Publié le Jeudi 15 avril 2021 à 18h05.

Bernard Noël, décès d’un émancipateur des mots

Une grande figure de la littérature vient de nous quitter. Bernard Noël est décédé mardi 13 avril pendant ce 150ème anniversaire de la Commune. Il se sentait héritier de ses espérances écrasées dans le sang lors de la Semaine Sanglante. C’est qu’évoquait un texte qu’il avait écrit en 1994.

« Depuis des années et des années, une scène me poursuit : je ne l’ai pas vue, et cependant je la vois derrière mes yeux, au croisement de la mémoire et de l’imaginaire, là où fantômes et fantasmes se forment et apparaissent. Cette scène a eu lieu dans les derniers jours de mai 1871, à Paris. Un troupeau de Communards, que l’on vient d’arrêter et qu’encadrent les Versaillais, passe devant la foule ameutée sur les boulevards, dans les parages de l’Opéra : une foule de bourgeois bien mis qu’accompagnent leurs épouses en tournures et voilettes. Tous ces gens, qui ont eu peur, clament un soulagement haineux et victorieux, mais voici que dans l’excitation générale, quelques-unes des femmes s’avancent vers les prisonniers, et tout à coup arrachent la longue épingle qui retient ensemble chignon et chapeau, puis la manient à bout de bras pour crever les yeux sous les applaudissements et les rires. » (in L’outrage aux mots p74, éditions POL, Paris)

Rigoureux et généreux, Bernard Noël, travaillait l’écriture jusqu’à l’os. Son exigence dans le champ littéraire était intimement liée à une solidarité avec celles et ceux qui partirent si souvent à l’assaut du ciel mais ne connurent que l’enfer. Il accueillit dans sa collection TEXTES chez Flammarion un réquisitoire impitoyable sur les crimes de la dictature argentine. Dans le champ poétique il fut une figure de référence. Lui qui savait écouter, regarder et ressentir, interrogeait, scrutait tant le visible que les mots et le corps. Attentif aux artistes et à leurs œuvres, ses entretiens dans la Quinzaine Littéraire ouvraient des chemins pour le regard. Les écrivains et les artistes ont perdu un « Grand ». Parce qu’il fut un émancipateur des mots, les arrachant à la pesanteur des convenances et à la tartufferie de la bienséance, Bernard était convaincu que l’écriture était un acte d’émancipation. Il participait de cette génération d’écrivains la considérant comme indissociable de celle des femmes et des hommes. Jusque dans les ressacs de l’histoire, il n’a pas cédé ni renié. Il savait écouter et discuter, débattre et se confronter. Il avait cette qualité de produire de l’empathie, jusque dans les désaccords ; mais sans compromissions. Il savait accueillir un désaccord sans pour autant fermer la porte de l’échange. 

Bernard Noël fut lié à des revues et des journaux qui participaient de cette résistance à l’air du temps et qui récusaient le processus de destruction de la littérature sous le tsunami de la littérature de gare celle qui fait que la contrebande des Levy, des d’Ormesson et des sont les têtes de gondoles et les abonnés des Prime Time. Son pays de prédilection était du côté de la Quinzaine Littéraire de Maurice Nadeau ou de la revue Lignes de Michel Surya.

Sa voix s’est tue, son regard s’est clos et sa plume s’est posée. À jamais. Nous ne verrons plus le sourire attentif de Bernard Noël. Mais ses livres vont rester en nous ; d'autres yeux vont les lire, d'autres mains vont les ouvrir, d'autres écrivaines et écrivains reprendront ce travail des mots, cette obstination à inscrire dans le texte l'expérience du monde, dans l'intimité de celui qui l'éprouve. Et d'autres auront à cœur de mettre à nu, dans la crudité d'un texte, la violence des oppresseurs. La mort de Bernard Noël, par-delà la tristesse qu'elle nous fait ressentir est comme une main qui, une dernière fois, nous indique dans l'ultime présent une exigence qui se déclinera au futur. 

Pour tout cela, merci Bernard Noël. Merci pour les artistes que tu as accompagnés et soutenus, pour ton Dictionnaire de la Commune, pour les disparus argentins que tu hébergeas et arrachas à l'obscurité des cellules du vieux monde, pour le Château de Cène, pour Les premiers mots, Treize case du je ; et tant d'autres que les générations plus jeunes pourront découvrir.