Publié le Lundi 9 septembre 2019 à 16h40.

Lecture : En attendant les robots, enquête sur le travail du clic

Antonio A. Casilli1ed. Seuil 24 euros. « Les machines vont remplacer les hommes », cette prophétie date des débuts du machinisme et nourrit depuis fort longtemps films et romans d’anticipation, craintes et espoirs. Elle continue de plus belle dans la période actuelle d’offensive du capitalisme contre le travail. L’avantage ? Elle fait planer sur le travail humain une menace permanente. Une course serait ainsi engagée entre travailleurs et machines, permettant de peser sur les salaires, l’emploi, et les conditions de travail. Pour empêcher que l’on soit remplacé par une machine, il faudrait donc travailler sans relâche, plus vite, plus longtemps, et se taire. Des méthodes de management largement utilisées de nos jours, notamment dans les entrepôts Amazon, mais également dans bien d’autres entreprises de la grande distribution, ainsi que de nombreux reportages l’ont révélé. 

Machines contre humains, le match ?

Le livre d’Antonio A. Casilli arrive à point nommé dans le débat sur le travail, l’intelligence artificielle, les machines « intelligentes », débat qui traverse la société depuis quelque temps, avec la notion de fin du travail, ou lorsqu’on parlait de revenu universel pendant des élections présidentielles. Qu’en est-il ? La version optimiste serait que l’humanité pourrait enfin se débarrasser du travail humain. Ce vieux rêve serait-il en train de se réaliser ? Le grand remplacement des hommes par les machines est-il pour demain, si l’on en croit certaines pythies modernes ? Sommes-nous à la veille d’une possibilité de société débarrassée de l’esclavage salarié ? Où le travail changerait de nature, et se confondrait avec des loisirs créateurs ? Serait-ce « un nouvel Eden qui nous attendrait grâce à la diffusion accélérée des progrès de l’intelligence artificielle », selon les mots de Dominique Meda, dans la posface de l’ouvrage d’Antonio A. Casilli ? Côté pessimiste, l’étude, reprise avec enthousiasme par les médias dominants, sur la disparition de près de la moitié des emplois en dix ans aux Etats-Unis, est-elle sérieuse ? Faudrait-il s’en inquiéter, lorsqu’on voit de plus en plus de caisses automatiques, par exemple, et la destruction d’emplois qui va avec ? Pour ceux qui croieraient en fable optimiste, l’ouvrage « En attendant les robots », remet, les choses en place, et les hommes à la leur, celle d’un monde du travail toujours plus précarisé, exigé par les « nouvelles technologies ». Le titre de l’ouvrage définit d’emblée son sujet. « En attendant les robots constitue une évocation beckettienne : on attend les robots comme on attend Godot ; ils ne vont jamais se concrétiser », affirme l’auteur dans une conférence tenue en janvier au musée des Arts et Métiers2.

Le début de l’ouvrage plante le décor : il présente une start-up « innovante », spécialisée en intelligence artificielle qui, grâce à son algorithme, vend une solution automatisée de pointe qui propose des produits de luxe à des clients aisés. Ils peuvent ainsi recevoir des offres 100% personnalisables des marques françaises, dans des conditions privilégiées. Alléchant, non ? L’intelligence artificielle est censée collecter les traces numériques de ces personnalités sur les médias sociaux. Or, Cassili dévoile la supercherie : point d’intelligence artificielle à l’horizon, mais du travail exécuté par des travailleurs « indépendants » à l’étranger, à Madagascar précisément. Ces travailleurs effectuent les recherches sur les médias sociaux, à raison de quelques centimes par clic, sans contrat et stabilité d’emploi. Bienvenue au pays du « digital labor », où, comme le dit ironiquement l’auteur « des humains volent le job des robots ».

Il précise, dans sa conférence tenue au CNAM, qu’il a écrit ce livre pour insister sur un aspect peu connu qui est le fait d’invisibiliser ce que sont les intelligences artificielles actuelles. Bien entendu, lorsque les entreprises communiquent avec leurs investisseurs ou les pouvoirs publics, elles disent qu’elles possèdent des solutions super-performantes et intelligentes. Elles ne disent pas qu’elles fonctionnent à l’aide d’assistants humains. Lesquels sont sous-payés, et différemment selon l’endroit d’où ils travaillent. En France, ils recevront 8 ou 10 centimes, mais à Madagascar, 0,006 centimes d’euro pour réaliser la même tâche. En fait, insiste Cassili, l’assistance humaine n’est pas marginale, elle ne répare pas les bugs, ce n’est pas une exception, c’est systémique. Il s’agit du fil rouge de son ouvrage : la mystification de l’intelligence artificielle par des entreprises capitalistes, cachant une précarisation de l’emploi pour des millions de personnes, et des profits fabuleux pour les propriétaires.

Mais les robots existent déjà !

Cassili répond à tous ceux, et ils sont nombreux, qui croient fermement, grâce à la victoire du supercalculateur IBM contre le champion Kasparov aux échecs ou encore le réseau neuronal de Google pour diagnostiquer un cancer avec le même niveau d’exactitude que les médecins, qu’ils se trompent. Et que même, malgré ce que nous dit le sens commun : oui, l’intelligence artificielle, les véhicules autonomes, ce n’est peut-être pas pour tout de suite, mais c’est inéluctable dans un futur proche. Or, affirme Cassili, il y a un problème de fond : les machines ont besoin des humains, non seulement des ingénieurs pour leur conception, mais pour les nourrir. L’intelligence artificielle, dit-il, tout en ne nécessitant aucun discernement, effectue des tâches qui produisent un semblant d’intelligence. Les humains sont contraints à réaliser des tâches atomisées qui permettent aux machines de donner l’impression de penser. 

Car, dit Cassili, on confond intelligence artificielle et l’apprentissage machine (machine learning). Les pionniers des machines intelligentes voulaient les doter des traits de caractère humains : la capacité de raisonner, résoudre des problèmes, apprendre, créer, jouer. Or, il explique comment, derrière le marketing accrocheur, cette intelligence artificielle est superficielle et provoque la déception des professionnels qui l’adoptent, lorsqu’ils découvrent le peu de substance que ces machines contiennent. Pour apprendre, les machines doivent recevoir assez de données pour arriver à détecter des régularités dans les informations, des tendances, enseignements qu’elles sont censées savoir reproduire en temps voulu. Or, c’est là que le bât blesse : par-delà leur capacité à synthétiser ce que d’autres savent déjà, les intelligences articielles actuelles ne sont pas capables de développer des notions, des langages complètement nouveaux.  

Derrière une façade moderne, des travailleurEs surexploités

Antonio A. Casilli nous fait découvrir les coulisses de cette économie prétendument immatérielle. Derrière la façade, se trouvent des millions de travailleurs du clic, souvent dans des pays lointains, indispensables au fonctionnement de l’économie numérique. L’automation actuellement en cours, loin de faire disparaître le travail, en change profondément les conditions et le rend bien plus invisible. Ce travail est souvent mal, voire non rémunéré, et très loin des conditions, pourtant bien criticables, du salariat. Car le but des nouveaux capitalistes est bien d’abolir le salariat, mais pas de la manière dont les marxistes en parlaient au début du 20ème siècle. Le salariat les gêne en ce qu’il procure, au terme de décennies de luttes ouvrières, quelques avantages aux salariés, comme des congés payés, des protections sociales telles que chômage et retraite. Maigres avantages remis de plus en plus en cause dans la société actuelle par le statut d’auto-entrepreneur, où tous les gains sont pour l’employeur, souvent des plateformes, mais aussi des grandes entreprises classiques, et tous les risques pour le travailleur. Le conflit actuel des livreurs de la plateforme Deliveroo en est un exemple éloquent.

Cassili affirme qu’il n’y aura pas de remplacement des humains par des robots, mais il voit un retour à des conditions de travail que l’on croyait révolues, ce qu’il appelle la tâcheronnisation, la rémunération à la pièce. L’explosion des plateformes va dans ce sens : ces employeurs, qui ne détiennent aucun moyen de production, contribuent à la désintégration des métiers, qu’ils remplacent par des séries de tâches simples et externalisées. « Tâcheronnisation et datafication occupent, dans le contexte de l’IA, la même place que le séquençage et le chronométrage des tâches pour le taylorisme, affirme l’auteur : non pas des innovations techniques majeures, mais une sophistication de la division capitaliste du travail. ». 

La réalité de l’exploitation

Economie collaborative, cette jolie expression cache -mal- la réalité de l’exploitation. Il y a en effet très peu de collaboratif dans cette économie, à part le fait que de nombreuses personnes travaillent pour produire de la donnée. Cassili raconte qu’un chauffeur Uber passe tout au plus 40% de son temps à conduire et le reste, soit 60% est utilisé sur son application. C’est elle le nerf de la guerre. Les chauffeurs effectuent un travail numérique, produisent des tonnes de données, qui vont servir à nourrir les robots, c’est-à-dire dans le cas d’Uber les véhicules autonomes. Là aussi, Cassili remet de l’ordre dans le vocabulaire employé : « C’est une façon de parler qu’ils soient autonomes ! Soyons clairs, l’idée de la voiture qui se conduit toute seule, qui n’a pas de chauffeur, est un rêve qu’on entretient depuis une quarantaine d’années et qu’on n’arrive jamais à concrétiser. La preuve la plus évidente on l’a eu au mois de mars 2018 quand on a eu le premier accident mortel qui a impliqué un véhicule de Uber, donc le premier en absolu de véhicule autonome qui a renversé un être humain, en Arizona, mars 2018, et on s’est rendu compte qu’à l’intérieur de ce soi-disant véhicule sans conducteur de Uber, il y avait bien un conducteur ! » 

La réthorique de la voiture autonome passe sous silence une réalité différente, que le PDG d’Uber a bien été forcé d’admettre : « personne n’a mis en place un logiciel capable de conduire une voiture en toute sécurité sans un humain ».  

Fermes à clics et logiques d’exploitation coloniale

Le précaire nigérian qui conduit à longueur de journée dans les rues de Nairobi un véhicule équipé pour capter des données utilisées pour améliorer Google Maps, ou les personnes qui, contre une maigre rémunération et sans protection sociale assurent depuis Hyderabad en Inde les transcriptions audio nécessaires au fonctionnement des assistants virtuels semblent confirmer que les plateformes consolident des relations coloniales déjà établies. Les microtravailleurs rivés à leurs écrans qui, à domicile ou depuis des « fermes à clic », propulsent la viralité des marques, filtrent les images pornographiques et violentes ou saisissent à la chaîne des fragments de textes pour faire fonctionner des logiciels de traduction automatique, se trouvent la plupart du temps dans les pays sous-développés.

En dissipant l’illusion de l’automation intelligente, Antonio Casilli fait apparaître la réalité du digital labor : l’exploitation des petites mains de l’intelligence « artificielle », ces myriades de tâcherons du clic soumis au management algorithmique de plateformes en passe de reconfigurer et de précariser le travail humain.

De l’autre côté du globe, dans nos sociétés occidentales, c’est l’activité des usagers des réseaux sociaux, considérée comme du loisir, qui est considérée par Cassili comme du travail, car elle produit de la valeur. Toutes les traces que nous laissons sur internet, les réseaux sociaux, nos données, sont exploitées gratuitement par les géants du web.

Nous travaillons tous pour Google et compagnie

Cassili révèle que sans le savoir, nous fournissons de l’aliment aux machines. L’exemple de reCAPTCHA est parlant. Nous l’avons tous utilisé pour récupérer un mot de passe, par exemple. Il s’agit de montrer que nous ne sommes pas un robot. Jusqu’il y a peu, on devait retranscrire des mots un peu difficiles à lire. Pourquoi ? Parce que les systèmes de reconnaissance virtuelle de Google avaient déjà cherché à lire ces mots et ils avaient échoué. Seuls les êtres humains sont capables de leur donner du sens. Donc, chaque fois que nous voulons récupérer un mot de passe, nous sommes en train de produire de la connaissance et de la valeur pour Google. Cassili poursuit en indiquant qu’il y a eu un changement dans reCAPTCHA en 2016. Lorsque Google a arrêté de proposer des mots, mais plutôt des photos de voitures, de feux rouges, etc. Pourquoi ? Parce que Google avait écrit dans un article à propos de reCAPTCHA : « on met nos usagers au travail, c’est un travail qu’on ne paie pas ». Du coup, des utilisateurs de ce service ont monté une action en justice pour faire reconnaître leur travail. Ils ont perdu, mais Google a changé sa façon de faire avec reCAPTCHA. Facebook n’est pas non plus le dernier à se servir de notre travail gratuit. Nous produisons ainsi, en cliquant sur « j’aime », ou lorsque nous envoyons un émoji, nous créons de la donnée, utilisée à des fins de ciblage publicitaire. « À la limite j’aurais envie de dire, un peu comme quand Marx disait que la religion c’est l’opium des masses parce que la religion empêche de passer à l’acte, de prendre conscience de ses convictions, d’agir dans le présent ; la même chose se passe avec l’intelligence artificielle : l’intelligence artificielle est l’opium des masses qui est en train d’empêcher les travailleurs, par exemple, de prendre conscience de leur condition, du travail qu’on réalise », résume Cassili. 

Ringardiser le salariat

La rhétorique de l’émancipation, de l’économie collaborative, masque la volonté de miner le droit du travail. Les règles du salariat seraient autant d’entraves aux libertés. Le salariat, au terme de décennies de sape idéologique, serait devenu un régime désuet, un vestige du vieux monde qui ferait obstacle à la flexibilité harmonieuse. Le salariat serait synonyme de hiérarchie pesante, de verticalité, de lourdeur. La généralisation du free lancing marquerait l’avènement de l’ère de l’autonomie individuelle. 

Cassili reprend à son compte ce qu’écrivait Ernest Mandel : « sous le capitalisme, l’automation complète et l’introduction de robots sur une grande échelle sont impossibles, car elles impliqueraient la disparition de l’économie de marché, de l’argent, du capital et des profits. La variante la plus probable sour le capitaliste, c’est le développement d’une automation partielle et d’une robotisaiton marginale, les deux étant accompagnés par une surcapacité de surproduction sur grande échelle, un chômage sur grande échelle, une pression sur grande échelle pour extraire de plus en plus de plus-value d’un nombre de jours de travail et d’ouvriers productifs rendant à stagner et à décliner lentement3 » Un ouvrage remarquable et documenté, qui pêche cependant dans ses solutions, dans le dernier chapitre, que faire ? Certes, il souhaite faire reconnaître le « digital labor », en tant que producteur de valeur, et préconise les actions collectives pour faire reconnaître les droits de ces nouveaux tâcherons. Et plaide pour un cadre de protection pour ces travailleurs, contre l’appropriation marchande de leur travail des plateformes. Toutes choses parfaitement importantes, mais qui, sans une lutte déterminée des travailleurs de façon internationale contre ce nouveau capitalisme prédateur des plataformes, ne pourront être obtenues, ou si elles le sont, de façon très provisoire.

  • 1. Enseignant chercheur à Télécom ParisTech, chercheur associé à l’EHESS, sociologue.
  • 2. https://www.arts-et-meti…
  • 3. Ernest Mandel, « Marx, la crise actuelle et l’avenir du travail humain », mai 1986