Il y a du nouveau dans le monde agricole, au point qu’on peut y voir l’amorce d’une rupture dans l’histoire des rapports entre le capitalisme et la terre…
Depuis quelques années se développe en France une agriculture capitaliste, avec un décalage par rapport à d’autres pays qui s’étaient engagés plus tôt dans cette voie. Sur l’historique, outre le texte des pages 21 à 23 de ce dossier, on peut renvoyer à deux bons articles, très documentés : celui d’Alban Pellegris, « Le capital s’en va aux champs », publié entre autres sur le site de la revue Contretemps, et « Quel avenir pour le monde paysan ? », publié dans le numéro de novembre 2015 de Lutte de classe, la revue de Lutte ouvrière.
Le retour à la terre des capitalistes
Une agriculture capitaliste, ça n’est pas seulement des paysans propriétaires exploités par les marchands d’intrants et de machinisme, par les banques, les industriels et la distribution. Même si ces fonctionnements classiques se perpétuent et se renforcent du fait de la concentration en aval et en amont de la production, concentration jusqu’à présent bien plus rapide que celle des fermes, il y a du nouveau dans le monde agricole, au point qu’on peut y voir l’amorce d’une rupture dans l’histoire des rapports entre le capitalisme et la terre.
La tendance est au développement de grandes exploitations industrialisées et très productives (souvent au détriment de la qualité et toujours au préjudice de la santé et de l’environnement) avec des coûts de production plus faibles que la moyenne. Ces exploitations existent en élevage comme dans les grandes cultures, emploient des salariés en plus grand nombre soit directement – ce qui est le cas en élevage – soit au travers d’entreprises de travaux agricoles. Présentées comme des exemples de compétitivité dans le cadre d’une politique axée vers les exportations, elles récupèrent la plus grande partie des aides européennes et nationales, ce qui ne les empêche pas d’exiger toujours davantage de subventions et d’exonérations fiscales et sociales au prétexte que, fortement insérées dans les marchés mondiaux, elles affrontent la concurrence des pays à faible coût de main-d’œuvre.
Cette agriculture industrielle, gourmande en eau et en intrants, dégage suffisamment de revenus pour intéresser désormais des investisseurs qui n’ont pas grand-chose à voir avec le monde paysan. Le projet de la ferme des mille vaches s’inscrit dans cette logique de développement d’usines à lait, à œufs, à viande, produisant à bas prix en fonction des exigences des industriels et de la grande distribution. Ferme est en l’occurrence un terme plutôt décalé, c’est bien d’entreprises dont il est question. Mais si dans un premier temps elles peuvent prospérer sur les ruines des petites et moyennes exploitations, il serait hasardeux de spéculer sur un capitalisme sans crises, ces dernières étant consubstantielles au système ; en agriculture, elles se traduisent par des prix erratiques, la mondialisation démantelant les dernières barrières douanières et la réglementation des marchés, comme on le voit avec la suppression des quotas laitiers.
Intérêt et limites des modèles alternatifs
On assiste à la renaissance d’un tissu de petites exploitations, pas toujours en bio mais bénéficiant souvent de labels, privilégiant la vente directe, les marchés paysans, les circuits courts et les réseaux de commercialisation indépendants de la grande distribution. Ces exploitations, individuelles ou familiales, peuvent vivre grâce aux prix de vente plus élevés que leur permettent l’évitement d’intermédiaires trop puissants ainsi que le goût des consommateurs pour les produits de qualité.
C’est bien sûr un modèle plus sympathique que l’agriculture industrielle, meilleur pour nos papilles comme pour l’environnement. On ne peut que se réjouir de voir des travailleurs satisfaits de leur métier et parvenant à en vivre. Mais si l’existence de ce type de ferme est précieuse pour démontrer que le gigantisme n’est pas la voie obligée et pour expérimenter d’autres modes de culture non polluants, il ne faut pas rêver d’un développement tranquille de pratiques alternatives, à l’insu ou à l’ombre du capitalisme dominant qui finirait, au moins dans le secteur agricole, par s’effondrer tout seul dans une sorte d’an 01. Par ailleurs la propriété privée et le mode familial d’exploitation, typiques de l’agriculture française traditionnelle, sont rarement remis en cause.
L’existence de modes de productions différents est parfaitement tolérable par le Capital. Quand la demande se développe, l’industrie et la grande distribution s’y intéressent pour prélever leur part de bénéfice en proposant des débouchés aux producteurs, au point de proposer des rayons spécialisés en produits locaux de qualité. Quand elle reste marginale, elle est un alibi écologique, un supplément d’âme pour la bourgeoisie, sans compter que les nantis préfèrent bien se nourrir et réserver la malbouffe aux classes populaires. Cependant il s’agit souvent de marchés dits « de niche », représentant une faible part de la production de denrées alimentaires. Les débouchés sont limités par le faible pouvoir d’achat d’une grande partie des consommateurs qui s’approvisionnent pour l’essentiel dans les grandes surfaces où ils trouvent ou croient trouver des prix plus intéressants.
Au-delà des moyens limités d’une population souvent contrainte de comprimer son budget alimentaire pour faire face aux autres dépenses (logement et transports pèsent plus que l’alimentation), il est un autre obstacle au développement d’une agriculture locale de qualité : c’est la concentration des industries agroalimentaires et du commerce.
Jadis chaque canton avait son moulin, son abattoir, son atelier de découpe, sa petite entreprise de transformation. Les uns ont disparu parce que moins rentables face à la concurrence des grandes minoteries ou des grands groupes, les autres ont été condamnés pour de prétendues raisons sanitaires, en fait faute d’investissements pour améliorer les installations. Chaque village avait sa boulangerie, sa boucherie, son épicerie : on sait la suite. Il ne s’agit pas d’idéaliser le passé : les petits paysans étaient pressurés par le négoce et la situation des salariés des entreprises artisanales n’avait rien d’enviable (elle ne l’est toujours pas). Les marges des multiples intermédiaires étaient supportées par les consommateurs. Une société débarrassée de l’exploitation capitaliste devra reconstruire sur d’autres bases, sous le contrôle des producteurs agricoles et industriels et de la population, les infrastructures locales indispensables pour un autre développement agricole.
Une majorité de paysans étranglés par le système
La majorité des exploitations n’appartient ni à l’une ni à l’autre de ces catégories. Petites ou moyennes, individuelles ou en société familiale, elles luttent pour survivre et dégagent de plus en plus souvent des revenus inférieurs au SMIC qui, contrairement au passé où dominait la polyculture, ne sont plus compensés par une certaine autosuffisance. Ce sont ces agriculteurs qui manifestent parfois violemment une colère qui n’est pas toujours tournée vers les responsables de leurs difficultés ; ce sont eux qui sont les premières victimes des polluants qu’ils utilisent à foison ; c’est dans leurs rangs qu’il y a le plus de suicides.
La force du système, bien appuyé en cela par la FNSEA, a été de convaincre ces agriculteurs qu’ils n’étaient pas des travailleurs de la terre, proches des salariés, mais des chefs d’entreprise. Or non seulement ils se débattent dans un contexte de plus en plus concurrentiel, mais cette concurrence est loin d’être aussi libre et non faussée que le prétendent les libéraux. La situation la plus caricaturale est celle des éleveurs en intégration1, devenus une main d’œuvre sans droits ni garanties. Mais bien d’autres sont totalement dépendants des grands groupes privés ou coopératifs, comme on vient de le voir avec Bigard et la Cooperl s’entendant comme larrons en foire pour boycotter le marché du porc breton et refuser d’appliquer les hausses de prix. Coincés entre les fournisseurs d’intrants et d’aliments qui imposent leurs prix de vente (souvent des prix mondialisés comme pour les céréales et le soja, ou liés aux cours du pétrole pour les engrais) et les grands groupes de l’agroalimentaire et de la distribution qui refusent d’augmenter leurs prix d’achat même de quelques centimes, ces agriculteurs sont littéralement étranglés.
Ils ont suivi les conseils des pouvoirs publics : pour être compétitifs ils ont agrandi leur exploitation, ont investi et sont surendettés. Toute baisse des prix de vente met leurs comptes dans le rouge. Acculés, ils expriment légitimement leur rage, mais sans remettre vraiment le système en question. Selon une tradition ancrée chez les « indépendants » ils ne dénoncent pas le libre-échange mais ses excès, les charges, le coût de la main d’œuvre, les règlementations sociales et environnementales plus strictes en France que dans les autres pays, la protection de l’ours et du loup, en résumé la concurrence déloyale.
Comment leur reprocher ce manque de discernement quand aucune alternative au capitalisme n’apparaît plus crédible ? Pourtant il y a urgence. Transparaît une nostalgie de la « vieille France », une image idéalisée d’un prétendu équilibre social qui n’exista jamais, les années dorées où le protectionnisme de Jules Méline maintenait des prix rémunérateurs.
Ce programme rétrograde, souvent mâtiné de machisme et de xénophobie, converge assez avec les propositions démagogiques du Front national pour que celui-ci s’implante, au fil des élections, dans l’électorat paysan et plus largement rural. Et la violence des milices paysannes contre les ZADistes doit aussi nous faire réfléchir. L’enjeu est de taille pour les anticapitalistes : il ne s’agit ni de stigmatiser une catégorie sociale désespérée ni d’appeler abstraitement à l’unité ouvrière et paysanne qui demain règlerait tout.
Gérard Florenson
- 1. Le contrat d’intégration, conclu entre un producteur ou un groupe de producteurs agricoles, et une ou plusieurs entreprises industrielles ou commerciales, établit des obligations en principes réciproques de fourniture de produits ou de services. Mais c’est en réalité le « donneur d’ordres » situé en amont de la production qui dicte ses conditions.