Annie Ernaux, Gallimard, 2016, 15 euros.
Cet été 1958, Annie Duchesne qui sera plus tard Annie Ernaux, a 18 ans. Pour la première fois, elle quitte ses parents, des petits épiciers normands. Son père, alcoolique et violent contre sa mère qui l’a élevée dans la foi et la morale catholique, lui fait honte. La jeune Annie a décroché une place de monitrice dans une colonie de vacances et se décrit comme « une pouliche échappée de l’enclos, seule et libre pour la première fois, un peu craintive ». Elle « crève d’envie » de découvrir l’amour...
Amour, désir, tout se mélange. 1958, la sexualité est un sujet tabou. Intrépide et décidée, Annie se retrouve dans le lit du « moniteur-chef », 22 ans. « Grand, blond, baraqué, un peu de ventre ». Cette première expérience sexuelle est un désastre mais elle a osé. Grisée par sa propre audace, elle s’invente un amour qui n’existe pas, mais auquel elle décide de se soumettre corps et âme. Délaissée brutalement, elle devient un « objet de mépris et de dérision » pour les autres jeunes moniteurs de la colonie dont elle attend tant la reconnaissance. Annie, « étrangère à tout sentiment de dignité », humiliée, enchaîne les aventures allant d’un garçon à l’autre. « Dix ans avant mai 1968, j’étais sublime d’intrépidité, une avant-gardiste de la liberté sexuelle », écrit ironiquement l'Annie d’aujourd’hui, Annie Ernaux. Pour le groupe, Annie est « la putain ».
Le récit restitue sans faux-semblants la confusion des émotions et des sentiments où se disputent la révolte et la soumission, la volonté de vivre libre et le conformisme façonné par son éducation. Il peint ainsi les conflits d’une génération d’après-guerre, témoigne d’une époque.
L’année suivant cet été 58, la honte submerge celle qui est encore Annie Duchesne après la lecture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir qui lui donne la force de devenir une autre elle-même à travers une profonde crise personnelle. Le récit se poursuit jusqu’à la fin de l’été 1960, alors qu’Annie, qui a intégré l’École normale, revient de Londres où elle a été jeune fille au pair. « J’ai commencé à faire de moi-même quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour ». Ou plutôt elle décide d’écrire sa vie en la pensant, à travers un continuel aller-retour entre le présent, le passé et l’avenir, sa propre construction, vivre une vie d’indépendance, sans domination.
Se construire en construisant son œuvre littéraire, œuvre autobiographique à travers laquelle se reflète une époque dans ses effets sur sa conscience, sa propre compréhension d’elle-même. Elle va du « je » au « elle », se pense à la fois comme sujet et objet à travers une écriture vigoureuse et précise. « Je prends la mémoire comme un moyen de connaissance, quelque chose qui empêche que les choses sombrent dans le néant », conclut Annie Ernaux. Depuis, « il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir ». Le chemin vers l’émancipation individuelle et collective se poursuit...
Yvan Lemaître