Entretien avec Thomas Borrel, co-auteur de « l’Empire qui ne veut pas mourir : une histoire de la Françafrique », récemment paru au Seuil (1 008 pages, 25 euros).
Votre ouvrage collectif retrace toutes les étapes de la Françafrique, depuis les années 1940 jusqu’à aujourd’hui. Car, au-delà des discours officiels et malgré une quasi-omerta médiatique, la domination impérialiste française continue d’écraser l’Afrique subsaharienne et ses peuples, mais sous des formes et avec des moyens différents. Quelles sont ses continuités et ses discontinuités ?
On a régulièrement tendance à voir et commenter des discontinuités, des changements importants dans les relations franco-africaines (comme les indépendances de 1960 bien sûr, mais aussi la libéralisation de l’économie mondiale, ou encore le retrait militaire français du Mali) : il nous semble que sans remettre en cause la réalité factuelle de ces événements, les inscrire dans une longue perspective historique permet d’identifier les continuités en termes militaires, monétaires, économiques et culturels.
On peut pour autant identifier des moments d’inflexion, d’adaptation du système. C’est ce qui nous amène à considérer que la loi-cadre Defferre, votée en 1956, amène un changement profond en mettant pour la première fois sur orbite des élites africaines cooptées par Paris : c’est la concrétisation de réflexions en cours depuis une décennie, sur la façon de réformer le système colonial pour le conserver. Les évolutions suivantes (la Communauté française en 1958, la principale vague d’indépendances en 1960…) en sont une forme de prolongement logique.
Plus près de nous, la montée en puissance économique de la Chine ou la percée militaire de la Russie ne sont pas non plus des ruptures : ce sont des évolutions de tendances anciennes (le « complot étranger » nuisant à l’influence de Paris en Afrique et le « sentiment anti-français » marquaient déjà les débats politiques dans les années 1950 !). Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de réforme du système, visant une fois de plus à « tout changer pour que rien ne change ». Les réformes restent superficielles, enrobées d’une intense communication permettant de construire un récit, comme on a construit celui de « l’émancipation des pays africains » au sujet des indépendances.
Une des choses qui ressort du livre c’est non seulement la totale imbrication entre intérêts économiques, politiques, militaires, diplomatiques (et l’imbrication des individus qui en sont les agents), mais c’est aussi à quel point, comme le dit Amzat Boukari-Yabara, « l’Afrique a servi de marche-pied au capitalisme français », pour être une puissance économique et aussi diplomatique. Qu’en est-il aujourd’hui alors que nos gouvernants agitent l’épouvantail de la concurrence russe, chinoise, etc. ?
Le débat public sur les relations franco-africaines est marqué par un certain nombre de mythes. L’un d’eux concerne le « recul » des intérêts économiques français en Afrique, dans les années 1990 comme à l’époque actuelle. Ce que nous montrons, et ce que dit d’ailleurs le patronat français, c’est qu’il y a une diminution des parts de marché mais sur un marché largement accru, un gâteau bien plus gros en quelque sorte : donc le chiffre d’affaires et les volumes financiers ne diminuent pas, au contraire. Est-ce à dire que le capitalisme français est encore aussi dépendant de l’Afrique : pour certains groupes ou secteurs, c’est évident. Dans l’ensemble, pas forcément mais il ne faut pas oublier que la montée en puissance du commerce sino-africain, notamment sur les matières premières, est aussi en partie la conséquence de délocalisations d’usines françaises.
Ce discours sur le recul économique, résultat de l’imaginaire colonial selon lequel occuper la première place est normal pour un petit pays comme la France, contribue à relégitimer une politique africaine criminelle.
Autre épouvantail agité pour justifier la présence militaire et économique de la France, c’est la « menace terroriste », tout comme hier était agitée la « menace communiste ». Qu’en est-il ?
La « guerre contre le terrorisme » est en effet devenue l’argument-massue pour justifier le rôle de « gendarme de l’Afrique » de l’armée française, quitte à mentir sur certaines menaces (comme le risque que la capitale malienne Bamako tombe aux mains de groupes armés, en janvier 2013). Non seulement c’est un objectif flou, par essence inatteignable, mais c’est contre-productif : les troupes françaises sont perçues comme une armée d’occupation, les attitudes brutales lors de contrôles et les « bavures » régulières alimentent logiquement une colère populaire et un rejet non seulement de la politique française, mais aussi des élites africaines perçues comme proches de Paris. Surtout lorsque celles-ci sont parmi les pires « terroristes » de la région, au sens où elles terrorisent leur population (comme feu Idriss Déby au Tchad). Cela pousse de nouvelles recrues dans les bras des groupes armés se revendiquant du Djihad.
Quel lien entre la politique françafricaine et l’« obsession croissante des migrations », comme est intitulé un des chapitres : la fermeture des frontières, le « grand remplacement »… ?
Il y a deux liens principaux. Le premier est lié à l’imaginaire colonial, au racisme : celui qui amène la droite française à brandir la menace explicite d’un « grand remplacement », ou un Emmanuel Macron à pérorer sur la démographie africaine et le nombre d’enfants par femme. Tout cela révèle des fantasmes tout droit issus de l’époque coloniale.
Le second lien est la façon dont cette obsession du verrouillage des migrations, qui amène par exemple un Jean-Yves Le Drian à dire en février 2021 que « le Sahel est devenu notre frontière Sud », se « branche » en quelque sorte sur les dispositifs françafricains. Paris peut ainsi compter sur les régimes alliés pour être aux avant-postes de la politique inhumaine que l’Union européenne demande aux États africains de mettre en œuvre sur ce sujet, peut utiliser ses liens de coopération militaire pour fournir du matériel et pour former à la « protection » des frontières, et même pour ouvrir des marchés dans le secteur prometteur des technologies de surveillance, de flicage biométrique, etc.
Et les résistances des peuples africains à l’égard de leurs dictateurs et de la Françafrique ?
Concernant les résistances, là non plus il n’y a pas de discontinuité. Celles-ci ont été très vives dès l’époque coloniale, même si en France les manuels d’histoire font l’impasse sur les insurrections populaires et les massacres qui ont permis de les écraser, de Thiaroye à Djibouti en passant par Sétif et Guelma ou Madagascar – la liste ne peut pas être exhaustive tant elle est longue. Ces résistances se sont poursuivies après les indépendances car celles-ci n’étaient que de façade, comme l’avaient compris les militants et militantes de l’Union des populations du Cameroun (UPC), contre lesquelEs l’armée française a livré une guerre féroce jusque début 1971.
Sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité, le livre tente de mettre en lumière certains acteurs centraux de ces résistances (au travers en particulier de plusieurs encadrés) et certaines périodes charnières de lutte, comme le tournant des années 1980 et 1990 en réponse notamment aux politiques brutales d’austérité économique, ou l’époque actuelle où l’on assiste à un regain de la contestation populaire de la politique africaine de la France.
Montrer ces résistances tout au long de l’histoire est aussi un moyen de tordre le coup aux idées afropessimistes – et factuellement mensongères – selon lesquelles les mobilisations démocratiques n’auraient pas un ancrage assez solide en Afrique.
Quelles solidarités avons-nous à construire ici, dans la métropole ?
La première est de parvenir à déconstruire l’imaginaire colonial dont nous sommes pleinement imprégnéEs, même à notre corps défendant. Cela veut dire accepter que l’histoire en Afrique puisse s’écrire sans la France, même si la télévision déverse son lot d’images insupportables. Et donc balayer devant notre porte, en regardant les crimes de notre armée, les méfaits de nos entreprises, les complicités de nos dirigeants, plutôt que de les relativiser incidemment en pointant le fait que d’autres font « pire », car l’implicite est en général que ces autres font pire au moment où ils prennent « notre place ».
Cela ne veut pas pour autant dire se refermer sur soi, dans le petit espace national de nos frontières. La solidarité peut s’exprimer dans des actions de luttes communes. Contre le pouvoir de l’armée ou des lobbys industriels et financiers au coeur des institutions françaises et européennes, contre des entreprises impliquées dans certains ravages sociaux et écologiques, etc.
Mais dans tous les cas, cela implique de renoncer à la prétention de vouloir « aider », et chercher à « d’abord ne pas nuire ».
Propos recueillis par Jean Boucher