Publié le Samedi 20 juin 2015 à 11h07.

Jeunesse. Rue du Monde : que dire du monde aux enfants ?

Entretien. L’éditeur pour la jeunesse Rue du Monde est associé depuis 2004 à l’opération « L’été des bouquins solidaire » qui permet d’emmener chaque année, avec le Secours Populaire, 50 000 enfants privés de vacances. Chaque enfant reçoit également un livre. Trois livres sont proposés aux clients de 500 libraires partenaires qui, en achetant un ou plusieurs de ces livres, financeront en partie l’édition des 50 000 exemplaires de l’ouvrage donné aux enfants défavorisés. « Les deux perroquets et la liberté » de Rashin Kheirieh raconte comment l’intelligence et la facétie peuvent venir à bout de la tyrannie ; « Ah, quelle soupe, les amis ! », écrit par Alain Serres et illustré par Judith Gueyfier, salue la solidarité, le plaisir de se parler... et de partager la soupe ; « Plus haut que le ciel », écrit par Carl Norac et illustré par Zaü, conduit avec légèreté sur les chemins de la tolérance1. Le créateur et animateur de Rue du Monde, Alain Serres, a bien voulu répondre à nos questions.

Les livres pour enfants bougent. Pensez-vous qu’ils peuvent aussi contribuer à faire bouger le monde ?Conçus au départ pour passer le témoin de la morale religieuse, puis républicaine, les livres pour enfants ont constitué une véritable littérature pour la jeunesse quand ils ont osé mettre en cause les modèles. Dans les années 1970, la vie, la mort, l’argent, les relations filles/garçons… mais aussi l’audace dans l’écriture ou l’illustration… Tout cela a pointé son nez dans les bons livres pour enfants. Mes yeux de jeune enseignant, définitivement rêveur d’un monde meilleur, brillaient. Mais les livres taisaient encore tellement de choses aux enfants ! J’ai rebondi sur cet élan. J’ai écrit de nombreux livres et animé des ateliers d’écriture.

Puis en 1996, il y a bientôt 20 ans, vous avez imaginé une maison d’édition indépendante...Oui, venant d’une modeste famille de cheminots, je n’avais ni l’argent ni les codes pour entreprendre un tel projet. Juste l’immense désir d’un pôle éditorial différent. J’ai lancé un appel à souscription et, en quelques semaines, 1 000 bibliothécaires et enseignants ont répondu favorablement. Rue du monde a donc pu proposer ses premiers livres autour des droits de l’enfant et de l’antiracisme. Pef était à l’illustration. Albert Jacquard nous soutenait, et les bons libraires indépendants jouaient le jeu…

Rue du monde, c’est un engagement bien particulier dans l’édition pour la jeunesse ?L’idée était de mettre la barre haut quant au respect de l’enfant. Ne jamais sous-estimer son potentiel à affronter les contradictions du monde, à chercher sa propre place entre le texte et l’image. Je crois que l’on peut parler de tout aux enfants, même de poésie, de résistance, de la laideur du monde, ou de la beauté d’un Mandela. Mais comment avancer sur ce chemin sans livrer aux enfants du prêt-à-penser qu’ils n’auraient qu’à répéter comme des citoyens-perroquets ? C’est le cœur de notre réflexion éditoriale.

Vous êtes partenaires de l’opération « L’été des bouquins solidaires ». D’où vient cet engagement ?J’aime l’idée de la cohérence. Je veux travailler avec des créateurs authentiques. J’essaie au maximum de nous inscrire dans une éthique professionnelle claire : impressions des livres en France, respect de l’environnement, jamais de livres pilonnés… De la même manière, parce que nous partageons des valeurs solidaires dans nos livres, nous organisons depuis 12 ans, « l’Été des bouquins solidaires », en partenariat avec le Secours populaire. Nous publions de nouveaux albums en juin et chaque fois que deux de ces livres sont vendus, nous en offrons un troisième à un enfant privé de vacances.

Quel bilan en tirez vous aujourd’hui de ces actions ?Chaque année, nous avons pu offrir 5 000 beaux livres aux enfants que le SPF emmène sur les plages de Normandie fin août. Cet été, pour les 70 ans de l’association, 70 000 enfants seront réunis sur le Champ de Mars à Paris lors d’une grande journée de spectacles et de jeux. Nous espérons pouvoir offrir le tirage spécial d’un livre à chacun d’entre eux, grâce aux ventes de nos trois nouveaux albums qui arrivent cette semaine en librairie. Une goutte d’eau sûrement dans l’océan de misère qui existe du côté de l’enfance en France, mais un chemin solidaire que nous avons envie d’indiquer aux enfants.

La culture est très pénalisée par « la crise », les budgets sont en baisse. Comment voyez vous l’avenir, en particulier dans votre secteur ?La situation est sombre. Les chiffres montrent que moins de gens entrent en librairie. On n’hésite pas à couper les ailes à des festivals culturels tout en disant que la jeunesse a un besoin urgent d’échange sur les valeurs républicaines ou sur la liberté d’expression. On entend même des élus dire « pas la peine d’acheter de nouveaux livres, il y en a plein à la médiathèque que les gens n’ont pas lus ! »... Et puis des petits libraires tirent la langue et des imprimeurs ou des relieurs ferment leurs portes, face à la concurrence déloyale en Asie, par exemple…Ce n’est ni avec des mea culpa hypocrites sur les restrictions des budgets culturels ni avec des replis motivés par l’austérité que l’on va avancer vers un partage équitable de la culture. Mais peut-être craint-on les remises en cause que celle-ci porte en elle ? Justement cela nous motive !

Propos recueillis par Catherine Segala

  • 1. 1 – 16,50 euros chaque album.