Empruntant son titre à une nouvelle d’Edgar Poe, l’Ange du bizarre, l’exposition actuellement présentée au musée d’Orsay vaut par le nombre et la qualité des œuvres réunies, mais aussi par son thème très actuel, « le noir ». L'ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst. Au musée d'Orsay jusqu'au 9 juin.La nouvelle de 1844, sous-titrée « Une extravagance », rapporte les effets d’une beuverie monumentale où le narrateur (l’auteur étant lui-même expert en ce domaine) est burlesquement puni de son scepticisme rationaliste par un « ange » dépourvu d’ailes mais doté d’un accent germanique prononcé (« Gu’ai-che avaire t’elles ? Me brenez-phus bur un boulet ? ») et de capacités de nuisance sans limites. Parodie burlesque de divers genres littéraires alors en vogue aux États-Unis et satire narquoise d’une « religion du progrès » que Baudelaire dénoncera aussi, le récit de Poe est loin de correspondre à la tonalité générale des quelque deux cents œuvres rassemblées au musée d’Orsay, où ne perce qu’exceptionnellement l’humour, « noir » ou non. Il s’agit plutôt d’illustrer « le romantisme noir de Goya à Max Ernst », comme le spécifie le sous-titre de l’exposition qu’appuie en exergue une formule du William Shakespeare de Victor Hugo, « Nous n’avons que le choix du noir. »La séduction que continue d’exercer « le noir » même de nos jours (et sur laquelle table évidemment le musée pour attirer les visiteurs) a-t-elle pour seule source le « romantisme noir », défini par les organisateurs comme « un courant artistique qui traverse la peinture, la sculpture et les arts graphiques européens tout au long du xixe siècle, et dont le but semble de vouloir fasciner par l’horreur et le trouble » ? N’aurait-elle pas aussi des causes sociales et politiques liées au développement du capitalisme et du colonialisme, expressément dénoncé par William Blake dès 1793 ? Telle est la question non formulée mais qui s’impose tout au long du parcours proposé, menant des « quatre foyers du romantisme noir » à ses « mutations symbolistes » puis à sa « redécouverte surréaliste » en tant que « forme ancienne de subversion », accordant « une importance créatrice et poétique au hasard, au rêve et à l’abdication de la raison »…L’expression « romantisme noir » est due à l’universitaire italien Mario Praz, auteur en 1930 d’une longue étude sur l’influence littéraire du roman noir ou gothique, qu’il fallut attendre 1977 pour lire en français (La Chair, la Mort, le Diable dans la littérature romantique) d’après de plus récentes éditions italiennes. Benedetto Croce critiqua aussitôt l’ouvrage comme superficiel et sans méthode, gommant les spécificités socio-historiques des divers courants romantiques aussi bien que du « décadentisme » de d’Annunzio, dont Praz fut l’admirateur et l’éditeur. Encore ne s’agissait-il là que de littérature, Praz s’aventurant relativement peu du côté des arts plastiques. À tenter de transposer les catégories de Praz dans ce dernier domaine, l’exposition ne peut en éviter les défauts, rapprochements superficiels et regroupements abusifs, laissant à penser par exemple que des contemporains comme Füssli, Blake et Goya avaient les mêmes raisons de « broyer du noir », ou que leurs œuvres procèdent d’un « bizarre » similaire. Mais pour Füssli, Blake, Goya, Friedrich, Carus, Böcklin et des dizaines d’autres grands peintres rarement présentés en France, si l’on en a le temps et les moyens, la visite ne décevra pas, prenant assez souvent des allures d’enchantement.Gilles Bounoure