Publié le Samedi 30 mai 2020 à 08h30.

« Il faut une année blanche pour tous ceux qui dépendent de l’assurance chômage »

Entretien avec Jojo Gallardo, musicien (Les hurlements de Léo, El comunero…). 

Je m’appelle Jojo, je suis musicien dans plusieurs groupes, le plus connu étant certainement Les hurlements de Léo. J’ai aussi un groupe « militant » qui s’appelle El comunero, un groupe de chants de lutte en espagnol dans la région toulousaine. Je donne également des cours d’accordéon sur Bordeaux et les alentours, et suis intermittent.

 

Quelle est la situation des personnes qui dépendent du régime de l’intermittence ?

La situation est compliquée, mais pas que pour les intermittentEs, pour tous les gens qui dépendent de près ou de loin de l’événementiel – qu’il soit culturel ou autre. L’autre jour j’ai parlé d’événements sportifs, on m’a traité de démagogue, mais c’est la vérité. Il y a aussi des salariéEs permanentEs, des indépendantEs… ça représente plusieurs millions de personnes qui dépendent du fait que les événements publics sont à l’arrêt.

Pour mon cas personnel : je suis à la fois bien et mal tombé parce que je renouvelle au mois de septembre. Et donc, si effectivement la période court jusqu’au 31 août, au moment de renouveler j’aurai eu trois semaines pour faire les heures qui me manquaient et que je n’aurai pas pu faire depuis le mois de mars, donc je ne suis pas forcément très avantagé !

Mais ce qui est important c’est vraiment le fait que cette situation est loin de se limiter aux 120 000 intermittentEs qui sont indemniséEs.

Le Président parle des « artistes » qui, il faut le dire, sont une partie mais pas touTEs les intermittentEs. CertainEs peuvent quand même exercer leur métier en visio. Il y a des collègues musicienNEs qui font des concerts privés, sur Zoom par exemple, et qui se font payer pour ça. Ils/elles sont relativement peu. Pour faire un spectacle toutE seulE, il faut réunir pas mal de conditions mais c’est faisable. Pour les technicienNEs, absolument rien n’est possible. De même pour les saisonnierEs de l’hôtellerie, de la restauration... par exemple il y a des bleds comme Carhaix ou Marciac qui font une grosse partie de leur chiffre d’affaires annuel pendant la semaine du festival. Et ça a des conséquences sur tous ces corps de métiers, les indépendantEs, les photographes, les loueurs de camions… ça représente vraiment beaucoup de monde.

Au niveau des annonces qui sont faites, c’est très flou. Décider que ça court jusqu’au 31 août pour les intermittentEs, c’est bien mignon mais ça ne règle pas grand-chose parce que cela ne correspond pas à la réalité de la situation. Cela ne correspond pas non plus aux demandes qui sont faites par les syndicats et les CIP (Coordinations IntermittentEs et Précaires) et cela entretient un flou artistique. Il y a des gens qui se sont sentis rassurés par les annonces, et d’autres qui disent : « Non mais attendez, d’une part ça ne rime pas à grand-chose, et d’autre part il nous dit ça avant de refiler le bébé à Pénicaud qui est la fossoyeuse en chef des droits sociaux ! » Donc on n’est vraiment pas confiantEs.

 

Le fait de repousser d’une année entière le calcul des droits (même si n’est pas encore expliqué en détail ce que veut dire « année blanche ») ça permet de reposer la question du calcul du nombre d’heures mais… ?

Sur l’idée de base, c’est ce qui était réclamé. Après ça se passe dans les modalités. Pourquoi décider arbitrairement d’arrêter la date du 31 août ? Les spectacles ne pourront pas reprendre avant la fin de l’année, voire l’année prochaine comme certainEs le disent (parce que, on va voir ce qu’il va se passer avec le déconfinement, mais il risque fort quand même d’y avoir une deuxième vague. Tout cela est, encore une fois très flou. Les médecins sont aussi un peu paumés !) Donc décider le 31 août, ça ne rime pas à grand-chose en fait. Ce qui est réclamé par les syndicats, les CIP, Samuel Churin, Franck Halimi… c’est une année « blanche » à partir du moment où on pourra recommencer à travailler normalement.

Après, encore une fois, la faiblesse de tout ce discours c’est de se focaliser sur 120 000 personnes et d’oublier les 1,9 millions de personnes qu’il y a derrière et qui sont encore plus dans la dèche que nous. Parce que, par exemple, la dernière réforme de l’assurance chômage a été vraiment très difficile pour les saisonnierEs. Ils/elles sont passés de l’annexe 4 au régime général et, pour la plupart, sont obligés de tafer deux fois plus pour être payés deux fois moins quand ils/elles ne bossent pas.

 

Que penses-tu des annonces sur le fait que les intermittentEs pourront faire leurs heures dans le cadre de l’action culturelle scolaire ?

Ça nous a beaucoup plu (rires), parce qu’on ne l’a pas attendu en fait ! Si on n’en fait pas plus c’est qu’il n’y a pas d’argent pour ça. Clairement, dès que le gouvernement fait une annonce, il fait l’inverse derrière. Entre ce qui est dit et ce qui est fait, il y a toujours un fossé, donc on est en devoir d’être méfiant.

 

Que penses-tu qu’il faudrait, en dehors de la question de l’année blanche, pour relancer tout ça ?

La demande est : année blanche pour tous les gens qui dépendent de l’assurance chômage, c’est-à-dire, pas que les intermittenTEs mais aussi les saisonnierEs, intérimaires… qui sont dans cette situation de ne pas pouvoir exercer leur métier. Ça va aussi jusqu’au traiteur qui bosse pour les mariages et qui embauche des extras. Le problème des extras est énorme.

Contrairement à ce qui est sous-entendu, ça ne coûte pas si cher que ça. Regardons ce qu’il s’est passé en 2003, avec les grosses grèves d’intermittentEs, les annulations des gros festivals etc. Il y a eu un fonds provisoire qui a été mis en place par le gouvernement (de droite à l’époque) pour faire passer la pilule d’avoir complètement modifié les règles du régime intermittent, et ce fonds provisoire a été alimenté par l’État pendant deux ans. Ça a coûté à l’époque même pas 200 millions, je crois. Imaginons qu’on généralise cela à tous les gens qui en ont besoin pendant autant de temps qu’il le faudra – c’est-à-dire que, si ça se trouve, ça peut être deux ans à partir d’aujourd’hui –ça coûterait peut-être 1 ou 2 milliards mais qu’est-ce que c’est ? Là, sur le coût de cette crise, ils en sont à 100 milliards au doigt mouillé, et ça va être sûrement beaucoup plus. Donc 1 ou 2 milliards pour sauver 2 millions de personnes, ce n’est rien du tout. Et ce n’est rien du tout comparé à (je vais encore faire de la politique !) l’évasion fiscale, etc.

 

Oui, et par ailleurs pour une industrie qui ramène beaucoup d’argent…

Tout à fait, mais ce n’est pas forcément un levier sur lequel j’ai envie d’appuyer parce que, là, on parle d’économie comme le font les économistes finalement ! Oui, on crée de la richesse, mais ce n’est pas le but, le but c’est que les gens puissent vivre, tout simplement.

 

Le président a eu une épiphanie sur l’intérêt de la culture et l’action culturelle, mais il n’est pas le seul. On n’a jamais autant utilisé et partagé de culture, d’un certain point de vue, avec le confinement. Que ce soit la lecture, les séries, le cinéma, la musique etc. Et pourtant, il faudra voir ce que ça amènera, mais je pense que ça a aussi participé à l’idée que la culture était gratuite.

Ça pose plusieurs problèmes, cette histoire-là. Le premier, il est éthique, c’est-à-dire que moi, dans l’idéal, je voudrais bien faire de la culture gratuite, si je n’avais pas besoin de manger (ou si on me donnait à manger !). Mais là… Je suis musicien et, pour le cas des musiciens : la première chose qu’on a faite, c’est de mettre des vidéos gratuites sur internet (il y en a qui font ça carrément tous les jours). Alors c’est super d’égayer les gens et tout. Malheureusement ça sous-entend que c’est notre passion et qu’on pourrait très bien bosser gratos, donc pourquoi on demande à être payé ? C’est le paradoxe, parce qu’on est dans une société basée sur l’argent, qu’on le veuille ou non, il faut bien bouffer donc on est un peu obligé… J’ai fait des posts Facebook là-dessus et je me suis un peu fait – gentiment – taper dessus en disant « ben ça va, vous n’allez pas vous plaindre non plus ». Ben oui mais, moi, faire une vidéo de 3 minutes, ça me prend deux jours en fait, c’est du taf ! Donc, en cherchant des moyens de le faire, je reçois le message d’un ami me disant : « Moi je fais des concerts sur Zoom, etc. Je me fais payer. J’ai déjà fait 11 cachets depuis le début du confinement. »

On est donc dans un truc où il ne faudra pas se plaindre, après, si on nous dit : « Vous avez bossé gratos pendant le confinement, vous pouvez continuer. » On entretient un petit peu, sans le vouloir, cette idée-là.

 

Avec, quand même, l’idée que ça aura permis de toucher de nouvelles personnes, par ce biais, d’extraire la culture des cadres officiels…

Au niveau du milieu alternatif – celui que je connais le mieux –, je regrette personnellement que cette lutte-là n’ait pas plus d’écho. Parce que les tribunes dans Le Monde etc. sont signées surtout de comédienNEs, réalisateurEs… mais assez peu de musicienNEs finalement. Mais j’en veux carrément beaucoup plus aux grosses têtes d’affiche empressées de faire des chansons pour les soignantEs mais qu’on n’entend jamais sur le reste. Pour ne pas les citer : Pagny évidemment – qui ne paie pas ses impôts… et même des gens qui ont une aura et qui pourraient très bien juste dire un mot, parce que sans technicienNEs, clairement, je ne sais pas comment ils/elles vont pouvoir faire des tournées. Je pense notamment à M… Des gens qui font des concerts confinés chez eux et qui n’ont, à aucun moment, aucun mot pour personne, même pas pour le monde de la culture. Ça a tendance à m’agacer fortement. Sans la sensibilisation du public, ce n’est pas nous, microcosme d’intermittentEs militantEs, qui allons faire bouger les choses. Il faut qu’il y ait du monde derrière nous.

 

Même les types de représentations vont changer, le rapport aux autres, à la distanciation physique, etc. Est-ce que tu penses que ça va être une difficulté supplémentaire pour vous ? Je pensais à ça par rapport à la remarque débile de Macron : « bon ben on va repenser des spectacles sans public et retrouver d’autres manières de faire ». Mais c’est oublier toute la partie technique de ce qui fait un spectacle et le nombre de gens qui travaillent pour mettre en place la scène, le son, la lumière etc. et que, toutes ces questions-là, vous allez devoir vous les poser, y compris de manière un peu individuelle.

 

D’une part cela se fait déjà. Tu pourras aller voir, il y a une asso à Bordeaux qui s’appelle Bienvenue - Mobilisation pour les réfugiés, qui a fait un concert au Rocher de Palmer. C’était un joueur de oud, tout seul, dans une salle vide (mis à part quelques techniciens avec lui). Mais ce n’est pas possible en fait. Là, on fait ça parce qu’on ne peut pas faire autrement, mais c’est vider toute l’essence de ce qui fait un spectacle vivant, en fait. C’est-à-dire que, regardez une vidéo d’un groupe qui joue en visio, ça n’a rien à voir avec un concert. C’est une façon de faire mais ce n’est même pas comparable, c’est autre chose. Donc, à ce niveau-là, je comprends les gens qui disent : « Ben oui mais c’est compliqué de demander à se faire payer pour faire une vidéo sur internet. » Effectivement, la vidéo reste un support promotionnel, qui ne remplace pas du tout le toucher, le visuel... tous les sens, quoi. Il n’y a plus qu’un sens qui fonctionne alors que, le spectacle c’est tous les sens.

Comment on envisage la suite… moi j’ai beaucoup de mal à imaginer… D’autant qu’on autorise déjà les gens dans des trains et des avions mais pas dans une salle de spectacle. Il y a une vidéo qui a tourné là-dessus, je ne sais pas si tu l’as vue. Il y a des photos d’un avion vide et d’une salle vide, avec des sièges. Et c’est dit : « Pourquoi on pourrait se mettre dans des sièges d’avion mais pas dans des sièges d’une salle de spectacle ? » Effectivement, c’est à peu près la même connerie que d’autoriser les gens à prendre le RER mais pas à se rassembler pour boire des bières sur les quais de Seine.

 

… ou pour manifester ! Est-ce que tu as déjà des choses prévues, là... ?

Eh non. Moi, sur la période, j’ai deux cachets au chômage partiel. Et ensuite, à partir d’aujourd’hui : les dates qui devaient avoir lieu aux mois de mai et juin sont annulées, ainsi que les représentations de restitution en écoles de musiques (certaines interdites – j’ai vu passer une circulaire – mais c’est pas mal). Et puis pour cet été, pour l’instant on n’en sait pas plus. A priori on ne va pas pouvoir faire les concerts prévus parce que ça fait plus de cent personnes (avec un tel chiffre, c’est vite vu…). Donc là je suis aussi un peu dans le flou artistique encore !

En deux mots : il y a des petites choses qui se font. Des concerts au pied des tours dans les quartiers… mais cela dépend vraiment du bon vouloir des villes, puisqu’elles seules peuvent payer les gens pour cela. Et donc, clairement, il n’y aura pas de boulot pour tout le monde là-dessus.

 

Propos recueillis par Manon Boltanski, Transcription Benj

[VIDEO::https://youtu.be/5CqnVij…]