Publié le Dimanche 14 mai 2023 à 09h00.

Mécano, de Mattia Filice

Éditions P.O.L, janvier 2023, 368 pages, 22 euros.

Voici un curieux ouvrage écrit majoritairement en vers libres par un conducteur de train à la SNCF, ou « mécano » qui donne son titre au livre. Ce roman présenté comme un mélange de quatrains et sonnets entrecoupés de prose aurait tendance à faire fuir. Et pourtant le talent de l’auteur créé un style particulier et le tout se lit comme un roman initiatique.

« Être un ouineur »

C’est un document passionnant sur un monde du travail particulier raconté comme une épopée antique. Entré par hasard dans le monde des trains, celui qui était « projectionniste d’un cinéma sans spectateur » retrace l’histoire d’une découverte, de l’entretien d’embauche — où il est prêt à raconter tout ce que les recruteurs souhaitent entendre, en espérant ne pas en faire trop — au monde des trains.

Pour décrocher le boulot, il ne parle donc pas de service public, ce n’est plus à la mode et cela pourrait effrayer les recruteurs. Il essaye plutôt de faire croire qu’il est un « ouineur ». Il achète une veste qu’il ne reportera plus jamais pour faire bonne impression, avec tout le stress de celui qui a besoin de travailler. Il décortique la répartition des rôles des recruteurs entre « le bon, la brute et le truand » et se demande en répondant aux questions « à la con » si on va déceler ce qu’il en pense :

« – Selon vous quelle est la durée de travail hebdomadaire d’un conducteur ?

– Des semaines de quarante-cinq heures non ? 

– Et l’idée de travailler la nuit les dimanches et les jours fériés ?

– J’adore ?

– À combien estimez-vous le salaire ?

– Un peu au-dessus du SMIC non ? »

Mais plus c’est gros et plus cela passe, et les recruteurs le déclarent bon pour le service. Là encore, surprise ! Alors qu’il rentre chez lui et s’apprête à recevoir par la poste la lettre confirmant son acceptation, il reçoit un coup de fil sur son portable lui signifiant qu’il est embauché et qu’il commence 2 jours plus tard à Paris. Enfin, le croit-il. Car là aussi la découverte du Paris en langage « cheminot » pour un provincial lui réserve son lot de surprises.

Solitude du conducteur et solidarité ouvrière

La formation est très dure : il n’y a pas de redoublement ; chaque échec est sanctionné par le licenciement immédiat. Chaque début de semaine, certains ne sont plus là. Il découvre aussi la solidarité du monde ouvrier, l’entraide et la débrouille jusqu’au Graal : la cabine de pilotage. La fatigue est omniprésente, et il connaît la solitude du conducteur. Il apprécie ses collègues, chacun avec ses particularités. Ce monde attachant est rendu amusant par la verve de l’auteur. 

Le livre nous plonge dans un langage ferroviaire rendu à la fois accessible et imagé par la magie du verbe. Et dans la grève ! Pas aussi simple que certains le prétendent, lorsque c’est la première ! La grève magnifiée est comparée à une quête initiatique, une découverte de ce qui libérera le travailleur. Elle met en jeu deux mondes aussi éloignés que possible alors que leurs acteurs sont au même endroit. 

Les cheminotEs et la direction ne parlent pas la même langue et ne se comprennent pas. On découvre ces hommes et ces femmes en train de s’unir face à des décisions inacceptables. Les plus discrets se mettent à prendre la parole, lors des assemblées générales. On perçoit aussi que dans la grève la solitude est rompue — enfin les cheminotEs se découvrent, la multitude de métiers se révèle, aussi différents que possibles les uns des autres — et que l’entreprise a tout fait au fil des années pour casser toute culture d’entreprise et surtout toute solidarité ouvrière. Les travailleurEs se rencontrent les uns les autres, alors que le reste du temps, ils se croisent, voire s’entendent seulement au téléphone ou à la radio. C’est peut-être le passage le plus poignant du livre.

Verve, humour et dérision

L’écriture est alerte et enjouée l’on se surprend à rire de bon cœur. La diversité du monde ferroviaire est décrite : ses métiers variés et ses cheminotEs, personnages singuliers si semblables et si différents à la fois. Le récit est marqué par l’échec : celui du cheminot qui a failli, qui a quitté l’entreprise pressé comme une orange par celle-ci alors qu’il était passionné, qui a disparu trois ans avant ses 50 ans et son droit à partir à la retraite. Aujourd’hui, où plus personne ne peut partir à 50 ans, l’itinéraire est encore plus parlant !

Le roman met en relief le fait que la profession est encore bien trop masculine, malgré la propagande de l’entreprise (jamais nommée autrement tout au long du livre) sur la féminisation. La preuve : un chapitre est bien nommé « les mécanotes » mais au-delà du titre, peu de femmes dans la profession. L’humour est présent à chaque page ainsi que l’autodérision, ce qui permet de passer les moments les plus difficiles d’une vie de « mécano ». Une vie rythmée par les chiffres que ce soit l’heure, le numéro du train, le numéro de la voie... D’ailleurs l’auteur le dit : ce livre c’est 18 bonnes années, 14 328 trains, 232 254 arrêts à quai, 481 346 kilomètres et 795 282 436 traverses.