériences qui sont en cours en ce moment, comme celle, peut-être la plus originale, en Bolivie.

«De la préhistoire», d’aucuns diront; «du communisme primitif» dans le meilleur des cas, penseront d’autres sages, prévoyant d’ores et déjà les mêmes erreurs que l’Europe aurait déjà vécues depuis il y a deux siècles; comparable au retard des mathématiques pré-euclidiennes par rapport au calcul infinitésimal, dira enfin un tel, moins inquiété par la norme politiquement correcte du respect pour l’Autre.

Enfin, que faire du communisme et de la révolution dite de la vie quotidienne? Qu’est-ce qui reste si l’on se soustrait à l’État, au parti, peut-être même aux syndicats et aux mouvements? Un communisme générique qui est partout et nulle part, comme Dieu –cette «impossible possibilité» comme le dit déjà Karl Barth en 1919 et qui n’est jamais trop éloigné de la politique non seulement comme «art de l’insurrection» mais comme «art de l’impossible»? Une nouvelle religion, alors, ou un renouveau de la théologie politique? Ou, sécularisation oblige, une simple éthique?

Mais, pourquoi faudrait-il choisir parmi les différentes versions du communisme? Au-delà des polémiques, des autocritiques et des débats internes, ne pouvons-nous pas, ne devons-nous pas proposer un communisme générique de tous les communismes? Ou – ici la voix des maîtres se fait entendre une dernière fois – tout cela ressent-il la politique des fronts populaires, voire la politique des fronts culturels, dont l’issue historique, par exemple en Amérique latine, le plus souvent a été un violent coup d’Etat anticommuniste? Enfin, si c’est le communisme qui est une idée nouvelle aujourd’hui, pourquoi est-ce que ce sont les soixante-huitards, trotskystes ou maoïstes ou anarchistes, qui nous en proclament la nouveauté?

En bref, hors toute considération en termes de génération ou même d’âge biologique, peut-on être un jeune communiste aujourd’hui sans être ni un ignorant (de l’histoire) ni un ingénu (de la morale)?

Il s’agit de savoir si, outre un reste ou une restance qui nous viennent du passé, qu’il soit nostalgique ou criminel, le communisme peut être autre chose aussi qu’un avenir utopique qui se maintiendrait incorruptible au-delà des vicissitudes de l’histoire.

Essayons de penser le communisme en termes ni du passé ni du futur mais par rapport à l’actualité du présent comme vérité effective. Marx et Engels, dans L’Idéologie allemande, semblent insister déjà sur l’actualité du communisme: «Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel».

Mais cette abolition, ou cette destruction de l’état actuel, peuvent-elles donner lieu, ici et maintenant, à un mouvement de recomposition sans dogmatismes, sans feu ni lieu ?

Bruno Bosteels. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56